Skip to main content

Full text of "Etudes sur les Peres de l'Eglise"

See other formats


■ 


v> 


9t 


MB 


m 


l 


L' 


ETUDES 


SUR   LES 


PERES  DE  ^EGLISE 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR. 

Histoire  de  la  renaissance  des  lettres  en  Europe  au  XVe  siècle, 
2  vol.  in-8,  brochés.  12  fr. 

Xsgal  sur  l'Histoire  littéraire  du  moyen  âge*  1  vol.  in-8,  broché.  6  fr. 

Tableau  de  la  littérature  française  aux  XVe  et  XVI0  siècles.  1  vol. 
in-8,  broché.  6  fr.  50  c. 

logique  française.  1  vol.  in-12,  broché.  2  fr.  50  c. 


Imprimerie  de  Ch.  Lahure  (ancienne  maison  Crapelot) 
rue  de  Vaugirard ,  9 ,  près  do  l'Odéon. 


r  '  \U 


ÉTUDES 


SUR  LES 


PERES  DE  L'EGLISE 


PAR 


J.  P.  CHARPENTIER 

inspecteur  de  l'Académie  de  la  Seine 
agrégé   de  la  Faculté   des   lettres   de    Paris 


EGLISE  LATINE 


vTOME    PREMIER 

uOttawa 


L.  J.  O.  ET  M.  I 


PARIS 


TZTJTuIa 


-    IE»_    Q. 


A  LA   LIBRAIRIE   CLASSIQUE 

DE   MADAME  VEUVE  MAIRE-NYON 

quai  Conli,  13 


1853 


V 


PRÉFACE. 


Il  faut,  sous  le  titre  général  de  Pères  de  l'Église, 
comprendre  les  apologistes,  les  docteurs  et  les  Pères 
proprement  dits ,  trois  noms  différents  qui  expriment 
et  résument  les  trois  âges  principaux  de  l'Eglise  aux 
premiers  siècles.  D'abord  l'Eglise  combat  le  paganisme 
et  répond  à  ses  attaques  :  c'est  le  temps  des  apolo- 
gistes; puis  elle  enseigne,  elle  explique  la  doctrine  : 
c'est  celui  des  docteurs  ;  enfin ,  victorieuse  et  affermie, 
elle  constitue  d'une  manière  définitive  sa  discipline  et 
sa  hiérarchie  :  c'est  l'œuvre  particulière  des  Pères,  des 
grands  génies  de  l'Eglise  grecque  comme  de  l'Eglise 
latine.  Ainsi,  la  lutte,  le  triomphe,  le  règne  :  la  lutte 
jusqu'à  Constantin  ;  sous  Constantin ,  la  victoire  ;  le 
règne  sous  Théodose. 

Nous  nous  sommes  proposé,  dans  ces  Etudes,  de 
saisir  à  son  origine ,  de  suivre  et  de  montrer  dans  ses 
développements  le  travail  de  la  pensée  chrétienne  ;  et  il 
nous  a  paru  que,  pour  mieux  l'apprécier,  il  fallait  pla* 
cer,  à  côté  des  triomphes  qu'elle  a  remportés,  les  ob- 
stacles qu'elle  avait  eus  à  vaincre.  Je  ne  sais  si  je  me 
trompe  :  mais,  trop  souvent,  en  lisant  les  historiens  de 
l'Eglise,  j'étais  moins  frappé  de  la  victoire,  parce  que 
je  n'avais  pas  aperçu  la  résistance.  Les  Pères,  pour- 
tant, ont  trouvé  devant  eux  de  nombreux  et  de  re- 
doutables ennemis.  Ces  ennemis,  nous  les  avons  fait 
i  a 


11 


reparaître.  A  coté  de  Tertullien ,  d'Origène,  de  Gré- 
goire de  Nazianze ,  d'Augustin ,  nous  avons  placé 
Fronton ,  Apulée ,  Julien ,  Porphyre  ;  Symmaque  et 
Zosime  en  présence  de  saint  Ambroise  et  d'Eusèbe  ; 
en  un  mot,  nous  avons  rétabli  le  combat  pour  qu'on 
pût  mieux  juger  de  la  victoire. 

Ces  Etudes  sont  donc  surtout  historiques  ;  mais  elles 
sont  littéraires  aussi.  Bien  que,  à  parler  exactement, 
les  Pères  ne  soient  pas  des  écrivains;  que  leurs  ou- 
vrages soient  avant  tout  des  actions,  leur  parole  un 
combat,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  parole 
est  souvent  éloquente,  leur  génie  souvent  admirable. 
Sans  doute  leur  inspiration,  c'est  avant  tout  leur  foi; 
mais  leur  génie  n'est  pas  au-dessous  de  cette  foi  qui 
l'anime.  Assurément  ils  ne  s'occupent  ni  des  mots,  ni 
des  tours,  ni  d'aucun  des  artifices  de  l'art  d'écrire  ;  tou- 
tefois, dans  cette  négligence  même,  ou  plutôt  à  cause 
de  cette  négligence,  leur  génie  n'en  éclate  qu'avec  plus 
de  force  et  de  grandeur;  «  et  de  même  qu'on  voit  un 
grand  fleuve  qui  retient  encore,  coulant  dans  la  plaine, 
cette  force  violente  et  impétueuse  qu'il  avait  acquise 
aux  montagnes  d'où  il  tire  son  origine,  ainsi  cette 
vertu  céleste  qui  est  contenue  dans  leurs  écrits,  même 
dans  cette  simplicité  de  style,  conserve  toute  la  vi- 
gueur qu'elle  apporte  du  ciel,  d'où  elle  descend.  »  Nous 
avons  donc  dû  la  faire  connaître,  cette  rude  et  quel- 
quefois inculte,  mais  populaire  et  puissante  éloquence, 
et  les  passages  que  nous  en  avons  cités  seront  le  plus 
riche  ornement  de  cet  ouvrage. 

Nous  avions  d'abord  pensé  à  présenter  à  côté  les 
uns  des  autres,  et  en  les  entremêlant  selon  l'ordre 
chronologique ,  les  Pères  grecs  et  les  Pères  latins  ;  mais 
il  nous  a  semblé  ensuite  qu'en  croisant  ainsi  leurs  peu- 


—  III  *— 

sées,  leur  génie  propre  en  serait  marqué  à  des  traits 
moins  nets  ;  nous  avons  donc  préféré  les  montrer  sépa- 
rément. Nous  n'avons  pas  voulu  toutefois  que  l'unité 
manquât  à  ce  travail,  et,  par  de  nombreux  rappro- 
chements, nous  avons  rattaché  l'une  à  l'autre  les  deux 
Églises  grecque  et  latine,  et  tâché  de  tirer  de  ce  con- 
traste même  une  lumière  qui  éclairât  mieux  leur  phy- 
sionomie particulière. 

Nous  avons,  dans  l'examen  des  Pères  grecs,  suivi 
la  même  marche,  et  nous  nous  sommes  proposé  d'at- 
teindre le  même  but  que  dans  l'étude  des  Pères  latins  : 
ce  but,  c'est  de  rechercher  et  de  faire  ressortir  dans 
l'étude  des  Pères  les  faces  diverses  et  nouvelles  de  la 
pensée  chrétienne  aux  cinq  premiers  siècles  de  l'Eglise. 
Mais,  sans  quitter  notre  voie,  nous  avons  dû  quelque- 
fois changer  un  peu  d'allure,  et,  pour  la  mieux  appro- 
prier  au  caractère  particulier   des  deux  Eglises  que 
nous   voulions  faire   connaître ,  légèrement   modifier 
notre  méthode.  Nous  avons  été  conduit  à  ce  change- 
ment  par  la  différence  même  du  génie  des  deux  Egli- 
ses, différence  qui  n'est  point  particulière  aux  Pères, 
mais  qui  se  retrouve  dans  les  littératures  païenne  ,  la- 
tine et  grecque. 

La  littérature  latine  profane,  inférieure  en  beaucoup 
de  points  à  la  littérature  grecque,  a  cependant  cet  avan- 
tage d'offrir,  si  je  puis  ainsi  parler,  une  personnalité 
plus  profonde.  Quelque  auteur  que  vous  lisiez,  poète, 
historien ,  philosophe ,  vous  y  retrouvez  fortement 
gravé  le  cachet  romain.  "L? Enéide  est  romaine,  non- 
seulement  par  le  sujet  du  poëme,  mais  surtout  par  les 
traditions  nationales  qu'elle  évoque  et  consacre.  L'his- 
toire tout  entière  part  de  Rome  et  y  revient  :  cette 
préoccupation  des  historiens  latins ,  qui  rapportent  à 


IV 


la  ville  éternelle  et  y  absorbent  toutes  les  nations, 
donne  à  leurs  œuvres  une  grande  et  puissante  unité. 
Ainsi  Salluste,  Tite  Live,  Tacite  ne  voient  et  ne  mon- 
trent dans  la  fortune  des  peuples  divers  que  la  fortune 
romaine.  La  philosophie,  qui  semblerait  naturellement 
devoir  être  et  plus  libre  et  plus  générale,  la  philosophie 
aussi  est  presque  exclusivement  romaine  ;  si  elle  se  livre 
aux  spéculations  politiques ,  c'est  à  l'image  de  Rome 
qu'elle  fait  et  ses  lois  et  sa  république  ;  enfin  la  cri- 
tique elle-même  est  romaine  aussi  :  le  traité  Sur  V ora- 
teur,  le  plus  beau  des  traités  de  Cicéron,  n'emprunte-t-il 
pas,  à  peu  de  chose  près,  au  barreau  romain  tous  ses 
exemples  et  ses  préceptes? 

Ce  n'est  pas  tout.  La  littérature  latine  n'a  pas  ce 
seul  avantage  d'offrir  un  caractère  fortement  prononcé, 
un  caractère  national  ;  elle  en  présente  un  autre  et 
très-grand  :  elle  a  un  intérêt  historique  qui  en  fait  en 
quelque  sorte  une  littérature  universelle  ;  elle  se  rat- 
tache à  tous  les  peuples,  à  toutes  les  traditions  de  l'an- 
cien monde;  l'Espagne,  l'Afrique,  les  Gaules,  y  re- 
trouvent leurs  annales.  Aussi  est-il  impossible,  dans  le 
tableau  de  cette  littérature,  de  ne  pas  donner  une 
grande  place  aux  considérations  historiques;  car,  si 
Rome  écrit,  c'est  pour  enregistrer  ses  victoires,  dicter 
ses  lois  et  étendre  son  empire. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  la  littérature  grecque.  Ce 
point  fixe,  cette  unité  à  laquelle  on  peut  si  facilement 
ramener  la  littérature  latine ,  lui  manque  ;  elle  en  a 
bien  une  autre,  plus  élevée,  sans  doute,  mais  plus  dif- 
ficile à  saisir.  Assurément,  la  poésie,  la  philosophie, 
1  histoire  grecques ,  s'occupent  de  la  Grèce;  mais  elles 
s'en  occupent  avec  un  désintéressement  qui,  en  faisant 
leur  beauté  et  leur  grandeur,  les  rend,  pour  ainsi  dire, 


moins  manifestes ,  moins  saisissables  à  l'observation , 
moins  faciles  à  ramener  à  l'unité  historique.  Ce  n'est 
pas  la  Grèce  seule  que  chante  Homère  ;  c'est  l'Asie, 
c'est  un  monde  tout  entier.  Si  Platon  trace  le  plan 
d'une  république,  l'idéal  d'une  législation,  ses  théories 
peuvent  être  des  rêves,  mais  ce  sont  des  rêves  magni- 
fiques où  l'humanité  tout  entière  occupe  sa  pensée  : 
dans  ses  vastes  utopies,  le  monde  peut  tenir  et  se 
mouvoir.  L'histoire  a  le  regard  aussi  libre,  le  sentiment 
aussi  élevé.  Ni  Hérodote,  ni  Xénophon,  ni  même  Thu- 
cydide, ne  montrent  seulement  la  lutte  et  les  victoires 
des  Grecs  ;  ces  victoires  sont  encore  celles  de  l'huma- 
nité, de  l'Europe  sur  l'Asie,  c'est-à-dire  de  la  civili- 
sation sur  la  barbarie,  de  la  liberté  sur  le  despotisme  ; 
enfin  la  critique  elle-même  est  idéale  aussi  et  uni- 
verselle. S' élevant  au-dessus  des  diversités  de  temps, 
de  mœurs  et  de  pays,  elle  puise  aux  sources  mêmes 
du  beau,  pour  les  répandre  ensuite  avec  une  noble  li- 
béralité, ces  préceptes  qui,  agrandissant  le  domaine  de 
l'éloquence,  n'en  font  plus  seulement  le  privilège  de 
la  tribune,  mais  la  placent  et  la  montrent  partout  où 
un  sentiment  généreux ,  une  grande  pensée  jaillissent 
du  cœur  de  l'homme,  sous  quelque  forme  qu'elle  se 
produise,  pourvu  que  cette  forme  soit  naturelle,  pure, 
vive  et  élégante  ;  le  génie  grec,  en  un  mot,  vit  et  res- 
pire dans  une  lumière  plus  éclatante  que  le  génie  ro- 
main :  celui-ci  est  national  t  celui-là  cosmopolite  ;  l'un 
est  la  grandeur,  l'autre  la  beauté. 

Cette  différence  que  nous  venons  de  marquer  entre 
le  génie  grec  et  le  génie  latin  profanes  se  retrouve , 
toutes  réserves  faites ,  dans  les  littératures  grecque  et 
latine  chrétiennes.  Si  vous  lisez  Tertullien,  saint  Am- 
broise,   saint  Augustin,  vous  y  rencontrez,  avec  de 


VI 


magnifiques  morceaux  dune  éloquence  naturelle  et 
grande ,  des  côtés  singulièrement  historiques  ;  vous  y 
suivez  les  développements  de  la  discipline ,  de  la 
morale,  de  la  hiérarchie  chrétienne.  Et  de  même  que 
dans  les  auteurs  latins  profanes  on  a  en  même  temps 
que  les  faits  relatifs  au  peuple  romain  les  révolutions 
des  autres  peuples  ;  ainsi  dans  chacun  de  ces  docteurs 
chrétiens  on  trouve  avec  l'histoire  du  siège  épisco- 
pal  auquel  ils  appartiennent,  l'histoire  générale  de 
l'Eglise  :  Jérôme  et  Augustin  touchent  aux  Eglises  de 
Gaule,  d'Espagne,  en  même  temps  qu'à  celles  d'Italie 
et  d'Afrique.  Leurs  écrits  en  éclairent  vivement  les 
annales. 

L'Eglise  grecque  n'a  pas  cette  universalité.    Saint 
Grégoire  de  Nazianze ,  saint  Basile ,  saint  Jean  Chry- 
sostome  possèdent  l'Orient,  mais  ils  n'en  sortent  pas. 
Tribuns  éloquents  et  pacifiques ,   plutôt  que  chefs  de 
gouvernement ,  s'ils  régnent  par  la  parole  sur  les  peu- 
ples ravis  de  la  richesse  et  de  la  beauté  de  leurs  dis- 
cours ,  on  ne  voit  pas  qu'ils   saisissent  fortement  la 
société  chrétienne  ;   qu'ils  lui  impriment  et  une  orga- 
nisation  et   une  physionomie    profondes.  Et  comme 
dans  la  littérature  grecque  profane,  il  serait  difficile  de 
saisir  sou  unité  ailleurs  que  dans  ce  sentiment  même 
du  beau,  dans  cette  passion  d'une  forme  pure  et  bril- 
lante,  qui  était  l'idéal  de  l'imagination  grecque  ;  de 
même  dans  l'Eglise  grecque  on  ne  pourrait  guère  la 
rencontrer,  cette  unité,  que  dans  la  vivacité  même  de 
la  foi  et  cette  ardeur  de  charité  particulière  aux  Chry- 
sostome ,    aux  Basile,    aux  Grégoire.   Le  génie  grec 
chrétien    a  cet  autre   trait   de  ressemblance   avec  le 
génie  grec  païen  :   il   est  moins  grec  qu'il  n'est  uni- 
versel. Dans  les  vérités  qu'il  enseigne,  il  s'adresse  aux 


VII 


infidèles  presque  autant,  si  je  l'ose  dire,  qu'aux  chré- 
tiens :   il  s'occupe  plus   de   morale    que   de  dogme. 
Plus  beau,  par  là,  plus  libre,  il  est  aussi  moins  histo- 
rique ;   il  offre  moins  de  saillie ,  moins  de  prise  aux 
considérations  philosophiques.   De  là  nécessairement, 
dans  le  second  volume ,  le  léger  changement  de  des- 
sein   que   nous  avons    cru    devoir   y    apporter.    Les 
Pères  latins,  moins  purs  déforme,  sont  plus  vigou- 
reux que  les  Pères  grecs;   ils  éveillent  davantage  et 
retiennent  avec  plus  de  force  la  réflexion  :   on  sent 
que  la  puissance  est  là  avec  l'unité.  Il  n'en  est  point 
ainsi   des  Pères   grecs.  Avec   plus   d'éclat  de  génie, 
plus  d'abondance,  plus  de  pureté,  ils  offrent  moins 
d'aperçus  neufs   et  profonds  :   les  premiers  sont  des 
docteurs;   les  seconds,   docteurs  aussi,    sont   surtout 
orateurs.  Nous  avons  donc  dû,  en  traitant  des  Pères 
grecs,   nous   moins   attacher  au  côté  historique   que 
nous  ne  l'avions  fait  et  le  devions  faire  en  traitant  des 
Pères    latins.   D'ailleurs  le  caractère  même  littéraire 
des  écrivains  chrétiens  latins  et  grecs  nous   indiquait 
cette  distinction  :   dans  les  premiers,   le   style   et  la 
langue  laissent  souvent  à  désirer;  il  y  a  chez  eux  de 
grandes  beautés,   mais   ces  beautés  sont  mélangées; 
et  il  n'en  est  peut-être  pas  un  seul  dont  on  ne  pût 
dire   avec  plus  ou  moins  de  justesse  ce   que    Balzac 
a  dit  de  Tertullien  :  «  Avouons  avec  les  délicats  que 
leur  style  est  de  fer;  mais  qu'ils  avouent  aussi  que  de 
ce  fer  ils  ont  forgé  d'excellentes  armes.  »   Les  Pères 
grecs ,  au  contraire ,  sont  beaucoup  plus  irréprocha- 
bles.   Partageant    ici    encore    l'heureuse   fortune    du 
génie  grec,  qui  conservait  sa  langue  à  peu  près  intacte , 
quand  la  langue  latine,  née  bien  après  lui,  était  déjà 
atteinte  par  la  corruption ,  s'ils  blessent  quelquefois  le 


VIII    

goût  par  un  excès  d'abondance ,  ils  le  charment  tou- 
jours par  la  douceur  et  l'harmonie  du  langage.  Nous 
avons  donc  plus  cité  les  Pères  grecs  que  nous  n'avons 
fait  les  Pères  latins.  Ainsi,  d'un  côté,  nous  avons  plus 
donné  aux  considérations  historiques;  de  l'autre  à 
l'éloquence  :  c'est  entre  ces  deux  volumes  la  différence 
que  nous  voulions  indiquer. 

Pour  les  uns  comme  pour  les  autres,  nous  aurions 
pu  et  nous  aurions  dû  peut-être  citer  davantage. 
Voici  ce  qui  nous  en  a  empêché.  Les  écrivains  chré- 
tiens et  les  apologistes,  plus  que  les  autres,  obligés, 
pour  se  défendre,  d'attaquer  le  paganisme  dans  ses 
origines  et  dans  ses  fables ,  l'ont  fait  avec  une  abon- 
dance de  preuves ,  une  variété  et  une  profondeur 
d'instruction  vraiment  merveilleuses.  Les  apologistes 
grecs,  entre  autres  Clément  d'Alexandrie  etEusèbe,  nous 
ont  conservé  de  la  littérature  profane  et  principale- 
ment des  poètes  une  foule  de  passages  qui  ne  se  trou- 
vent pas  ailleurs.  Chez  les  Latins,  Arnobe ,  Lactance, 
saint  Augustin,  sont  pleins  aussi  de  détails  curieux  et 
de  fragments  importants  pour  l'histoire,  les  lettres  et 
la  philosophie;  mais  ces  débris  précieux  ne  se  peu- 
vent, en  quelque  sorte,  détacher  et  enlever  du  cadre 
des  apologies  qui  les  ont  conservés.  C'est  là,  dans  les 
Pères,  une  grande  partie  de  leurs  œuvres  qui  se  refuse 
à  la  citation.  Mais,  stériles  pour  l'éloquence,  ces  frag- 
ments peuvent  donner  beaucoup  à  l'érudition  et  à  la 
critique  :  il  y  a  là  une  mine  aussi  riche  que  rarement 
explorée  ;  nous  ne  l'avons  pas  ouverte  :  nous  l'indi- 
quons. 

Pendant  que  s'achevaient  ces  Etudes ,  une  grave 
question  a  été  soulevée,  qui  se  rattache  directement 
aux  Pères  de  l'Eglise ,  et  à  laquelle  nous  avons  peut- 


IX 

être  quelque  droit  de  prendre  part,  puisque  notre 
nom  y  a  été  mêlé  et  notre  témoignage  invoqué.  On 
voit  qu'il  s'agit  ici  et  de  la  renaissance  et  du  projet  de 
substituer,  dans  renseignement,  les  Pères  de  l'Église 
aux  auteurs  classiques. 

La  renaissance ,  a  - 1  -  on  dit  3  a  été  la  source 
d'une  grave  altération  dans  la  pensée  chrétienne. 
Dans  le  commerce  des  auteurs  profanes  nous  sommes 
redevenus  païens  :  sentiments,  idées,  mœurs,  arts, 
langage  ,  tout  chez  nous  respire  le  paganisme  ;  la 
mythologie  nous  a  envahis.  La  cause,  ajoutait-on,  de 
ce  malaise  qui,  depuis  trois  siècles,  trouble  l'Europe, 
est  dans  l'éducation  qui,  chrétienne  au  moyen  âge, 
a  été,  depuis  la  renaissance,  presque  entièrement 
païenne.  Pour  tarir  cette  source  de  désordres,  pour 
sauver  la  société,  il  n'y  avait  donc  rien  de  mieux 
à  faire  qu'à  substituer  dans  l'enseignement  le  principe 
chrétien  au  principe  païen  qui  l'avait  corrompue  ;  en 
d'autres  termes,  il  suffisait  de  remplacer,  dans  les 
classes,  les  auteurs  païens  par  les  Pères  de  l'Eglise. 

Ce  système,  inspiré  sans  doute  par  un  zèle  sincère, 
mais  plus  ardent  peut-être  que  sage,  avait  d'abord 
trouvé  quelques  hautes  approbations.  Mais  bientôt  on 
a  vu  où  il  menait,  et  les  voix  les  plus  autorisées  de 
l'épiscopat  l'ont  condamné.  Que  la  renaissance  ait  eu 
ses  erreurs  et  ses  périls;  qu'elle  ait  enivré  quelques 
esprits  au  xve  siècle  et  plus  tard,  nous-même  nous 
l'avons  montré.  Mais  pour  avoir  eu  ses  torts  et  ses  exa- 
gérations, assurément  elle  n'est  pas  coupable  de  tous 
les  malheurs  dont  on  la  veut  charger.  Surtout,  il  ne  le 
faut  point  oublier ,  la  renaissance  est  pour  bien  peu 
de  chose  dans  la  réforme  même  qui,  au  xve  siècle,  a 
si   douloureusement  partagé  le  monde  chrétien.   La 


réforme  l'a  bien  compris  ainsi ,  car  elle  a  été  en  gé- 
néral plutôt  opposée  que  favorable  au  mouvement  de 
la  renaissance  classique.  Mais  en  admettant,  ce  que 
Ton  ne  saurait  justement  contester,  que  les  témérités 
du  xve  et  du  xvie  siècle  ne  soient  pas  sans  quelques 
rapports  avec  la  renaissance ,  il  faut  aussi  reconnaître 
que  ce  qu'elle  pouvait  renfermer  de  mauvais  et  de 
corrompu  a  été  bien  épuré  et  corrigé  par  le  bon  sens 
et  par  le  génie  de  notre  grand  siècle  littéraire  :  l'al- 
liance du  goût  délicat  et  noble  de  l'antiquité  classique 
avec  le  spiritualisme  chrétien  restera  le  caractère  et  la 
gloire  du  siècle  de  Louis  XIV.  Ce  que  ce  grand  siècle 
a  fait,  on  le  peut  faire  sans  crainte  ;  et  à  l'exemple  de 
Bossuet  et  de  Fénelon,  joindre  à  l'étude  de  l'antiquité 
chrétienne  le  culte  de  l'antiquité  païenne.  On  ne  voit 
pas  que  la  société,  au  xvne  siècle,  en  ait  été  troublée. 
La  révolution  que  l'on  propose  dans  l'enseignement 
n'est  donc  pas  nécessaire  ;  mais  alors  même  qu'elle 
serait  nécessaire ,  serait-elle  possible  ?  Les  Pères  de 
l'Eglise  peuvent-ils ,  comme  auteurs  classiques ,  rem- 
placer les  auteurs  païens  ? 

Pour  la  résoudre,  il  suffit  de  poser  cette  question. 
Que  pourrions-nous,  en  effet,  ajouter  sur  ce  sujet  à 
ce  qu'ont  dit  d'illustres  et  éloquents  prélats,  quand 
ils  ont  déclaré ,  comme  l'avaient  fait  avant  eux  les 
Grégoire  et  les  Basile ,  que  la  science  n'otait  rien  à  la 
vérité;  que  la  beauté  de  la  forme,  l'élégance  du  lan- 
gage, la  précision  du  tour,  les  grâces  en  m\  mot  et 
les  charmes  du  discours  ee  pouvaient  et  se  devaient 
concilier  avec  la  pureté  de  la  doctrine.  Us  ont  été 
plus  loin  :  avec  une  impartialité  qui  n'honore  pas 
moins  leur  piété  qu'elle  n'atteste  leur  goût,  ils  ont  re- 
connu que  les  Pères  de  l'Eglise,  les  Pères  latins  surtout, 


XI 


offriraient  difficilement  les  premiers  éléments  d'une 
éducation  littéraire.  L'élévation  même  de  leurs  pen- 
sées s'y  oppose  non  moins  que  la  rudesse  de  leur 
style  ;  ajoutons  que  si  dans  les  auteurs  païens ,  il  y  a 
plus  d'un  passage  que  l'on  doit  dérober  à  la  vue  de 
l'enfant,  on  rencontre  aussi  dans  les  Pères  certains  dé- 
tails qu'il  ne  serait  pas  très-prudent  de  lui  présenter. 
Médecins  des  âmes,  les  Pères  en  découvrent  toutes 
les  plaies  pour  les  guérir ,  et  s'ils  ont  la  pudeur 
du  sentiment ,  ils  n'ont  pas  toujours  la  réserve  de 
T  expression. 

Mais  si,  par  l'incorrection  du  langage,  par  la  ru- 
desse de  la  forme ,  les  Pères  latins  ne  conviennent  pas 
à  l'enseignement  de  l'enfance  ;  si  les  Pères  grecs  s'y 
refusent  par  la  délicatesse  même  des  peintures  morales 
qu'ils  présentent  ,  les  uns  et  les  autres  sont  mer- 
veilleusement appropriés  à  un  âge  plus  avancé,  à  un 
esprit  plus  fort  et  plus  développé.  Combien  de  per- 
spectives agréables  n'offrent-ils  pas  à  l'imagination,  de 
pensées  nouvelles  à  l'esprit  !  Quand  l'éloquence  a  péri 
avec  Cicéron,  et  les  derniers  souvenirs  de  la  liberté  avec 
Tacite  qui  les  avait  conservés  sous  la  tyrannie ,  quel 
plaisir  et  quel  intérêt  d'entendre  la  voix  rude  mais 
animée  et  pathétique  de  Tertullien  réclamer  la  liberté 
de  conscience  et  proscrire  ces  spectacles  qui  étaient 
la  dernière  franchise  laissée  au  peuple-roi  esclave  ; 
d'assister  avec  Donat  à  cet  entretien  où  dans  un  cadre 
si  pittoresque  Cyprien  enseigne,  en  regard  des  corrup- 
tions et  des  cruautés  païennes,  une  si  pure  morale  ;  de 
rechercher  avec  Augustin  dans  le  calme  d'une  retraite 
philosophique  embellie  par  les  charmes  de  l'amitié 
cette  vraie  félicité,  cet  ordre  de  la  Providence,  que  la 
sagesse  profane  ne  soupçonnait  pas,  et  enfin  de  con- 


XJI    

verser  avec  soi-même  pour  y  trouver  au  fond  de  son 
cœur  le  Dieu  que  la  foi  révèle  d'accord  avec  la  raison. 
Telle  est  l'Eglise  latine  avec  sa  gravité  sereine  et  éle- 
vée.  Voici  l'Eglise  grecque  avec  les  splendeurs  de  sa 
parole,  les  inépuisables  inspirations  de  la  charité,  les 
grâces  et  les  richesses  de  son  imagination  :  Grégoire, 
avec  ses  élans  d'orateur  et  de  poète  ;  Basile  ,  avec  la 
grandeur  de  ses  méditations ,  la  beauté  de  ses  pein- 
tures, l'éclat  et  la  pureté  de  son  langage  ;  puis  après 
eux  et  au-dessus,  c'est  Chrysostome  avec  le  luxe  écla- 
tant de  ses  images,  le  pathétique  de  son  âme,  la  viva- 
cité et  l'abondance  d'une  inspiration  inépuisable 
comme  la  charité  qui  en  est  la  source  !  Tel  est,  à  coté 
des  chefs-d'œuvre  que  leur  peut  présenter  la  littéra- 
ture profane ,  le  monde  nouveau  qu'ouvre  à  l'âme  et 
à  l'imagination  des  jeunes  gens  l'éloquence  des  Pères 
de  l'Église. 

Aussi  l'ancienne  et  la  nouvelle  université  ont- 
elles  toujours  maintenu  cette  alliance;  elles  n'ont  pas, 
comme  on  le  leur  a  reproché ,  banni  de  l'éduca- 
tion de  l'enfance  le  principe  chrétien,  qui  en  doit  être 
l'âme;  elles  n'en  ont  point  écarté  les  auteurs  sacrés 
pour  y  introduire  à  leur  place  et  y  faire  régner  les 
auteurs  profanes.  Qui  aurait  pu,  en  effet,  concevoir 
cet  étrange  renversement  qui ,  sous  la  loi  chrétienne , 
aurait  fait  de  la  science  païenne  le  fondement  de  l'é- 
ducation? TSon;  chez  nous,  à  la  base  comme  au  som- 
met, l'enseignement  est  chrétien  :  depuis  l'enfant  qui 
apprend  dans  X Epitome  les  faits  principaux  de  l'his- 
toire sainte  jusqu'à  l'élève  de  philosophie  qui  s'initie 
avec  Malcbranche  aux  méditations  spiritualistes  de 
saint  Augustin,  la  chaîne  sacrée  n'est  pas  un  moment 
interrompue.  Les  Actes  des  apôtres,  les  Evangiles  la 


XIII    

commencent;  des  traités  de  saint  Basile  et  de  saint 
Jean  Chrysostome  la  continuent;  Y  Existence  de  Dieu, 
par  Fénelon  ,  et  la  Connaissance  de  Dieu  et  de  soi- 
même,  par  Bossuet,  la  terminent. 

C'est  la  pratique  recommandée  avec  tant  de  sollici- 
tude par  Rollin  et  suivie  par  la  nouvelle  université. 
Qu'on   consulte  ,   en  effet ,   les   listes  officielles  qui , 
chaque  année,  désignent  les  auteurs  qui  doivent  être 
expliqués  dans  nos  classes  ,  on  y  verra  cette  sage  éco- 
nomie qui  proportionne  les  auteurs  chrétiens  à  l'intel- 
ligence de  l'enfance,  mais  ne  les  lui  refuse  jamais.  Et 
non-seulement  pour  ses  élèves,  mais  encore  pour  ses 
maîtres ,    l'université  est  jalouse  de  ne  céder  à  per- 
sonne ce  privilège   de  l'éloquence  chrétienne.    Dans 
les  concours  pour  l'agrégation  des  classes  des  lettres 
et  d'histoire,  présidés,  le  premier  par  M.  P.  Dubois; 
le  second  par  M.  Saint-Marc  Girardin,  les  Pères  de 
l'Eglise  ont  toujours  eu,  surtout  depuis  1838  à  1850, 
leur  légitime  part.  Proposés  à  l'étude  solitaire  des  can- 
didats et  à  leurs  joutes  publiques,  ils  ont  souvent  été  le 
sujet  de  leçons  remarquables.  Nous  croyons  que  l'on 
retrouvera  ici  avec  plaisir  le  texte  de  quelques-unes  de 
ces  questions  de  littérature  et  d'histoire  * .  On  peut  aussi 
en  consultant  l'excellente  notice  publiée  par  M.  Ath. 

1 .  Agrégation  des  lettres .  —  Classes  supérieures 

des  lettres. 

1838. — Étudier  sous  le  rapport  de  la  composition  et  du 
style  l'Histoire  universelle  de  Bossuet,  en  analysant  le  ca- 
ractère distinct  de  chacune  des  trois  parties  de  cet  ou- 
vrage. 

1839.— -Étudier  les  Oraisons  funèbres  de  Bossuet,  en  ca- 
ractériser l'éloquence;  rechercher  les  points  de  comparai- 


XIV 


Mourier,  sur  le  doctorat  es  lettres,  s'assurer  que  les  Pères 
de  l'Église  ont  été  souvent  devant  la  Faculté  des  lettres 


Jn' 


son  qu'elles  peuvent  offrir  avec  divers  ouvrages  de  l'anti- 
quité chrétienne. 

1840. — Étudier  le  Petit  Carême  de  Massillon  sous  le 
rapport  de  la  composition,  de  la  langue  et  du  style. 

1841. — Rechercher  les  causes  du  grand  éclat  de  l'élo- 
quence de  la  chaire  au  xvne  siècle,  et  étudier  comparati- 
vement : 

Les  Sermons  de  Bossuet  sur  la  Providence ,  sur  la  divinité 
de  la  religion,  sur  l'Église  et  l'unité  de  l'Église  ,  sur  la 
nécessité  de  la  pénitence  et  la  nécessité  de  travailler  à  son 
salut;  sur  le  jugement  dernier; 

Les  Sermons  de  Massillon  sur  la  divinité  de  Jésus  et  sur 
la  vérité  de  la  religion,  sur  la  vérité  d'un  avenir  et  sur  le 
petit  nombre  des  élus,  sur  le  délai  et  les  motifs  de  la  con- 
version ,  sur  le  jugement  universel  ; 

Les  Sermons  de  Bourdaloue  sur  la  Providence ,  sur  la 
sainteté  et  la  force  de  la  foi  chrétienne,  sur  le  retardement 
de  la  pénitence  et  la  préparation  à  la  mort,  sur  le  jugement 
dernier  ; 

Les  Sermons  de  Fénelon  pour  la  fête  de  l'Epiphanie,  aux 
prêtres  des  missions  étrangères;  entretien  sur  les  caractè- 
res de  la  piété;  pour  la  fête  de  l'Assomption. 

1843. — Rechercher  dans  les  Pères  de  l'Église  grecque  et 
latine,  y  compris  saint  Bernard,  les  discours  ou  oraisons 
funèbres  qui  peuvent  avoir  servi  de  modèles  aux  orateurs 
sacrés  du  xvne  siècle  en  France. 

1844. — Étudier  comparativement  sous  le  rapport  de  la 
composition ,  de  la  langue  et  du  style ,  les  deux  traités  de 
Sénèque  et  de  saint  Augustin ,  De  vitâ  beatâ. 

— Du  panégyrique  dans  les  orateurs  chrétiens  en  France, 
au  xvne  siècle.  Étudier  particulièrement  les  panégyriques 
de  saint  Paul  par  Bossuet ,  de  saint  Bernard  par  Bossuet , 
Fénelon  et  Massillon. 

1845. — Étudier   comparativement  les  Maximes  et    Ré* 


XV    

de  Paris  le  sujet  de  thèses  aussi  solides  que  brillantes , 
soutenues  par  de  jeunes  professeurs  de  l'Université. 

flexions  de  Bossuet  sur  la  comédie  ;  la  lettre  de  J.  J.  Rous- 
seau à  d'Alembert  sur  les  spectacles;  les  traités  de  Tertul- 
lien  et  de  saint  Cyprien  sur  le  même  sujet;  et  divers 
passages  analogues  de  saint  Augustin ,  saint  Jean  Chrysos- 
tome  et  Salvien. 

1846. — Étude  critique  des  oeuvres  poétiques  de  saint 
Grégoire  de  Nazianze. 

— Etude  critique  comparée  des  conférences  et  discours 
synodaux  de  Massillon  et  du  traité  de  saint  Jean  Chrysos- 
tome,  De  saccrdotio. 

1848. — Étude  critique  des  traités  de  saint  Augustin  Con- 
tra academicos  et  des  Quxstiones  academicse  de  Cicéron. 

— Des  Sermons  de  Bossuet,  de  leur  composition,  et  de  leur 
influence  sur  les  progrès  de  l'éloquence  sacrée  au  xvnc  siè- 
cle. Étudier  particulièrement  les  sermons  :  Sur  la  nécessité 
de  travailler  à  son  salut ,  sur  l'ambition  et  l'amour  des 
plaisirs ,  sur  la  cbarité  fraternelle ,  sur  la  parole  de  Dieu  et 
le  culte  de  Dieu. 

Agrégation  d'histoire  et  de  géographie . 

1839. — Étudier  dans  la  Cité  de  Bien  de  saint  Augustin 
ce  qui  se  rapporte  aux  événements  de  son  temps,  et  ap- 
précier l'explication  qu'il  en  donne. 

1842. — Étudier  le  traité  de  Salvien,  De  gubernationc  Del 
et  indiquer  quels  renseignements  on  peut  en  tirer  pour 
l'histoire  du  ve  siècle  de  l'ère  chrétienne. 

1845. — Recueillir  dans  les  lettres  de  saint  Bernard  ce 
qui  se  rapporte  à  l'histoire  des  événements  et  des  mœurs 
de  son  temps. 

1846. — Rechercher  dans  les  lettres  et  dans  les  sermons 
de  saint  Augustin  ce  qui  a  rapport  à  l'histoire  politique  et 
littéraire  de  son  temps. 

1847. — Rechercher  dans  les  lettres  de  saint  Jérôme  ce 
qui  a  rapport  à  l'histoire  politique  et  littéraire  de  son  temps; 


XVI    

Enfin  ,  on  ne  saurait  l'oublier,  si  de  nos  jours  l'é- 
tude des  Pères  a  été  rendue  plus  facile,  si  leur  génie  a 
été  plus  équitablement  apprécié,  à  qui  le  doit-on,  si- 
non à  l'illustre  écrivain  qui ,  par  son  enseignement  et 
ses  ouvrages  ,  a  tant  contribué  à  les  remettre  en  lu- 
mière, à  l'auteur  du  Tableau  de  V éloquence  chrétienne 
au  ive  siècle  ? 

Voilà  nos  traditions;  les  traditions  de  la  nouvelle 
comme  de  l'ancienne  université  :  l'université  a  tou- 
jours eu  pour  maxime  d'inspirer  à  la  jeunesse  avec 
le  goût  des  belles-lettres  celui  des  lettres  divines  , 
divinee  lectiones  ;  c'est  l'expression  de  Cassiodore. 


ÉTUDES 


SUR 


•    LES  PÈRES  DE  I/ÉGLISE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

PRÉPARATIONS    ET    OBSTACLES    QUE    RENCONTRE    L'ÉTABLISSEMENT 
DU    CHRISTIANISME. 

Quand  le  christianisme  parut ,  il  était  attendu. 
Un  siècle  avant  la  venue  du  Christ,  non-seule- 
ment au  sein  de  la  Judée ,  mais  dans  le  monde 
païen,  à  Rome  même,  des  bruits  étranges,  des 
voix  prophétiques  annonçaient  un  grand  événe- 
ment. Ces  voix  partaient  de  l'Orient  :  l'Orient 
devait  dominer,  et  la  nature  allait  enfanter  un 
roi  pour  les  Romains.  Ces  pressentiments  sin- 
guliers que  recueillait  l'histoire,  la  poésie  les 
chantait.  Inspiré  d'un  souffle  inconnu,  organe 
d'une  prophétie  qu'il  ne  comprenait  pas,  Virgile 
célébrait  dans  la  quatrième  églogue  cet  ordre 
nouveau  qui  devait  changer  la  face  de  la  terre; 
et  dans  le  sixième  livre  de  X Enéide ,  interprèle 
i  4 


—  2  — 

de  la  philosophie  platonicienne ,  il  faisait  sortir 
du  secret  des  mystères,  sur  les  destinées  de 
l'âme  humaine  après  la  mort,  des  dogmes  voi- 
sins des  espérances  chrétiennes. 

En  même  temps  que  l'avènement  du  chris- 
tianisme était  ainsi  préparé  par  les  divinations 
de  la  poésie ,  par  les  témoignages  de  l'histoire , 
d'autres  pensées  se  remuaient  au  fond  des 
cœurs,  qui  devaient  faciliter  l'établissement  de 
la  religion  nouvelle.  Par  la  bouche  de  Cicéron , 
la  philosophie  proclamait  de  grandes  et  saintes 
vérités  :  l'unité  de  Dieu ,  l'immortalité  de  l'âme , 
la  fraternité  humaine ,  la  charité. 

Mais  ce  qui,  plus  que  les  aspirations  spiritua- 
listes  de  la  poésie,  plus  que  les  pressentiments 
sublimes  de  la  philosophie,  devait  rendre  facile 
et  heureuse  la  propagation  de  l'Évangile,  c'é- 
taient les  misères  morales  de  la  société  romaine. 
Tout  alors  en  effet  souffrait;  mais  surtout  la 
femme,  l'enfant  et  l'esclave;  déshérités,  mis  en 
dehors  du  droit  commun ,  ils  attendaient  un  af- 
franchissement et  une  réhabilitation. 

A  Rome,  en  droit,  sinon  en  fait,  la  femme 
n'était  guère  plus  qu'une  esclave  ;  une  mineure 
tout  au  plus,  sous  la  main  et  en  la  puissance  du 
mari.  Tant  que  Rome  fut  pauvre,  tant  que  les 
familles,  même  les  familles  patriciennes,  vécu- 
rent principalement  aux  champs,  uniquement 
occupées  aux  soins  du  ménage ,  quelquefois  à  de 


—  3  — 

durs  travaux,  les  femmes  ne  sentirent  pas,  ou 
supportèrent  patiemment  leur  joug.  Mais  quand , 
à  la  suite  des  conquêtes  et  avec  les  dépouilles  de 
l'univers,  le  luxe  commença  à  s'introduire  dans 
Rome ,  elles  goûtèrent  moins  cette  vie  de  travail 
et  de  solitude.  La  loi  Oppia,  vivement  appuyée 
par  de  complaisants  tribuns,  soutenus  de  la  pré- 
sence inusitée  des  femmes  sur  le  forum ,  marque 
pour  eiles ,  dans  l'histoire  de  Rome,  une  ère  nou- 
velle. Dès  ce  moment,  l'antique  sévérité  fléchit  ; 
et  insensiblement  les  femmes  obtiennent  de  l'u- 
sage, sinon  de  la  loi,  leur  émancipation.  Cette 
émancipation,  surprise  plutôt  qu'accordée,  fut 
pour  la  famille  un  grand  malheur.  Longtemps 
exclues  de  l'autorité  et  du  grand  jour,  les  femmes 
y  rentrèrent  violemment  par  l'audace  et  la 
licence;  Agrippine  et  Messaline,  ces  noms  di- 
sent assez  jusqu'où  allaient  leurs  emportements. 
C'étaient  là  les  excès  et  les  caprices  du  souve- 
rain pouvoir. 

Pour  être  plus  obscurs ,  les  désordres  domes- 
tiques n'étaient  ni  moins  grands,  ni  moins  nom- 
breux. Le  mariage  n'était  plus  qu'un  adultère 
masqué  et  commode;  le  divorce,  un  jeu,  un  des 
vœux  et  un  des  fruits  du  mariage  :  Répudiant  jam 
et  votum  est,  quasi  matrimotiii  fvuctas ,  dit  Ter- 
tullien.  On  comptait  ses  années  par  le  nombre 
des  maris,  et  non  par  le  nombre  des  consuls; 
on  divorçait  pour  se  remarier,  on  se  mariait  pour 


—  4  — 

divorcer,  ainsi  s'exprime  Sénèque;  aussi  le  sati- 
rique ajoutait-il  avec  raison  : 

Quœ  uubit  toties,  non  nubit,  adultéra  lege  est. 

Parlerai -je  d'autres  désordres  plus  honteux 
encore?  Dirai-je,  avec  l'historien,  que  des 
femmes  de  nobles  familles  se  faisaient  inscrire 
au  nombre  des  courtisanes ,  et  que  la  loi  dut 
intervenir,  non  pour  empêcher,  elle  y  était 
impuissante,  mais  pour  régler  ces  dégradations 
patriciennes  ? 

Cette  facilité  de  se  prendre  et  de  se  quitter , 
avait  d'autres  et  plus  graves  inconvénients  ;  l'ex- 
position des  enfants  en  était  l'inévitable  consé- 
quence; homicide  toléré  par  la  loi,  ce  sera  un 
des  premiers  et  des  plus  grands  bienfaits  du 
christianisme,  que  d'en  réparer  les  épouvan- 
tables abus,  jusqu'au  jour  où  il  les  pourra  entiè- 
rement empêcher. 

Tels  étaient  donc  pour  beaucoup  d'enfants  l'in- 
souciance ou  le  crime  de  leurs  mères  ;  tels  étaient 
les  sinistres  auspices  sous  lesquels  ils  entraient 
dans  la  vie,  quand  l'existence  leur  était  laissée. 
Voyons  ce  que  devenait  l'enfant  qui,  plus  heu- 
reux, n'avait  pas  été  renié  par  sa  mère. 

Dans  les  premiers  siècles  de  Rome ,  l'éducation 
de  l'enfant  était  fort  simple.  Pour  le  jeune  pa- 
tricien, accompagner  son  père  au  séuat,  assis- 
ter quelquefois  aux  délibérations ,  s'attacher  à 


quelque  jurisconsulte  habile,  et ,  dans  son  com- 
merce, s'initier  au  mystère  des  formules  du 
droit;  se  préparer  ainsi  à  la  carrière  politique  et 
civile;  puis ,  le  temps  venu ,  passer  par  les  camps 
pour  revenir  au  forum  et  arriver  aux  honneurs , 
ce  fut  là,  pendant  longtemps,  toute  l'éducation 
du  jeune  Romain. 

Peu  à  peu,  cet  enseignement  héréditaire,  cette 
science  de  tradition  s'effacèrent;  le  droit  resta 
comme  étude ,  et  non  plus  comme  préparation 
politique.  Puis  vinrent  les  maîtres  grecs,  souvent 
proscrits  et  jamais  réellement  repoussés,  et  sur  le 
fonds  romain,  rude  et  sauvage,  se  déposèrent  les 
germes  d'une  plus  douce  et  plus  brillante  culture. 
Mais  ces  germes  qui  amollirent  le  caractère  pri- 
mitif, ne  le  changèrent  point;  sous  la  politesse, 
la  cruauté  resta,  et  alors  parurent  les  vices  de 
l'ancienne  éducation.  Cette  éducation  n'avait  eu 
pour  but,  au  dehors,  que  la  conquête,  au  dedans, 
la  rivalité  politique,  c'est-à-dire,  le  courage  dans 
les  camps,  au  forum,  la  chicane;  dur  et  avare, 
le  Romain  ne  connaissait  d'autre  art  que  celui  du 
droit.  Cette  éducation  ,  étroite  et  sévère ,  bonne 
jusqu'à  la  soumission  de  l'univers,  l'univers  sub- 
jugué ,  se  trouva  en  défaut,  et  le  danger  que  la 
prévoyance  de  l'État  n'avait  pas  su  éviter,  la  fa- 
mille ne  put  ou  ne  voulut  pas  en  sauver  l'en- 
fant. Si  quelques  femmes,  si  la  mère  des  Grac- 
ques,  de  César,  avaient  elles-mêmes  veillé  sur  le 


berceau  de  leurs  enfants  et  sur  leurs  jeunes  an- 
nées, ces  exemples  ne  furent  pas  suivis;  l'éduca- 
tion de  l'enfant  fut  abandonnée  à  quelque  vieille 
parente,  indifférente  ou  inhabile;  et  encore  c'é- 
taient les  plus  attentifs  qui  agissaient  ainsi.  Pour 
l'ordinaire,  un  esclave  grec  était  chargé  du  soin 
d'élever  le  maître  du  monde  ;  et  vengeant  sa 
servitude  par  la  flatterie,  il  ravalait  à  ses  vices 
son  futur  tyran.  Après  tout,  je  ne  sais  si,  au  sein 
de  la  famille ,  l'enfant  eût  mieux  rencontré.  Ce 
n'est  pas  un  moraliste  exagéré,  ce  n'est  pas  Sé- 
nèque,  c'est  le  sage  Quintilien  qui  nous  trace  de 
la  corruption  de  l'enfant  au  sein  de  sa  famille, 
ce  triste  et  fidèle  tableau  :  «  S'il  leur  échappe 
quelque  impertinence  on  quelques-uns  de  ces 
mots  qu'on  se  permettrait  a  peine  dans  les  orgies 
d'Alexandrie,  nous  accueillons  toutes  ces  gentil- 
lesses d'un  sourire  ou  d'un  baiser  ;  et  tout  cela 
ne  me  surprend  pas  ;  ce  ne  sont  que  de  fidèles 
échos  ;  ils  sont  témoins  de  nos  impudiques 
amours;  tous  nos  festins  retentissent  de  chants 
obscènes ,  et  nous  y  étalons  des  spectacles  qu'on 
aurait  honte  de  nommer.  Les  malheureux  !  ils 
apprennent  tous  les  vices  avant  de  savoir  ce  que 
c'est  que  des  vices.  » 

Aussi  quand  nous  verrons  l'Eglise,  par  uu  con- 
seil, au  premier  abord  rigoureux,  prendre  parti 
pour  l'enfant  contre  la  famille,  approuver  les 
fuites  au  désert ,  tout  en  regrettant  ces  divorces 


douloureux,  nous  les  comprendrons  en  un  temps 
où  la  famille  elle-même  n'était  un  sûr  asile  ni 
pour  le  cœur ,  ni  pour  l'esprit  de  l'enfant.  Tel 
était ,  dans  la  corruption  du  monde  romain ,  le 
sort  de  l'enfant  et  de  la  femme;  plus  misérable 
encore  était  celui  de  l'esclave. 

On  sait  ce  qu'était  l'esclave  dans  les  lois  et  les 
idées  romaines;  une  chose  et  non  un  homme, 
moins  nul  encore  qu'il  n'était  vil  ;  un  instrument 
que  l'on  vendait  avec  le  vieux  fer  ;  moins ,  bien 
moins  malheureux  toutefois  par  les  rudes  tra- 
vaux auxquels  le  condamnait  l'avarice  des  an- 
ciens Romains,  que  par  les  indignes  affronts  que 
lui  fit  plus  tard  subir  leur  corruption.  De  quels 
outrages,  en  effet,  ne  s'avisait  pas  le  caprice  d'un 
maître!  Sénèque  n'a  pas  craint  de  les  rappeler;  je 
serai  moins  hardi,  et  me  contenterai  de  ces  mots 
dont  l'auteur,  arbitre  souverain  de  l'élégance  et 
des  raffinements  du  luxe  romain,  ne  saurait  être 
suspect:  «  J'ai  payé  mille  deniers,  fait-il  dire  à 
un  esclave,  la  liberté  de  ma  femme,  pour  qu'un 
maître  n'eût  plus  le  droit  de  la  prendre  pour  son 
essuie-main.  »  Aussi,  les  esclaves  seront-elles  les 
premières  à  embrasser  l'Évangile.  «  Pour  décou- 
vrir la  vérité,  dit  Pline  le  Jeune,  j'ai  jugé  néces- 
saire de  soumettre  à  la  torture  deux  femmes  es- 
claves qu'on  disait  initiées  à  leur  culte!  »  Esclave 
et  femme ,  les  deux  misères  ici  réunies  se  réfu- 
giaient dans  les  espérances  chrétiennes  : 


_  8  — 

Praecipites  atrâ  ceu  tempestate  columbae 
Condensa?,  et  Christi  amplexœ  simulacra  sedebant. 

Si ,  de  ces  souffrances  et  de  ces  dégradations 
partielles,  on  passe  au  tableau  général  de  la  so- 
ciété romaine,  on  n'aura  pas  un  moins  triste 
spectacle. 

Le  génie  romain ,  génie  dur  et  sauvage ,  cor- 
rompu plutôt  qu'adouci  par  les  arts  de  la  Grèce, 
retenant,  au  milieu  des  vices  nouveaux  que  lui 
apportaient  les  richesses  de  la  conquête ,  ses 
vices  originels,  l'ambition  et  la  cruauté,  offrit 
alors  un  hideux  spectacle.  Ces  fiers  patriciens 
qui,  vainqueurs  de  l'univers,  avaient,  au  temps 
de  Sylla ,  quand  l'univers  n'eut  plus  d'ennemis 
à  leur  donner,  tourné  leurs  armes  contre  eux- 
mêmes,  et  conservant  dans  leurs  crimes  mêmes 
quelque  chose  de  leur  première  et  féroce  gran- 
deur ,  s'étaient  disputé  dans  les  guerres  civiles 
les  dépouilles  que  la  victoire  avait  amassées  au 
sein  de  Rome,  nous  les  voyons  alors  se  rabattant 
aux  délations,  genre  honteux  et  timide  de  pro- 
scriptions ,  tomber ,  tour  à  tour  sacrificateurs  et 
victimes,  aux  pieds  delà  tyrannie  qui  excitait 
moins  leurs  haines  sanguinaires  et  avides,  qu'elle 
ne  s'y  prêtait. 

Ainsi  Rome  ne  retenait  de  son  génie  primitif 
que  les  vices  qui  s'y  mêlaient  à  de  fières  mais 
dures  vertus;  la  barbarie  restant,  le  courage  avait 
disparu.  Si  l'Italie  vit  encore,  si  elle  se  défend 


contre  les  peuplades  du  nord,  qui  déjà  l'in- 
quiètent et  la  pressent ,  c'est  avec  les  forces  et 
le  sang  des  nations  mêmes  qu'elle  a  soumises  ; 
ce  sont  les  provinces  qui,  la  recrutant,  qui, 
mariant  un  sang  vigoureux  à  son  sang  appauvri, 
lui  donnent  une  vie  artificielle  et  précaire  : 
contre  l'ordinaire,  la  vie  n'est  plus  qu'aux  extré- 
mités. Le  sénat  aussi  bien  que  l'armée,  l'élo- 
quence comme  la  poésie,  se  raniment  à  une 
influence  étrangère  :  généraux,  magistrats,  ora- 
teurs et  poètes,  lui  viennent  de  l'Espagne,  de  la 
Gaule,  de  l'Afrique;  les  empereurs  aussi. 

En  se  mêlant  ainsi  à  tous  les  peuples,  Rome  s'y 
perd  et  s'y  abîme  ;  elle  leur  livre  insensiblement 
l'empire.  Tout  concourt  à  cet  affranchissement 
de  l'univers,  la  tyrannie  des  empereurs  aussi 
bien  que  la  faiblesse  des  Romains  :  c'est  sur  Rome 
que  retombe  le  joug  qu'elle  avait  fait  peser  sur 
les  peuples;  plus  près  de  la  tyrannie,  elle  en  porte 
tout  le  poids;  les  empereurs  s'arment  et  s'ap- 
puient contre  elle  des  provinces.  On  est  surpris 
d'abord  de  cette  longue  patience  de  l'univers , 
en  présence  des  forfaits  et  des  monstruosités  de 
la  tyrannie  impériale;  on  s'étonne  qu'elle  ait  si 
longtemps  trouvé  les  peuples  résignés  et  trem- 
blants ;  mais  en  pénétrant  plus  avant ,  cet 
étonnement  cesse  bientôt  :  cette  tyrannie  ne 
s'exerçait  guère  qu'au  sein  de  Rome  et  sur  les 
patriciens  ;  le  peuple  et  les  provinces  la  voyaient 


—  10  — 

avec  indifférence;  le  peuple  y  applaudissait;  les 
provinces,  elles,  en  profitaient;  leurs  franchises 
municipales  étaient  respectées  :  loin  de  la  tyran- 
nie, leurs  regards  comme  leurs  droits  n'en 
étaient  point  atteints  et  violés.  Ainsi  se  resserrait 
chaque  jour  autour  de  Rome  le  cercle  fatal  dans 
lequel  elle  devait  s'éteindre. 

Gomment  se  consolaient  les  Romains  du  des- 
potisme et  d'une  inévitable  ruine?  par  l'ivresse 
des  plaisirs.  Ne  demandons  point  aux  peintures 
exagérées  de  la  satire,  à  Martial,  à  Juvénal,  de 
nous  révéler  ces  tristes  secrets  de  la  corruption 
romaine;  des  auteurs  graves,  des  moralistes, 
Sénèque  et  Pline  l'Ancien,  y  suffisent  et  au 
delà.  Que  rappeler  de  préférence  dans  ces  sa- 
turnales de  la  toute-puissance ,  dans  ce  délire 
des  imaginations  excitées  et  servies  par  les  ri- 
chesses de  l'univers?  la  gourmandise?  oui,  c'é- 
tait bien  là  un  des  vices  dominants  de  ces  Ro- 
mains dégradés.  Pour  l'assouvir,  la  terre,  la 
mer,  les  contrées  les  plus  lointaines  n'ont  point 
de  productions  assez  rares;  vainement  pour  y 
satisfaire  la  vie  d'un  peuple  tout  entier ,  la  vie 
du  peuple  roi,  ainsi  l'avaient-ils  appelé,  est-elle 
chaque  jour  exposée  à  tous  les  dangers ,  rien  ne 
saurait  rassasier  ces  monstrueuses  convoitises  de 
la  satiété  romaine.  Aux  recherches  de  la  gour- 
mandise se  joignent  les  caprices  insolents,  les 
orgueilleuses   fantaisies    de    la     richesse.     Une 


-  11  - 

femme  :  «  portant  un  petit  filet  autour  de  son 
cou  »  dans  une  seule  coupe,  buvait  la  dépouille 
et  les  larmes  d'une  province  :  «  Voilà,  s'écrie 
Pline,  voilà  le  fruit  des  concussions;  voilà 
pourquoi  Lollius,  diffamé  dans  tout  l'Orient 
pour  les  présents  qu'il  avait  extorqués  aux  rois, 
et  tombé  dans  la  disgrâce  de  Caïus  César ,  fds 
d'Auguste,  avala  du  poison  :  c'était  pour  que  sa 
petite-fille  se  fît  voir  aux  flambeaux  avec  une  pa- 
rure de  quarante  millions  de  sesterces,  »  et  il 
ajoute  :  «  Calculez  d'un  côté  ce  que  portèrent 
dans  leurs  triomphes  Curius  etFabricius;  et  d'un 
autre  côté,  voyez  à  table,  une  seule  femme, 
une  Lollia!  imam  i m perii  millier cuhun  accuban- 
tem  !  N'aimeriez-vous  pas  mieux  qu'ils  eussent 
été  arrachés  du  char  triomphal ,  plutôt  que 
d'avoir ,  par  leurs  victoires ,  préparé  de  tels 
scandales  ?  »  C'est  par  un  même  sentiment  d'in- 
dignation et  de  philosophique  pitié  que  Montes- 
quieu, après  avoir  retracé  ce  long  et  laborieux 
enfantement  de  la  grandeur  romaine  qui  doit 
échoir  à  Caligula,  s'écrie  avec  une  éloquente 
tristesse  :  «  C'est  ici  qu'il  faut  se  donner  le  spec- 
tacle des  choses  humaines.  Qu'on  voie  dans  l'his- 
toire de  Rome ,  tant  de  guerres  entreprises ,  tant 
de  sang  répandu,  tant  de  peuples  détruits,  tant 
de  grandes  actions ,  tant  de  triomphes ,  tant  de 
politique,  de  sagesse,  de  prudence,  de  courage; 
le  projet  d'envahir  tout,  si  bien  formé,  si  bien 


—  12  — 

soutenu,  si  bien  fini ,  à  quoi  aboutit-il  ?  qu'à 
assurer  le  bonheur  de  cinq  ou  six  monstres!  » 

Tel  avait  donc  été  le  fruit  des  conquêtes  ro- 
maines, de  provoquer  et  de  satisfaire  les  ca- 
prices les  plus  extravagants  du  luxe  et  de  la  sen- 
sualité. 

De  là  un  excès  de  misère  égal  à  l'excès  du  luxe 
et  des  profusions.  Aussi  l'image  du  pauvre  appa- 
raissait-elle quelquefois  au  milieu  delà  splendeur 
des  festins  et  en  assombrissait  l'éclat.  Voici  les 
convives  rassemblés  autour  de  la  table  de  Tri- 
malcbion.  Selon  la  coutume  des  anciens,  on  a 
placé  sur  la  table  un  squelette  d'argent  pour 
rappeler  aux  convives  la  rapidité  de  la  vie,  et 
les  exciter  à  en  jouir  par  la  pensée  et  en  quel- 
que sorte  la  présence  de  la  mort.  En  outre,  la 
salle  à  manger  est  ornée  d'une  horloge  près  de 
laquelle  un  esclave,  la  trompette  à  la  main, 
avertit  de  la  fuite  du  temps  et  de  la  vie.  Les 
convives  se  livrent  donc  à  la  joie  et  à  la  surprise 
des  profusions  brillantes  et  ingénieuses  qui,  à 
chaque  instant,  trompent  agréablement  leurs 
regards  et  réveillent  leur  appétit  languissant. 
Tout  à  coup  la  scène  change  ;  des  inquiétudes 
singulières  se  mêlent  à  la  joie  des  convives;  on 
craint  que  la  récolte  ne  soit  mauvaise;  la  saison 
malsaine,  le  blé  cher;  on  craint  enfin  la  famine. 
«  Je  vous  jure,  dit  un  dos  interlocuteurs  que, 
de  loule  la  journée,  je  n'ai  pas   trouvé  à   me 


—  13  — 

procurer    une   bouchée  de   pain.  »   Enfin    une 
image  funèbre  apparaît;  elle  vient  tout  couvrir  et 
offusquer  de  son  ombre  :  un  des  convives,  dans 
un  moment  de  distraction  ?  va  raconter  cette  his- 
toire :  «  Un  pauvre  et  un  riche  étaient  ennemis  ; 
■ —  qu'est-ce  que  le  pauvre  ?  quid  est  pauper?  » 
s'écrie  tout  à  coup,  comme  par  un  mouvement 
involontaire,    le  héros  du  festin.  À  cette  ques- 
tion, celui  auquel   on  l'adresse,  n'a  garde  de 
répondre  ;  il  détourne  la  conversation ,  et  débite 
je  ne  sais  quelle  dissertation  savante.  Il  ne  pouvait 
mieux  faire  en  effet,  car  le  vieux  monde  romain 
n'avait  pas  la  réponse  à  cette  question;  aussi 
cherchait-il  à  refouler  cette  apparition  fâcheuse 
du  pauvre  au  milieu  de  ses  joies:  il  était  perdu 
si  ce  fatal  secret  de  la  misère  venait  à  être  divul- 
gué. Mais  malgré  le  silence  et  les  précautions,  le 
fantôme  grandissait;  la  société  romaine  tout  en- 
tière se  sentait  troublée  dans  ses  joies  et  inquiète 
de  son  avenir  :  Le  pauvre  et  le  riche  étaient  en- 
nemis. Le  festin  de  Trimalchion  déjà  assombri 
par  une  imprudente  curiosité ,  s'attriste  de  plus 
en  plus.  Commencé  joyeusement  au  milieu  des 
saillies  du  vin,  de  l'esprit,  de  l'éclat  des  candé- 
labres  étincelants   d'or    et   de    lumières,    il   se 
couvre   insensiblement  de   lueurs   funèbres;    il 
finira  dans  les  larmes  :  on  dirait  un  dernier  re- 
pas d'Herculanum  ;  les  convives  ont  encore  la 
coupe  à  la  main,  la  couronne  de  fleurs  sur  la 


—  M  — 

tète;  mais  la  mort  a  glacé  le  sourire  sur  leurs 
lèvres  et  la  vie  dans  leur  cœur. 

La  cruauté  suivait  la  débauche  et  la  gourman- 
dise. Sénèque,  dans  son  traité  De  la  colère,  nous 
a  étalé  les  enrayants  caprices  de  ces  maîtres  du 
monde.  Ces  caprices,  pour  les  riches,  se  satis- 
faisaient assez  facilement.  L'esclave  était  là  pour 
subir  et  épuiser  tous  les  emportements  du  maître. 
Un  esclave  a-t-il  cassé  un  vase  de  cristal  ?  on  le 
fait  saisir  et  jeter  aux  murènes.  Mais  le  peuple 
n'avait  pas  ces  satisfactions;  il  fallait  pourtant 
contenter  en  lui  cette  vieille  férocité  du  sang  ro- 
main ,  qui ,  nourrie  aux  guerres  civiles  et  étran- 
gères, eût  été  redoutable  'dans  les  loisirs  de  la 
paix.  Les  combats  de  gladiateurs  y  pourvurent. 
Ce  fut  pour  le  peuple  romain  l'image  et  l'émo- 
tion, sans  périls,   de  ces  luttes  terribles  qui  lui 
avaient  soumis  l'univers  :  les  jeux  sanglants  du 
cirque  furent  pour  les  farouches  enfants  de  Ro- 
mulus  le  dernier  et  le  plus  cher  des  plaisirs,  et  le 
plus  grand  outrage  de  Rome  envers  l'humanité. 
Les  sages  d'entre  les  païens  en  étaient  révoltés  ; 
mais  leurs  paroles  ne  pouvaient  triompher  de 
l'endurcissement  des  mœurs  romaines;  il  y  fau- 
dra une  autre  et  plus  puissante  autorité.  Renver- 
ser les  amphithéâtres,  obtenir  du  peuple  roi  qu'il 
ne  fasse  plus  d'un  spectacle  de  sang,  l'intérêt  et 
la  beauté  de  ses  fêtes,  ce  sera  l'œuvre  et  la  vic- 
toire de  la  parole  chrétienne. 


—  15  — 

D'autres  vengeurs  sont  tout  prêts  d'ail- 
leurs. 

L'esclave,  la  femme,  tous  les  faibles  et  les 
opprimés  de  la  société  ancienne,  n'étaient  pas 
les  seuls  et  les  plus  puissants  auxiliaires  que  dut 
trouver  l'établissement  du  christianisme;  Rome 
n'avait  pas  seulement  écrasé  les  faibles,  elle 
avait  écrasé  les  peuples;  ceux  qu'elle  appelait 
les  barbares,  elle  les  avait  attaqués,  poursuivis, 
anéantis  jusque  dans  leurs  dernières  retraites; 
elle  leur  avait  porté  la  servitude  sous  le  nom  de 
paix;  c'était  leur  sang  qu'elle  répandait  dans  les 
amphithéâtres.  11  y  avait  donc  là  une  vengeance 
préparée  pour  l'univers.  Tacite  lui-même  l'en- 
trevoyait comme  une  fatalité  que  les  dieux  te- 
naient suspendue  sur  Rome.  Ces  peuples  en 
effet ,  selon  l'expression  de  Fénelon ,  étaient 
destinés  à  punir  Rome,  enivrée  du  sang  des 
martyrs,  enivrée  aussi  de  celui  de  ces  autres 
martyrs  de  l'humanité  outragée ,  les  gladia- 
teurs. Voilà  les  alliés  du  christianisme,  ceux 
qu'il  doit  trouver  les  plus  empressés  et  les  plus 
fidèles  à  sa  voix.  Les  barbares  avaient  encore  un 
autre  rôle  que  celui  d'affranchir  l'esclave  et  de  le 
venger;  ils  devaient  aussi,  par  le  culte  qu'ils 
avaient  pour  elle ,  relever  la  femme  de  sa  dé- 
chéance et  aider,  en  cela  encore,  à  l'œuvre 
du  christianisme  :  la  chevalerie  sera  guerrière 
en  même  temps  que  religieuse. 


—  16  -- 

Ces  vengeurs,  Tacite  les  a  peints  admirable- 
ment. Quand,  dans  le  plus  instructif  de  ses  ou- 
vrages, il  oppose  à  la  corruption  romaine  le  ta- 
bleau des  mœurs  simples  et  vigoureuses  de  la 
Germanie,  on  croirait  d'abord  que  saisi  de  l'es- 
prit nouveau ,  sentant  son  pays  mort  aux  gran- 
des choses,  il  veut  appeler  d'avance  les  races  du 
nord  à  prendre  leur  part  dans  l'œuvre  provi- 
dentielle. Rien  n'est  pourtant  plus  contraire  à  sa 
pensée.  Ces  vertus  barbares  qu'il  signale  aux  Ro- 
mains, il  les  redoute  plus  qu'il  ne  les  admire; 
c'est  un  danger  qu'il  dénonce  à  ses  concitoyens 
dégénérés.  Il  est  heureux  de  pouvoir  leur  ap- 
prendre qu'une  peuplade  germaine  a  péri  tout 
entière  par  une  ligue  des  nations  voisines ,  et  il 
ajoute  :  «  Puissent  durer  à  jamais  dans  le  cœur 
de  ces  nations,  à  défaut  d'affection  pour  nous,  ces 
haines  contre  elles-mêmes!  car,  notre  empire 
s'élant  élevé  au  faîte  de  ses  destinées,  la  fortune 
ne  peut  rien  nous  offrir  de  plus  que  les  discordes 
de  nos  ennemis.  »  Triste  vœu,  et  pressentiment 
remarquable  tout  à  la  fois  de  cet  avenir  que 
Tacite  cherchait  vainement  à  conjurer! 

En  même  temps  que  les  mœurs ,  étaient  tom- 
bées les  croyances  religieuses.  Vainement  par 
des  lois  sévères  et  des  décrets  répétés ,  Rome 
avait-elle  voulu  maintenir  le  culte  ancien.  Déjà, 
au  siècle  des  Sçipions,  la  foi  était  atteinte.  Ennius 
avait   traduit  le  livre  d'Evhemère,  où   tous  les 


—   17  — 

dieux  étaient  convaincus  de  n'avoir  été  que  des 
hommes  placés  dans  le  ciel  après  leur  mort, 
pour  leurs  bienfaits ,  quelquefois  pour  leurs  cri- 
mes. Et  tandis  que  le  futur  vainqueur  de  Car- 
tilage allait  s'enfermer  dans  les  temples  pour  y 
recevoir  les  conseils  des  dieux  ,  le  même  Ennius, 
son  ami,  se  moquait  dans  ses  vers  des  devins  et 
des  aruspices.  Un  autre  ami  des  Scipions,  le  Grec 
Polybe,  expliquait  froidement  la  raison  politique 
et  le  but  officiel  de  la  religion.  Bientôt  les  dieux 
furent  exposés  sur  la  scène  aux  railleries  et  à  l'imi- 
tation scandaleuse  des  hommes.  Dans  une  de  ses 
pièces,  Térence  nous  montre  un  jeune  débauché 
excusant  ses  désordres,  les  justifiant  par  l'exem- 
ple du  maître  des  dieux.  «  Pourquoi,  dit-il,  chétif 
mortel,  ne  ferai-je  pas  ce  que  font  les  dieux?  » 
La  satire  n'est  pas  plus  respectueuse  à  leur  égard 
que  le  théâtre.  Un  autre  poëte  nous  représente 
les  dieux  qui ,  assemblés  en  conseil ,  se  dispu- 
tent d'abord  entre  eux  certaines  prérogatives, 
mais  qui,  terminant  à  l'amiable  cette  querelle 
de  famille,  finissent  par  se  décerner  récipro- 
quement et  d'un  commun  accord  le  titre  de 
père. 

La  hardiesse  va  chaque  jour  en  augmentant. 
Qu'est-il  besoin  de  rappeler  Lucrèce  renversant 
du  même  coup  et  l'Olympe  et  les  dieux  ;  Ovide 
racontant  leurs  humaines  faiblesses  et  ramenant 
la  théologie  à  la  fable  ?  Voici  un  plus  grave 
i  2 


-  18  — 

symptôme  :  la  politique  elle-même,  jusque-là  si 
discrète,  si  étroitement  liée  à  la  religion,  la  po- 
litique cède  à  la  tentation  de  se  montrer  philoso- 
phique. Cicéron,  dans  son  traitée  la  Nature  des 
dieux,  a  si  bien  devancé  les  attaques  que  les  apo- 
logistes chrétiens  devaient  livrer  au  paganisme, 
que  plus  tard  le  paganisme  voudra  anéantir  ce 
traité.  Varron,  le  savant  et  réservé  Varron,  pu- 
blie qu'il  y  a  une  théologie  politique,  et  donne  la 
liste  infinie  de  tous  les  Jupiters  ;  Sénèque  ne  mé- 
nagera pas  davantage  les  superstitions  et  les  di- 
vinités païennes.  Dans  cette  métamorphose  bi- 
zarre qu'il  fait  subir  à  Claude  après  sa  mort ,  il 
montre  les  dieux  délibérant  s'ils  doivent  recevoir 
parmi  eux  l'époux  d'Agrippine,  et  se  plaignant 
de  la  facilité  avec  laquelle  on  crée  des  dieux  : 
«  Autrefois,  dit  l'un  deux,  c'était  une  grande  af- 
faire que  d'être  fait  dieu,  aujourd'hui  vous  avez 
ravalé  cet  honneur  dans  l'opinion.  En  consé- 
quence, je  suis  d'avis  qu'à  dater  de  ce  jour  nul 
ne  soit  fait  dieu  ;  quiconque ,  au  mépris  de  ce 
sénatus-consulte,  sera  fait  dieu  soit  en  sculpture, 
soit  en  peinture,  je  vote  pour  qu'il  soit  livré  aux 
larves.  »  On  sait  d'ailleurs  que  Sénèque  avait 
composé  un  traité  spécial  contre  les  superstitions. 
Un  contemporain  de  Sénèque  dit  aussi  qu'il  est 
plus  facile  dans  cette  foule  de  dieux  que  l'on  crée 
chaque  jour,  de  trouver  un  immortel  qu'un 
homme.  Enfiu  Pline   l'Ancien,   dans    un  court 


—  10  — 

chapitre,  fait  justice  de  ton  les  les  monstruosités 
et  de  toutes  les  fables  du  polythéisme. 

Ces  libertés  philosophiques  doivent-elles  sur- 
prendre ?  César  n'avait-il  pas  déclaré,  en  plein 
sénat,  qu'au  delà  de  la  vie  il  n'y  avait  rien?  Cicé- 
ron  lui-même ,  jeune,  il  est  vrai,  et  dans  un  in- 
térêt d'avocat ,  avait  aussi  donné  contre  le  sup- 
plice d'un  coupable,  cette  déplorable  raison. 
Auguste  ,  qu'Horace  n'avait  point  encore  con- 
verti, Auguste,  dans  un  repas  sacrilège  et  licen- 
cieux, parodie  les  grandes  divinités  de  l'Olympe. 
Toute  tradition  religieuse  se  perd.  Sous  Tibère , 
les  vierges  manquent  aux  autels  de  Vesta  ;  il  faut 
les  y  rappeler  par  de  grands  et  nouveaux  privi- 
lèges. Enfin,  sous  Claude,  quand  le  flamine 
vient  à  mourir ,  on  ne  le  peut  remplacer  légale- 
ment», et  cela,  dit  l'historien,  par  négligence  et 
oubli  des  cérémonies  saintes  :  le  secret  de  la  con- 
farréation,  c'est-à-dire  du  mariage  religieux, 
condition  indispensable  des  flamines ,  ce  secret 
était  perdu. 

Cette  ruine  de  la  croyance  avait  laissé  dans  les 
âmes  un  grand  besoin  d'espérances  que  le  paga- 
nisme était  impuissant  à  satisfaire.  Sénèque  veut- 
il  consoler  une  mère  de  la  perte  de  son  fils ,  il  ne 
trouve  rien  de  mieux  à  lui  dire ,  sinon  qu'après 
la  mort  il  n'y  a  plus  de  sentiment ,  parlant  plus 
de  douleur  ;  et  par  conséquent,  qu'il  ne  doit  plus 
y  avoir  de  regrets.  Pline  l'Ancien  va  plus  loin; 


—  20  — 

il  regarde  le  suicide  comme  un  privilège  de 
l'homme,  dénié  aux  dieux;  et  quant  à  l'immor- 
talité, c'est  une  illusion  misérable  de  l'humanité, 
toujours  ingénieuse  à  se  tromper  elle-même, 
toujours  avide  de  vivre;  enfin,  pour  la  philoso- 
phie la  plus  religieuse  alors,  pour  le  stoïcisme, 
Dieu,  c'était  l'univers  ;  «  Dieu,  dit  Lucain,  où  est- 
il?  L'air,  la  mer,  le  feu,  le  ciel,  n'est-il  pas  là 
tout  entier  ?  » 

D'où  étaient  venus  au  génie  romain ,  naturel- 
lement si  religieux  et  si  grave,  cette  indifférence 
et  ce  doute  général  ? 

Vers  le  vje  siècle  avant  l'ère  chrétienne ,  l'es- 
prit romain  se  trouva  pour  la  première  fois  en 
contact  avec  l'esprit  grec.  Les  rapports  qu'il  en- 
tretint alors  avec  les  brillantes  populations  de  la 
Grande-Grèce,  le  poussèrent  rapidement  dans 
des  voies  nouvelles  ;  de  cette  époque  datent  les 
progrès  que  Rome  fit  dans  les  sciences  et  dans 
les  lettres,  j'ajouterai  dans  la  corruption;  car  je 
crains  que  Rousseau  n'ait  pas  complètement  tort. 
La  célèbre  ambassade  de  Diogène,  de  Carnéade,  de 
Critolaùs,  où  tous  les  systèmes  philosophiques  de 
la  Grèce  représentés  semblaient  d'un  seul  coup 
assiéger  et  forcer  les  portes  du  sénat  jusque-là 
étroitement  fermées  à  la  philosophie,  cette  am- 
bassade fut  singulièrement  fatale  au  génie  antique 
de  Rome;  mais ,  fatale  à  Rome ,  elle  fut  utile  à 
l'humanité,  et  par  suite,  à  l'établissement  du  chris- 


—  21   — 

tîanisme.  Alors,  en  effet,  l'ancienne  intolérance 
romaine  fut  vaincue;  l'Orient,  si  souvent  repoussé, 
entra  à  la  suite  de  la  Grèce;  d'abord  proscrit, 
ainsi  que  la  philosophie ,  il  finit  par  triompher. 
Le  sénat  décrète  la  destruction  des  temples  d'Isis 
et  de  Sérapis  ;  il  chasse  les  astrologues  chaldéens 
et  les  adorateurs  de  Jupiter  Sabazius.  Inutile  ré- 
sistance! le  temple  d'Isis  et  de  Sérapis,  démoli 
en  701  ,  se  relèvera  bientôt;  et  le  jour  n'est  pas 
loin  où  Tacite  pourra  dire  avec  justesse  que  Rome 
est  le  rendez-vous  de  toutes  les  superstitions , 
et  annoncer  le  triomphe  définitif  de  l'Orient. 

Ainsi  l'avènement  du  christianisme  se  trou- 
vait préparé  par  les  souffrances  et  les  aspirations 
morales  des  âmes,  par  l'affaiblissement  de  l'an- 
cien esprit  romain,  par  l'absence  et  le  besoin 
de  croyances,  par  une  tolérance  nouvelle,  sinon 
de  la  loi,  nous  le  verrons,  de  l'opinion  du  moins  ; 
enfin  il  l'était  en  quelque  sorte  matériellement. 
L'univers  conquis  et  pacifié  s'ouvrait  tout  entier 
à  la  prédication  évangélique;  elle  pouvait  direc- 
tement s'adresser  à  ces  peuples  barbares  dont 
Tacite  avait  loué  les  vertus  natives,  et  qui  devaient 
être  les  prémices  du  christianisme.  Ces  larges 
voies  militaires  que  Rome  n'avait  établies  que 
pour  la  rapidité  et  la  sûreté  de  ses  victoires,  se- 
ront autant  de  routes  prédestinées  par  où  se 
précipiteront  dans  un  monde  nouveau  les  mis- 
sionnaires de  la  foi  nouvelle  :  «  Que  vos  conseils, 


—  22  — 

6  Seigneur,  sont  admirables,  et  que  vos  voies 
sont  profondes  !  Votre  Eglise  devait  être  prin- 
cipalement établie  parmi  les  gentils  ;  et  vous 
choisissez  aussi  la  ville  de  Rome ,  îe  chef  de  la 
gentilité,  pour  y  établir  le  siège  principal  de  la 
religion  chrétienne!  H  y  a  encore  ici  un  autre 
secret  que  vos  saints  nous  ont  manifesté.  Dans  le 
dessein  que  vous  aviez  de  former  votre  Église  en 
la  tirant  des  mains  des  gentils ,  vous  aviez  préparé 
de  loin  l'empire  romain  pour  la  recevoir.  Un  si 
vaste  empire,  qui  réunissait  tant  de  nations, 
était  destiné  à  faciliter  la  prédication  de  votre 
Évangile  et  à  lui  donner  un  cours  plus  libre.  Il 
vous  appartient,  6  Seigneur,  de  préparer  de 
loin  les  choses ,  et  de  disposer  pour  les  accom- 
plir des  moyens  aussi  doux,  qu'il  y  a  de  force 
dans  la  conduite  qui  vous  fait  venir  à  vos  fins. 
À  la  vérité,  l'Évangile  devait  encore  aller  plus 
loin  que  les  conquêtes  romaines ,  en  annonçant 
aux  Grecs,  aux  barbares  et  aux  nations  les  plus 
reculées ,  la  monarchie  du  vrai  Dieu ,  et  il  devait 
être  porté  aux  nations  les  plus  barbares.  Mais 
enfin  l'empire  romain  devait  être  son  siège  prin- 
cipal. O  merveille!  les  Scipions,  les  Lucullus, 
les  Pompée ,  les  César ,  en  étendant  l'empire 
de  Rome  par  leurs  conquêtes,  préparaient  la 
place  au  règne  de  Jésus-Christ,  et  selon  cet  ad- 
mirable conseil,  Rome  devait  être  le  chef  de 
l'empire  spirituel  de  Jésus-Christ,  comme  elle 


—  23  — 

l'était  de  Pempire  temporel  des  Césars.  Rome  fut 
sous  les  Césars  plus  victorieuse  et  plus  conqué- 
rante que  jamais  :  elle  contraignit  les  plus  grands 
empires  à  porter  le  joug  ;  en  même  temps  elle 
ouvrit  une  large  entrée  à  l'Évangile.  Ce  qui  était 
reçu  à  Rome ,  et  dans  l'empire  romain ,  prenait 
de  là  son  cours  pour  passer  encore  plus  loin.  » 
Cette  pensée,  si  bien  exprimée  ici  par  Bossuet , 
de  la  destinée  providentielle  de  Rome ,  se  trouve 
également  indiquée  dans  saint  Jérôme  et  dans 
saint  Augustin.  Il  faut  joindre  à  cette  facilité  de 
communications  l'unité  de  langage  et  d'admi- 
nistration. La  langue  grecque  et  la  langue  latine, 
en  effet,  étaient,  sauf  quelques  idiomes  tels  que 
le  chaldéen,  le  syriaque,  la  langue  de  l'Egypte, 
idiomes  laissés  au  petit  peuple ,  des  langues  uni- 
verselles. 

Telles  étaient  les  préparations  que  rencontrait 
l'établissement  du  christianisme  ;  mais  les  obsta- 
cles étaient  plus  grands  encore,  plus  nombreux, 
que  ces  préparations  n'étaient  favorables.  Si  le 
christianisme  avait  pour  lui  les  misères,  les  igno- 
rances, les  injustices  de  la  société;  contre  lui,  il 
avait  la  politique,  les  passions,  les  intérêts,  la  loi, 
le  sénat  et  les  préjugés  du  peuple. 

Partout,  les  attaques  à  la  religion  sont  graves  \ 
mais  à  Rome,  dans  cet  empire  où  la  constitution 
politique  était  de  toute  part  enveloppée,  contenue 
dans  la  constitution  religieuse;  où  le  souverain 


—  24  — 

était  aussi  le  pontife;  où  la  magistrature  était  un 
véritable  sacerdoce  ;  où  les  grandes  familles  te- 
naient à  la  religion  de  l'Etat  par  des  souvenirs, 
des  intérêts,  des  gloires  héréditaires;  où  l'éter- 
nité de  l'empire  se  confondait  avec  celle  de  la 
religion ,  dans  un  tel  empire ,  le  christianisme 
devait  trouver  et  trouva,  dans  les  pouvoirs,  une 
résistance  organisée  et  vigoureuse.  Il  ne  put  même 
profiter  de  cette  adoption  facile  que  rencontraient 
les  autres  cultes  :  «  On  sait,  dit  Montesquieu,  que 
les  Romains  reçurent  dans  leur  ville  les  dieux  des 
autres  pays  :  ils  les  reçurent  en  conquérants;  ils 
les  faisaient  porter  dans  les  triomphes  ;  mais , 
lorsque  les  étrangers  vinrent  eux-mêmes  les  éta- 
blir, on  les  réprima  d'abord.  On  sait  de  plus 
que  les  Romains  avaient  coutume  de  donner  aux 
divinités  étrangères  les  noms  de  celles  des  leurs 
qui  y  avaient  le  plus  de  rapport;  mais,  lorsque 
les  prêtres  des  autres  pays  voulaient  faire  adorer 
à  Rome  leurs  divinités,  sous  leurs  propres  noms, 
ils  ne  furent  pas  soufferts,  et  ce  fut  un  des  grands 
obstacles  que  trouva  la  religion  chrétienne.  »  De 
son  coté,  le  christianisme  se  refusait  à  entrer 
dans  un  partage  sacrilège  avec  les  autres  divi- 
nités; son  Dieu  était  un  dieu  jaloux. 

Une  loi  de  Romulus  défendait  l'introduction 
des  superstitions  étrangères.  Cette  loi ,  souvent 
renouvelée  et  confirmée  sous  la  république,  fut 
maintenue   sous  1* empire.  C'était   là   contre  le 


—  25  — 

christianisme,  de  terribles  précédents  ;  ils  ne  suf- 
firent pas.  Néron  le  premier  fit  contre  les  chré- 
tiens des  lois  sévères,  que  ses  successeurs  renou- 
velèrent ou  étendirent. 

Du  reste,  en  cela  comme  dans  les  persécutions, 
les  empereurs  obéissaient  plutôt  aux  sévérités  du 
sénat ,  qu'ils  n'en  prenaient  l'initiative.  Un  an- 
cien décret ,  rappelé  par  Tertullien ,  porte  que 
toute  divinité  devait  être  consacrée  par  le  sénat. 
Le  sénat  maintint  avec  opiniâtreté  ce  privilège  ; 
il  en  fut  des  persécutions  contre  les  chrétiens 
comme  des  proscriptions;  les  empereurs  y  fu- 
rent plus  souvent  poussés  que  naturellement 
portés.  Placés  plus  haut,  plus  désintéressés  dans 
la  lutte ,  ils  furent  d'abord  tolérants  pour  les 
chrétiens  ;  mais  les  sénateurs,  qui  avaient  les 
charges  et  les  honneurs  du  sacerdoce ,  y  renon- 
çaient plus  difficilement. 

Non-seulement  le  sénat  et  la  loi  étaient  contre 
les  chrétiens,  mais  ceux  même  qui  étaient  char- 
gés de  l'interpréter  et  de  l'enseigner ,  les  juris- 
consultes ,  étaient  leurs  plus  redoutables  adver- 
saires ;  et  comme  si  cet  ancien  esprit  du  droit, 
qui  était  le  génie  natif  de  Rome  et,  à  proprement 
parler ,  sa  littérature  originale ,  ne  lui  devait  ja- 
mais manquer ,  au  moment  où  le  christianisme 
agrandi,  les  jurisconsultes,  les  légistes  se  pré- 
sentent en  foule  et  avec  éclat  :  Gaïus ,  Paul , 
Pomponius,  Ulpien,  Papinien,  se  pressent  et  se 


—  26  — 

succèdent  pour  défendre  la  vieille  constitution 
romaine  :  le  ine  siècle  est  le  siècle  des  juris- 
consultes ;  ils  ont  la  faveur  et  l'oreille  du  prince. 
Les  jurisconsultes  sortaient  en  général  du  stoï- 
cisme. L'esprit  du  stoïcisme,  cet  esprit  positif  et 
pratique ,  qui  allait  si  bien  au  caractère  romain, 
passant  dans  le  droit,  lui  communique  son  in- 
flexibilité. Le  droit  cependant  sera  obligé  de  se 
relâcher  de  sa  rigueur ,  et  tout  en  combattant 
le  christianisme ,  il  en  prendra  et  en  procla- 
mera les  maximes ,  mettant  ainsi ,  dans  le  code 
romain,  à  l'exemple  du  code  évangélique,  les 
principes  de  l'égalité  humaine. 

Le  stoïcisme  a  deux  âges  :  dans  le  premier,  aux 
prises  avec  le  malheur,  il  en  soutient  courageu- 
sement les  assauts  ;  il  triomphe,  malgré  les  dieux; 
il  s'appelle  alors  Caton  et  Brutus.  A  son  second 
âge,  moins  énergique,  il  est  beau  encore.  S'il 
ne  sait  combattre,  il  sait  mourir,  et  bien  qu'il  se 
drape  avec  un  peu  trop  de  faste,  il  ala  pose  noble 
et  le  cœur  grand.  Mais  ce  courage  de  résignation, 
stérile  d'ailleurs ,  cette  fermeté  doctrinale  ne  suf- 
fit plus  au  monde,  et  le  stoïcisme  lui-même  y  re- 
nonce. Au  moment  où  il  est  le  plus  dignement 
représenté ,  où  il  est  assis  sur  le  trône,  à  ce  mo- 
ment même,  il  se  sent  ému,  il  s'attendrit  :  Marc- 
Aurèle,  a-t-on  dit,  se  serait  donné  la  mort,  non 
plus  par  regret  pour  la  liberté,  mais  par  ennui  et 
tristesse  delà  vie;  alors  le  stoïcisme  abdique.  Mon- 


—  27  — 

lesquieu  a  beaucoup  regretté  la  chute  du  stoï- 
cisme. Je  ne  pense  pas  qu'à  vivre,  ni  lui,  ni  l'hu- 
manité eussent  beaucoup  gagné  ;  le  stoïcisme  était 
le  passé  ;  Plutarque  lui-même ,  un  des  derniers 
croyants  du  paganisme,  le  condamne.  Mais  si  le 
stoïcisme  ne  pouvait  plus  faire  vivre  la  société,  il 
en  pouvait  arrêter  la  marche ,  et  par  ses  vertus 
mêmes  il  fut  contraire  au  christianisme.  Le  stoï- 
cisme a  été,  politiquement,  à  l'égard  du  christia- 
nisme ,  ce  qu'ont  été,  légalement,  les  juriscon- 
sultes :  il  Ta  combattu  par  la  raison  d'État.  Ainsi 
Marc  Aurèle,  ainsi  Traj an  lui  ont  été  contraires; 
leur  tolérance  naturelle  cédait  à  leur  politique. 

Après  le  stoïcisme,  le  christianisme  avait ,  au 
sein  de  la  philosophie,  un  autre  ennemi;  mais 
celui-là  beaucoup  moins  noble,  l'épicuréisme. 

Introduit  à  Rome  au  moment  où  le  luxe  et  les 
arts  y  entraient  sur  le  char  triomphateur  qui 
y  rapportait  les  dépouilles  de  la  Grèce  et  de 
l'Asie ,  l'épicuréisme  vint  fort  à  propos  pour  légi- 
timer par  ses  doctrines  le  mouvement  qui  allait 
emporter  les  Romains  vers  les  plaisirs.  Chanté 
par  Lucrèce,  bientôt  il  s'insinua  facilement  dans 
les  imaginations  et  dans  les  mœurs.  A  Rome ,  l'é- 
picuréisme eut,  comme  le  stoïcisme,  un  caractère 
particulier  :  on  l'exagéra.  Si  l'on  avait  forcé  les 
doctrines  de  Zenon  jusqu'à  l'insensibilité,  on 
amollit  jusqu'à  la  volupté  celles  d'Épicure.  Ces 
deux  extrêmes  étaient  inévitables  dans  le  carac- 


—  28  — 

tère  romain.  Mais  vers  Épicure  la  pente  était 
beaucoup  plus  douce,  et  par  conséquent  plus  gé- 
nérale. En  vain  Cicéron  chercha-t-il  à  lui  oppo- 
ser les  doctrines  plus  pures  et  plus  nobles  de 
l'Académie  ;  ses  efforts,  qui  arrêtèrent  un  moment 
l'influence  énervante  de  l'épicuréisme,  ne  la  pou- 
vaient entièrement  paralyser.  Sénèque  y  échoua 
également;  quoi  qu'il  fît,  il  ne  réussit  pas  à  épurer 
l'épicuréisme,  à  le  ramener  à  son  sens  primitif 
et  sage.  Comment  y  fut-il  parvenu?  Cette  volupté 
que  l'épicuréisme  recelait  invinciblement  clans 
ses  prémisses,  et  qu'il  était  difficile  ou  plutôt  im- 
possible à  la  logique  de  n'en  pas  tirer,  la  situation 
des  âmes  toute  seule  eût  suffi  à  l'en  exprimer. 
Quelle  philosophie,  en  effet,  pouvait  mieux  con- 
venir à  cette  souveraine  licence  d'un  luxe  inouï, 
d'une  fortune,  qui  était  celle  de  l'univers,  aux 
doutes  des  esprits,  au  découragement  des  âmes , 
que  cette  complaisante  doctrine  qui  apprenait 
tout  à  la  fois  à  vivre  et  à  mourir  agréablement, 
qui  convenait  au  voluptueux  las  de  l'existence, 
comme  au  patricien  suspect,  condamnés  souvent 
tous  deux  à  se  donner  la  mort  sur  un  signe  de 
l'empereur?  L'épicuréisme  régna  donc  dans 
Rome,  à  coté  ou  plutôt  au-dessus  du  stoïcisme  : 
ennemi  comme  lui,  mais  pour  des  motifs  con- 
traires, d'une  religion  qui  condamnait  le  plaisir, 
et  proscrivait  les  couronnes  de  roses.  Tous  deux 
d'ailleurs,    épicuréisme   ou   stoïcisme,  aboutis- 


—  29  — 

saient  au  même  résultat,  le  suicide.  La  forme 
seule  en  était  différente ,  grave  ou  riante ,  in- 
différente ou  philosophique  :  c'était  la  mort 
de  Sénèque  ou  de  Pétrone. 

Ainsi  donc  à  Rome,  contre  le  christianisme, 
la  loi,  le  pouvoir,  les  intérêts,  les  passions  et  aussi 
la  philosophie;  pour  lui,  les  souffrances  du 
monde,  une  tolérance  nouvelle  et  cette  tris- 
tesse, ce  besoin  de  croyances  qui,  au  sein  même 
des  plaisirs ,  saisissaient  les  esprits  les  plus  fri- 
voles et  les  plus  nobles  âmes,  et  étaient  comme 
les  aspirations  de  la  conscience  humaine  vers  les 
vérités  divines. 


CHAPITRE  IL 


LE    CHRISTIANISME    A    ROME. TACITE. SENEQUE.  •—  TLAVIEN 

JOSÈPHE.    —  PLINE    LE   JEUNE. 


Le  monde  romain  fut  longtemps  sans  con- 
naître le  christianisme  :  à  la  fin  du  11e  siècle  on 
le  confondait  avec  le  judaïsme,  ou  on  ne  voyait 
en  lui  qu'une  secte  philosophique.  Tacite  dis- 
tingue à  peine  les  chrétiens  des  Juifs,  et  l'on 
ne  sait  si,  dans  cette  proscription  que  fit  Tibère 
de  ce  que  Tacite  appelle  les  cérémonies  égyp- 
tiennes, il  faut  ou  non  comprendre  les  chré- 
tiens. Quoi  qu'il  en  soit,  judaïsme  ou  phi- 
losophie, à  ces  deux  titres,  le  christianisme 
devait  peu  attirer  l'attention  des  Romains.  Ce 
dédain  ou  du  moins  cette  indifférence  pour 
les  systèmes  philosophiques ,  que  Cicéron  et  Sé- 
nèque,  après  lui,  reprochaient  à  leurs  conci- 
toyens, étaient  toujours  les  mêmes.  Le  génie 
romain ,  grave  et  pratique ,  répugnait  à  d'oiseuses 
discussions;  la  loi,  dans  sa  majestueuse  brièveté, 
lui  paraissait  préférable  à  de  périlleuses  théories. 
On  a  de  ceci,  et  même  relativement  au  christia- 
nisme, un  remarquable  exemple.  Quand  saint 


—  31   — 

Paul  fut  traîné  par  des  juifs  jaloux  devant  le  tri- 
bunal de  Gallion,  un  frère  de  Sénèque,  Gallion 
s'enquit  d'abord  du  sujet  du  différend  qui  s'était 
élevé  entre  saint  Paul  et  les  juifs.  L'ayant  appris , 
il  répondit  :  «  S'il  s'agissait  ,  6  juifs  ,  de  quelque 
crime  ou  de  quelque  injustice  dont  vous  eussiez 
à  vous  plaindre,  je  vous  entendrais;  mais  s'il 
s'agit  de  paroles ,  de  discussions  sur  votre  foi ,  je 
ne  veux  être  votre  juge.  » 

Si .  comme  secte  philosophique ,  le  christia- 
nisme ne  pouvait  appeler  l'intention  des  Ro- 
mains, confondu  avec  le  judaïsme ,  il  ne  pouvait 
obtenir  que  leur  mépris.  Les  juifs  étaient  en 
horreur  aux  Romains.  Rien  n'avait  pu  diminuer 
cette  aversion.  Quand  le  Panthéon  s'ouvrit  à  tous 
les  cultes  ,  seuls  les  juifs  furent  exclus  de  la  to- 
lérance universelle  ;  il  est  juste  de  dire  qu'eux- 
mêmes  n'y  voulaient  point  participer.  Philon 
même  qui,  comme  philosophe,  incline  au  syncré- 
tisme et  donne  la  main  à  l'Orient,  comme  juif,  Phi- 
lon est  exclusif.  Le  récit  qu'il  nous  a  laissé  de  son 
ambassade  auprès  deCaligula,  montre  combien, 
en  fait  de  religion,  les  idées  des  juifs  étaient  con- 
traires aux  idées  des  Romains.  Plus  tard,  et  quand 
le  temple  de  Jérusalem  fatalement  détruit  semble 
livrer  au  monde  païen  les  secrets  de  son  sanc- 
tuaire, le  préjugé  contre  les  juifs  et  l'ignorance  à 
leur  égard  subsistent.  Pline  l'Ancien,  qui  pouvait 
recueillir  sur  la  Judée,  auprès  de  Vespasien,  de 


—  32  — 

si  surs  renseignements,  Pline  ne  considère  les 
juifs  que  comme  les  ennemis  de  toute  divinité. 

Tacite  ne  les  connaît  pas  mieux.  Voici  com- 
ment il  parle  deux  :  «  11  s'était  répandu  en 
Egypte  une  maladie  qui  souillait  tout  le  corps  ; 
le  roi  Bocchoris  visita  l'oracle  d'Hammon  ;  il  en 
reçut  Tordre  de  purger  son  royaume  et  de  trans- 
porter sur  d'autres  terres  cette  race  d'hommes 
détestée  des  dieux.  On  les  fit  donc  rechercher, 
on  les  assembla,  et  on  les  déporta  dans  de  vas- 
tes déserts.  Fondant  en  larmes ,  ils  gisaient  dés- 
espérés, lorsque  Moïse,  l'un  des  exilés,  leur  dit 
de  ne  plus  attendre  aucun  secours  des  dieux  ni 
des  hommes  qui  les  abandonnaient  également, 
mais  de  se  confier  à  lui  comme  à  un  guide  divin, 
à  lui  qui  le  premier  venait  les  secourir  en  leurs 
misères  présentes.  Ils  y  consentent,  et  ignorant 
leur  destinée ,  prennent  un  chemin  au  hasard  ; 
mais  rien  ne  leur  était  aussi  pénible  que  la  pri- 
vation d'eau  ,  et  déjà ,  près  de  leur  fin ,  ils  res- 
taient étendus  dans  les  plaines,  lorsqu'une  troupe 
d'ânes  sauvages,  venant  de  paître,  gravit  un  ro- 
cher ombragé  d'arbres.  Moïse  les  suit,  et  le  sol 
fécond  en  herbes,  lui  indique  des  sources  abon- 
dantes ;  cela  les  sauva.  L'effigie  de  l'animal  qui 
leur  servit  de  guide  pour  calmer  leur  soif  et  sor- 
tir du  désert,  est  consacrée  dans  un  sanctuaire.  » 
C'est  ainsi  que  Tacite  travestit  les  traditions  mo- 
saïques. 


—  33  — 

Tertullien,  rectifiant  ce  récit,  s'exprime  ainsi  : 
«  Quelques-uns  de  vous  ont  rêvé  que  notre  Dieu 
était  une  tête  d'âne. Tacite  est  Tauteurde  ce  conte. 
Dans  le  cinquième  livre  de  son  Histoire,  où  il  parle 
de  la  guerre  des  juifs,  il  remonte  à  l'origine  de 
cette  nation  ;  et  après  avoir  dit  sur  cet  article , 
sur  le  nom  et  la  religion  des  juifs  tout  ce  qu'il 
lui  a  plu,  il  raconte  que  les  juifs,  libres  du  joug 
de  l'Egypte ,  chassés  de  ce  pays  et  traversant  les 
vastes  déserts  de  l'Arabie,  étaient  près  de  mou- 
rir de  soif,  lorsqu'ils  aperçurent  des  ânes  sau- 
vages qui  allaient  boire  et  qui  leur  montrèrent 
une  source;   il  ajoute   que  par  reconnaissance 
ils  ont  érigé  l'âne  en  divinité.  De  là,  on  a  conclu 
que  les  chrétiens,  comme  enclins  aux  supersti- 
tions judaïques,  adoraient  la  même  idole.  Cepen- 
dant ce  même  historien,  si  fertile  en  mensonges, 
sane  Me  mendaciorum  loquacissimus ,  rapporte 
dans  le  même  ouvrage  que  Pompée,  après  s'être 
rendu  maître  de  Jérusalem,  entra  dans  le  temple 
pour  connaître  ce  qu'il  y  avait  de  plus  secret 
dans  la  religion  des  juifs,  et  qu'il  ne  trouva  point 
ce  simulacre.  » 

Tacite  avait  pourtant  près  de  lui  la  réponse  à 
ces  bruits  populaires,  à  ces  mensongères  tradi- 
tions. Quand  Vespasien,  préludant  à  la  soumis- 
sion de  la  Judée,  que  devait  achever  Titus,  s'em- 
para de  Joppé,  il  remarqua,  entre  les  captifs 
qu'on  lui  amena,  un  homme,  prêtre  et  de  race 
i  3 


—  34  — 

sacerdotale.  Le  captif,  regardant  avec  assurance 
le  général  romain ,  lui  dit  :  «  Tu  seras  empereur, 
Vespasien.  »  Vespasien  ,  touché  sans  doute  de 
cette  prophétie  qui  s'accordait  en  secret  avec  ses 
espérances,  n'envoya  pas  le  prisonnier  à  Néron  ; 
il  le  garda  près  de  lui  et  l'attacha  à  sa  personne. 
Ce  prisonnier  ,  dans  sa  reconnaissance ,  prit  le 
surnom  de  la  famille  impériale  qui  l'adoptait;  il 
s'appela  Flavien  Josèphe. 

Josèphe,  admis  par  le  bonheur  de  sa  prophé- 
tie à  l'amitié  de  Vespasien,  chercha  à  justifier, 
aux  yeux  des  Romains,  et  ses  compatriotes  et 
leurs  mœurs  jusque-là  si  peu  comprises.  Un 
homme,  un  grammairien,  Apion ,  avait  rassem- 
blé dans  un  écrit  toutes  les  préventions  et  tous  les 
bruits  répandus  contre  les  juifs.  Josèphe  répon- 
dit à  ces  accusations,  et  dans  plusieurs  chapitres 
qui  auraient  dû  faire  hésiter  la  plume  de  Tacite, 
il  réfute  à  l'avance  ces  erreurs  de  l'auteur  des 
Histoires.  D'autres  ouvrages  et  plus  importants, 
sortis  également  de  la  plume  de  Josèphe,  les 
Antiquités  judaïques  surtout,  auraient  pu  éclai- 
rer Tacite. 

Tacite  cependant  semble  quelquefois  sur  le 
point  de  saisir  la  vérité  :  «  Les  juifs,  dit-il,  ne 
conçoivent  Dieu  que  par  la  pensée ,  et  n'en  re- 
connaissent qu'un  seul.  Ils  traitent  d'impies  ceux 
qui,  avec  des  matières  périssables,  se  fabriquent 
des  dieux  à  la  ressemblance  de  l'homme.  Leur 


—  35  — 

dieu  est  le  Dieu  suprême,  éternel,  qui  n'est  sujet 
ni  au  changement,  ni  à  la  destruction.  Aussi  ne 
souffrent-ils  aucune  effigie  dans  leurs  villes ,  en- 
core moins  dans  leurs  temples.  »  Mais  sa  divina- 
tion s'arrête  là. 

Que  si  Tacite  méconnaît  ainsi  les  juifs  ,  on  ne 
s'étonnera  pas  qu'il  n'ait  pas  mieux  connu  les 
chrétiens  ;  qu'il  ait  vu,  sinon  avec  plaisir  ,  avec 
indifférence  du  moins,  la  cruauté  de  Néron  qui 
les  faisait  enduire  de  soufre  et  éclairer,  flambeaux 
vivants ,  les  saturnales  de  ses  fêtes ,  dans  ces 
mêmes  jardins  où  devait  plus  tard  s'élever  la 
demeure  des  pontifes  chrétiens;  pour  Tacite, 
comme  les  juifs,  les  chrétiens  sont  une  race  dan- 
gereuse et  malfaisante. 

Du  reste,  cette  ignorance  de  la  doctrine  chré- 
tienne n'est  pas  particulière  à  Tacite.  Quintilien> 
chargé  de  l'éducation  des  deux  jeunes  enfants  de 
Flavius  Clémens  qui  souffrit  le  martyre,  lui ,  sa  fem- 
me et  sa  mère,  n'a  pas,  mieux  que  Tacite,  aperçu 
le  christianisme,  que  cependant  il  touchait  pour 
ainsi  dire  ;  mais  il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  «  Un 
écrivain  capable  de  porter  l'excès  de  la  flatterie 
jusqu'à  reconnaître  pour  dieu  un  empereur  tel 
que  Domitien,  était  digne  de  blasphémer  contre 
Jésus  Christ  et  contre  la  religion.  »  C'est  la  ré- 
flexion de  Rollin. 

Ce  que  Tacite,  ce  que  Quintilien  ne  voyaient 
pas,  un  homme,  qui  les  précéda,  l'avait  soup- 


—  36  — 

çonné;  cet  homme,  c'est  Sénèque.  Sénècjue  a-t-il 
eu  connaissance  du  christianisme?  a-t-il  entretenu 
un  commerce  ëpistolaire  avec  saint  Paul  ?  on 
peut  en  douter;  mais  ce  qui  est  incontestable, 
c'est  que  le  philosophe  romain  a  écrit  sons  le 
vent  du  christianisme,  qu'il  a  de  merveilleux 
instincts  de  la  religion  nouvelle,  et  que  sa  doc- 
trine offre  de  singuliers  rapports  avec  la  doctrine 
chrétienne;  c'est  enfin  qu'il  attaquait  les  supersti- 
tions que  Tacite  respectait,  et  où  il  voyait  la  res- 
tauration politique  et  morale  de  Rome.  Tacite  et 
Sénèque!  jamais  deux  figures  n'ont  été  plus  diffé- 
rentes. De  ces  deux  hommes ,  l'un  a  toujours 
les  yeux  tournés  vers  le  passé;  l'autre  vers  l'ave- 
nir ;  l'un  voit  Rome,  l'autre ,  le  genre  humain. 

Tacite,  nous  l'avons  vu  ,  était  préoccupé  de 
l'avenir  de  son  pays  ;  mais  c'était  l'homme  le 
moins  capable  d'admettre  que  le  monde  pût  avoir 
une  autre  forme  que  celle  que  la  conquête  et  le 
temps  lui  avaient  donnée  :  religion ,  politique  , 
science,  morale,  tout  en  lui  est  romain.  Rome 
avant  tout  et  au-dessus  de  tout  ;  c'est  ainsi  seu- 
lement qu'il  concevait  la  vie  dans  les  choses  hu- 
maines ;  hors  de  là ,  rien ,  sinon  la  mort  de 
l'empire  ,  dont  la  pensée  le  troublait  comme  un 
pressentiment  funeste.  Deux  circonstances  con- 
tribuèrent à  nourrir  en  lui  cette  grande  et  solen- 
nelle inquiétude  :  au  dedans ,  les  désordres  de 
l'empire;  au  dehors,  les  premiers  mouvements 


—  37  — 

des  barbares.  Tacite  est  le  Romain  qui,  déjà 
frappé ,  se  recueille  en  lui-même  et  s'enveloppe 
dans  son  manteau  pour  mourir. 

Tel  n'est  point  Sénèque.  Sénèque,  lui,  consent 
à  vivre  ou  plutôt  à  revivre;  et  il  ne  craint  pas  de 
chercher  dans  la  philosophie  générale  ,  dans 
l'humanité ,  ce  qu'il  ne  trouve  plus  dans  la  poli- 
tique romaine,  l'espérance  et  la  foi;  il  laisse  là 
les  ruines  de  l'empire,  il  s'enquiert  d'un  monde 
nouveau.  Tacite,  au  contraire,  ne  sait  que  regret- 
ter et  se  souvenir;  il  persiste  à  voirie  monde  tout 
entier  dans  Rome,  et  se  retourne  malgré  lui  jus- 
qu'à la  république  ;  pour  Sénèque,  la  république, 
c'est  l'univers  tout  entier. 

Le  caractère  tout  romain  de  Tacite ,  son  ar- 
dent et  profond  patriotisme  expliquent  suffi- 
samment comment  ses  yeux  sont  restés  fermés  à 
la  lumière  nouvelle.  L'ami  de  Tacite,  Pline  le 
Jeune ,  a  mieux  connu  que  lui  la  doctrine  chré- 
tienne, et  lui  a  été  plus  indulgent.  Unis  par  une 
étroite  et  constante  amitié,  Tacite  et  Pline  le 
Jeune  étaient  deux  caractères  bien  différents. 
Sans  renier  la  liberté,  Pline  le  Jeune  ne  la  voyait 
pas  fatalement  clans  le  retour  à  la  république;  il 
l'acceptait  volontiers  d'un  prince  juste  et  magna- 
nime; et  je  serais  tenté  de  croire  que  c'est  lui,  et 
non  Tacite,  qui  à  la  fin  du  Dialogue  des  orateurs, 
dit  :  «  Puisque  personne  ne  peut  obtenir  à  la  fois 
une  grande  renommée  et  une  grande  tranquil- 


—  38  — 

liie ,  que  chacun  use  des  biens  que  lui  offre  son 
siècle.  »  Tacite  ne  se  résignait  pas  ainsi;  et  même 
sous  Nerva  Trajan,  son  âme  sent  encore  le  poids 
dont  Domilien  a  pesé  sur  elle.  Inflexible  aux  es- 
claves ,  inflexible  aux  chrétiens,  Tacite  appar- 
tient tout  entier  au  passé  et  à  la  tradition;  Pline, 
au  contraire,  leur  est  bienveillant  aux  uns  et  aux 
autres.  Ses  esclaves  sont-ils  malades,  il  veille  sur 
eux  avec  sollicitude;  il  veut  qu'ils  se  nourrissent 
du  même  pain  que  lui ,  et  précurseur  pour  ainsi 
dire  de  l'apôtre  des  gentils,  il  intercède  pour  un 
esclave  fugitif.  A  l'égard  des  chrétiens,  c'est  un 
témoin  impartial,  un  juge  humain.  Il  a  tracé 
d'eux  ce  tableau  que  l'on  dirait  peint  par  un  apo- 
logiste chrétien  :  «  Au  reste,  ils  assuraient  que 
leur  faute  ou  leur  erreur  n'avait  jamais  consisté 
qu'en  ceci  :  ils  s'assemblaient  à  jour  marqué 
avant  le  lever  du  soleil;  ils  chantaient  tour  à 
tour  des  vers  à  la  louange  du  Christ,  comme 
d'un  dieu;  ils  s'engageaient  par  serment,  non  à 
quelque  crime,  mais  à  ne  point  commettre  de 
vol,  de  brigandage,  d'adultère,  à  ne  point  man- 
quer à  leur  promesse,  à  ne  point  nier  un  dépôt. 
Après  cela  ils  avaient  coutume  de  se  séparer,  et  se 
rassemblaient  de  nouveau  pour  manger  des  mets 
communs  et  innocents.  »  Voilà  le  témoignage  que 
Pline  le  Jeune  rend  à  Trajan  ,  des  chrétiens. 

Mais  si  juste  et  si  éclairé  que  fût  Pline  le  Jeune , 
il  n'échappait  pas  entièrement  aux  préventions 


du  peuple  à  l'égard  des  chrétiens ,  et  surtout 
aux  exigences  de  la  politique  ;  et  si ,  à  ceux  qui 
avouaient  être  chrétiens,  il  faisait  une  seconde 
et  une  troisième  fois  la  même  demande,  comme 
pour  leur  donner  le  temps  et  l'envie  de  se  ré- 
tracter, il  finissait,  sur  leur  persistance,  par  les 
envoyer  au  supplice;  et  pour  lui,  après  tout, 
comme  pour  Tacite ,  le  christianisme  était  «  une 
superstition  ridicule  et  excessive.  » 

Faut-il  s'en  étonner?  Longtemps  après  Tacite, 
et  quand  le  christianisme  était  beaucoup  plus 
répandu  dans  l'empire,  un  historien  aussi,  le 
continuateur  exact  et  curieux  de  Tacite,  Suétone 
ne  le  connaissait  guère  mieux,  le  connaissait 
moins  peut-être.  11  confond  les  juifs  avec  les 
chrétiens  ;  et  dit  que  pendant  le  règne  de  Claude , 
ils  se  révoltèrent  sous  la  conduite  d'un  certain 
Chrestus  (est-ce  le  Christ  qu'il  désigne?)  Chresto 
quodam  duce  rebellantes.  Du  reste ,  pour  Sué- 
tone comme  pour  Tacite ,  les  chrétiens  sont  une 
race  méprisable  et  malfaisante. 

Ceux  même  d'entre  les  païens,  et  c'était  le 
petit  nombre,  qui  ne  confondaient  pas  les  chré- 
tiens avec  les  juifs,  les  prenaient  pour  une  secte 
nouvelle  de  philosophes  :  Non  utique  dwinum 
negotium  existimant ,  sed  magis  philosophise  ge- 
nus ,  et  à  ce  titre  même,  ils  s'en  inquiétaient 
peu  ;  car  Rome,  on  le  sait,  fut  toujours  assez  in- 
différente à  la  philosophie. 


—  40  — 

Ainsi  vécurent  longtemps  les  chrétiens  dans  le 
monde  romain  :  haïs  du  peuple ,  proscrits  par 
les  empereurs,  inconnus  ou  dédaignés  des  phi- 
losophes. L'entrevue ,  si  longtemps  retardée  du 
christianisme  et  de  la  littérature  romaine,  eut 
lieu  enfin  ;  mais  ce  n'est  pas  à  Rome  qu'elle  se 
fit,  ce  fut  en  Afrique, 


CHAPITRE  III. 

FRONTON.  APULÉE. MINUCIUS    FELIX. 

Depuis  le  jour  où  elle  avait  héroïquement  suc- 
combé sous  les  armes  et  les  perfidies  de  Rome, 
l'Afrique  avait  cherché  dans  les  lettres  et  dans  les 
sciences  une  consolation  et  une  autre  gloire.  Son 
génie  y  était  merveilleusement  propre;  Gaton 
l'Ancien  en  vantait  déjà  la  vivacité  et  la  pénétra- 
tion. Amoureux  des  lettres  et  delà  philosophie, 
réunissant  a  la  subtilité  grecque  F  ardeur  afri- 
caine ,  le  génie  carthaginois  se  développa  avec 
une  vigoureuse  et  rapide  fécondité.  Quand  la  vie 
nouvelle,  qu'était  venue  donner  à  la  littérature 
latine  fatiguée,  l'école  espagnole,  s'épuisa,  l'ima- 
gination africaine  la  ranima  :  Fronton  fut  le 
maître  de  Marc  Aurèle.  Ce  fut  donc  en  Afrique 
que  s'engagea,  sous  les  yeux  du  monde  romain, 
le  duel  entre  le  christianisme  et  le  paganisme;  ce 
furent  Carthage  et  Cirta  qui  avertirent  Rome  du 
danger  qu'elle  courait. 

On  ne  peut  se  défendre  d'une  certaine  admi- 
ration en  présence  de  cette  grande  et  nouvelle 
destinée  qui  s'ouvre  pour  Cartilage,  et  se  rattache 


—  42  — 

à  Rome.  Quand,  interprète  des  ressentiments  de 
Didon ,  le  poète  demandait  que  des  cendres  du 
bûcher  où  elle  expirait,  s'élevât  un  vengeur, 
qui  l'eût  dit  que  ce  vengeur  dût  être  le  christia- 
nisme ?  Et  d'un  autre  côté ,  qui  n'admirerait  la 
fortune  plus  merveilleuse  encore  de  Rome?  car 
cette  victoire  que  Carthage  va  remporter  sur  le 
paganisme  romain,  sera  en  définitive  un  triom- 
phe pour  Rome,  à  laquelle  elle  donnera  un  em- 
pire nouveau,  cet  empire  vraiment  éternel 
qu'elle  s'était  prédit.  Regardez-y  en  effet  :  qui  a 
combattu  pour  l'Église  romaine?  qui  Ta  fait 
vaincre?  Le  génie  de  l'Église  africaine.  L'Église 
grecque  combat  bien  aussi  pour  Rome,  mais  non 
sans  penser  un  peu  à  elle-même,  et  sans  lui 
contester  les  fruits  de  la  victoire  :  Constanti- 
nople  est  rivale  de  Rome,  Sainte-Sophie  de 
Saint-Pierre.  Mais  l'Église  africaine,  elle,  s'ou- 
blie entièrement.  Aussi  soumise  qu'ardente  et 
dévouée,  elle  ne  voit  que  le  siège  de  l'unité 
pontificale.  Rome,  du  reste,  a  mérité  cette  for- 
tune ;  elle  a  eu  mieux  que  l'imagination  de  l'É- 
glise grecque,  mieux  même  que  l'invincible  génie 
des  Pères  africains  ;  elle  a  eu  l'action  et  cette  sa- 
gesse de  conduite  à  qui  tout  vient  à  point.  A 
l'Église  grecque  donc  la  parole,  la  gloire  à  l'É- 
glise africaine ,  à  Rome  la  chaire  de  Saint-Pierre. 
Ce  fut  de  l'Afrique,  ainsi  que  nous  l'avons  dit, 
que  partit  le  signal  de  celte  guerre  à  mort,  entre  le 


—  43  — 

christianisme  et  le  paganisme.  L'attaque  vint  du 
paganisme.  Ce  fut  le  maître  de  Marc  Aurèle,  Fron- 
ton, qui  la  commença.  Fronton  était  né  à  Cirta  , 
ancienne  capitale  des  rois  numides.  Soigneuse- 
ment élevé  dans  les  lettres  grecques  et  latines ,  il 
vint  à  Rome  chercher  un  théâtre  digne  de  ses 
talents.  Au  rapport  de  Dion,  sous  Adrien  il  te- 
nait déjà  le  sceptre  de  l'éloquence.  Ce  prince  l'ap- 
pela à  diriger  l'éducation  de  Marc  Aurèle.  Les 
lettres,  de  nos  jours  retrouvées,  de  Marc  Aurèle  et 
de  Fronton,  montrent  quelles  étaient,  entre  le 
maître  et  l'élève,  les  sympathies  littéraires  et  philo- 
sophiques. Ces  lettres,  qui  démentent  plus  qu'elles 
ne  confirment  la  réputation  d'écrivain  de  Fron- 
ton,  témoignent  parfois ,  dans  Marc  Aurèle,  des 
préoccupations  et  des  inquiétudes  nouvelles  de 
la  pensée  :  Fronton  semhle  ne  les  avoir  pas  res- 
senties. Rhéteur,  philosophe,  historien,  orateur, 
îa  littérature ,  en  occupant  son  esprit,  ne  paraît 
pas  avoir  troublé  son  âme.  Comme  tous  les  rhé- 
teurs ,  ses  contemporains ,  la  forme  était  son 
étude  principale.  Les  chrétiens  que  l'on  repré- 
sentait comme  des  hommes  ignorants,  grossiers, 
méprisant  les  lettres  et  les  arts,  ne  devaient  donc 
point  lui  plaire.  Son  éioignement  pour  eux  alla 
même  jusqu'à  la  haine;  et  le  premier  des  Latins, 
il  composa  contre  eux  une  accusation.  M.  Angelo 
Mai,  l'éditeur  de  Fronton,  a  cru  reconnaître  une 
phrase  de  ce  discours  perdu  de  Fronton  dans  ces 


—  44  — 

mots  tirés  d'Isidore  de  Séville,  mots  où  Fronton 
se  rit,  en  v  insultant,  de  cette  résignation  des 
chrétiens  qui  leur  faisait  trouver  dans  l'horreur 
des  prisons,  autant  de  joie  que  lui,  philosophe, 
en  aurait  eu  à  se  promener  dans  les  jardins 
de  l'Académie!  Pergrœcari  pothis  amœnis  lacis 
quatn  coerceri  carcere  viderentur.  Cette  conjec- 
ture ne  manque  point  de  vraisemblance  ;  et  elle 
se  peut ,  selon  nous ,  confirmer  par  un  passage 
célèbre  de  Fronton ,  que  Minucius  Félix  et  Ter- 
tullien  rapportent  en  le  combattant.  Les  savants 
auteurs  de  notre  Histoire  littéraire  veulent,  et 
cette  conjecture  se  peut  aussi  admettre  ,  que  les 
paroles  citées  par  Minucius  Félix  soient  les  ex- 
pressions mêmes  de  Fronton  ;  tous  nos  auteurs , 
disent-ils,  en  font  mention,  et  la  harangue  de 
l'orateur  de  Cirta  l'atteste  également.  C'est  donc 
bien  Fronton  qui,  le  premier,  a  recueilli  et  con- 
sacré, en  les  répétant,  ces  bruits  populaires,  ces 
accusations  infâmes  sur  les  chrétiens;  Fronton 
qui  les  désignait  au  mépris  et  à  l'animadversion, 
quand  il  les  montrait  se  livrant,  dans  leurs  se- 
crètes assemblées,  à  d'horribles  débauches,  à 
d'incestueux  embrassements ,  auxquels  le  sang 
d'un  enfant  servait  de  prélude  et  de  consécration. 
((  Dans  un  jour  solennel,  tous  se  rendent  au  ban- 
quet avec  leurs  enfants,  leurs  femmes  et  leurs 
sœurs  ;  là,  après  un  long  repas,  lorsque  les  vins 
dont  ils  se  sont  enivrés  commencent  à  exciter  en 


—  45  — 

eux  les  feux  de  la  débauche,  ils  attachent  un  chien 
au  candélabre  et  le  provoquent  à  courir  sur  un 
morceau  de  viande  qu'on  lui  jette  à  une  certaine 
distance.  Les  flambeaux  renversés  s'éteignent; 
alors ,  débarrassés  d'une  lumière  importune  ,  ils 
s'unissent  au  hasard,  au  milieu  des  ténèbres,  par 
d'horribles  embrassemenls.  »  Nous  retrouvons  là 
les  imputations  odieuses  qui  seront  éloquemment 
refutées  par  les  apologistes.  Qu'elles  eussent  cours 
parmi  le  peuple,  on  le  conçoit;  mais  on  s'étonne 
de  les  rencontrer  sous  la  plume  de  Fronton. 

L'Afrique  suscita  contre  le  christianisme  un  au- 
tre ennemi ,  et  plus  redoutable  que  Fronton  ,  ce 
fut  Apulée.  Né  à  Madaure,  l'an  114,  Apulée  fut, 
de  bonne  heure ,  saisi  du  goût  le  plus  vif  pour 
la  philosophie.  Dans  son  désir  ardent  de  s'in- 
struire, il  visita  l'Italie,  la  Grèce,  l'Orient, recher- 
chant les  différentes  théologies,  se  faisant  initier 
à  toutes  sortes  de  cérémonies  religieuses ,  «  par 
amour  de  la  vérité,  dit-il,  et  par  devoir  envers  les 
dieux.  »  Ces  initiations  religieuses  et  philosophi- 
ques ne  purent  satisfaire  son  inquiète  curiosité, 
sa  maladive  imagination.  Il  s'occupa  de  malé- 
fices, d'enchantements  et  d'opérations  surnatu- 
relles. Ce  goût  étrange  pour  le  merveilleux  faillit 
lui  être  fatal.  Il  avait  épousé  une  veuve  fort  riche, 
beaucoup  plus  âgée  (pie  lui.  La  famille  de  cette 
veuve  accusa  Apulée  d'avoir  employé  des  sorti- 
lèges pour  se  faire  aimer  de  Pudentilla;  c'était  le 


—  46  — 

nom  de  cette  veuve.  Apulée  repousse  cette  accu- 
sation, mais  faiblement,  et  en  homme  qui  n'est 
pas  fâché  qu'on  lui  croie  une  science  mystérieuse 
et  surnaturelle.  S'il  nie,  en  effet,  avoir  employé, 
à  l'égard  de  Pudentilla,  les  secrets  de  la  magie, 
il  déclare  que  la  recherche  et  la  possession  de 
cette  science  lui  paraissent  seules  dignes  d'une 
âme  qui  veut  entrer  en  commerce  avec  les  dieux. 

Tel  a  été,  en  Afrique,  le  second  adversaire  des 
chrétiens;  celui  que  les  Pères  de  l'Église  ont  flétri 
de  leurs  anathèmes.  Au  premier  coup  d'œil,  on 
ne  comprend  pas  bien  cette  horreur  des  Pères 
pour  Apulée. 

Apulée,  en  effet,  n'a  pas  une  seule  fois  pro- 
noncé le  nom  des  chrétiens,  et  Ton  pourrait 
croire  qu'il  les  ignore,  si  un  passage,  un  seul 
passage  de  ses  Métamorphoses ,  ne  venait  trahir 
son  mépris  et  sa  colère  mal  dissimulés.  Apulée 
y  fait  le  portrait,  fort  peu  édifiant,  de  la  femme 
d'un  boulanger.  «  Femme  malicieuse,  dit-il, 
cruelle,  débauchée,  ivrognesse;  querelleuse,  en- 
têtée, aussi  avare  dans  ses  infâmes  rapines  que 
prodigue  dans  ses  hideuses  dépenses ,  étrangère 
à  toute  bonne  foi,  ennemie  déclarée  de  la  pu- 
deur, elle  méprisait  et  foulait  aux  pieds  les  sain- 
tes divinités;  puis,  en  guise  d'une  sorte  de  reli- 
gion ,  elle  feignait  le  culte  mensonger  d'un  dieu 
qu'elle  disait  seul  et  unique.  »  L'allusion  est 
évidente;  et  si  le  nom  ne  paraît  point  au  bas  du 


—  47  — 

portrait,  c'est  qu'il  n'est  pas  nécessaire.  On  a  cru 
aussi  reconnaître  un  chrétien  dans  un  des  accu- 
sateurs qu'Apulée  combat  dans  son  Apologie;  on 
l'a  cru  ,  à  l'image  affreuse  qu'en  trace  Apulée  et 
à  la  colère  avec  laquelle  il  l'attaque.  Emilianus  ne 
serait  pas  seulement  la  partie  adverse  du  philo- 
sophe dans  un  procès  important,  mais  un  ennemi 
religieux,  et,  sous  ce  débat  privé  se  cacherait  un 
intérêt  général  ;  ce  serait  un  duel  religieux  autant 
que  judiciaire.  «  Je  sais  bien  ,  dit  Apulée ,  que 
quelques  esprits  forts,  et  entre  autres  cet  Emilia- 
nus, se  font  un  jeu  de  tourner  en  dédain  les  cho- 
ses saintes.  »  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  supposi- 
tion, toujours  faut-il  reconnaître  qu'Apulée  fut,  à 
la  fin  du  11e  siècle,  un  des  ennemis  les  plus  ardents 
et  les  plus  redoutables  du  christianisme ,  et  en 
l'examinant  de  plus  près,  on  comprend  le  juge- 
ment qu'en  ont  porté  les  Pères  de  l'Église. 

Apulée  attaqua  le  christianisme  de  deux  ma- 
nières contraires,  mais  également  perfides  ;  d'un 
côté,  en  contrefaisant  les  miracles;  de  l'autre, 
en  ressuscitant ,  en  restaurant ,  en  spii  itualisant , 
autant  que  faire  se  pouvait ,  les  symboles  gros- 
siers et  vides  du  paganisme. 

Apulée  avait  mis  le  sceau  à  toutes  ses  initiations 
théologiques  ,  en  se  faisant  pontife  païen  ;  il  se 
fit  prêtre  de  Mithra ,  et  il  nous  a  laissé,  sous  un 
nom  supposé,  un  récit  curieux  de  sa  consécration 
religieuse.  Pastophore,  c'était  son  titre  de  )rêtre 


—  48  — 

païen,  Apulée  était  aussi  un  ardent  néo-platoni- 
cien ;  il  mêlait  la  philosophie  à  la  magie ,  les  so- 
phismes  aux  miracles;  c'est  à  ce  double  point 
de  vue  de  pontife  et  de  philosophe  qu'Apulée 
entreprit  la  restauration  du  paganisme.  La 
science  d'Apulée,  comme  magicien,  fut  célèbre; 
elle  avait  laissé  en  Afrique  des  souvenirs  qui,  du 
temps  même  de  saint  Augustin  ,  n'étaient  point 
entièrement  effacés;  on  l'opposait  au  Christ,  si 
même  on  ne  le  lui  préférait.  «  Ils  veulent,  dit 
saint  Augustin,  opposer  à  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ,  placer  même  au-dessus  de  lui  Apollonius, 
Apulée  et  les  autres  magiciens  habiles.  Comment 
ne  pas  rire  de  prétentions  semblables?  » 

Attaquer  le  christianisme  en  cherchant  à  lui 
ôter,  en  lui  disputant  du  moins  la  puissance  des 
miracles,  ce  n'était  là,  nous  le  savons,  qu'un  des 
moyens  employés  par  Apulée  pour  ruiner  la  doc- 
trine nouvelle.  Afin  d'y  mieux  réussir,  il  tenta 
de  transformer,  de  spiritualiser  le  paganisme. 
Dans  ce  dessein,  il  ne  s'adresse  pas  au  paga-  . 
nisme  romain  qui  n'avait  jamais  été  qu'un  sym- 
bole vide  et  stérile  ;  il  s'adresse  à  l'Orient  ;  il  de- 
mande au  culte  de  Cybèle  qui,  au  111e  siècle,  s'é- 
tait approprié  quelques-unes  des  pratiques  du 
culte  de  Mithra,  des  formules,  des  rites  et  des 
prières  que  le  polythéisme  romain  et  grec  seuls 
ne  lui  eussent  pas  donnés.  Cette  restauration  re- 
ligieuse,  où   l'a-l-il   consignée?  daus  le  moins 


—  49  — 

grave  de  ses  ouvrages  au  premier  coup  d'œil, 
mais  dans  celui  qui  en  réalité,  malgré  des  détails 
plus  que  singuliers ,  et  indignes  non-seulement 
d'un  philosophe ,  mais  de  tout  homme  sérieux, 
contient  sa  vraie  doctrine ,  dans  le  XIe  livre  des 
Métamorphoses . 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  ce  livre  est  tout 
entier  mystique  ;  Apulée  y  étale,  en  rivalité  de  la 
religion  nouvelle,  les  cérémonies,  les  prières, 
les  pompes,  les  rites,  tout  le  culte  enfin  du  paga- 
nisme; les  allusions,  les  imitations  se  trahissent 
à   chaque  instant  ;   citons-en    quelques    traits   : 
«  Insensiblement  les  premières  parties  du  cor- 
tège commencèrent  à  se  mettre  en  marche  ;  des 
femmes  vêtues  de  blanc,   couronnées   de  guir- 
landes  printanières    et   tenant   toutes  d'un   air 
joyeux  différents  attributs  ,  jonchaient  de  petites 
fleurs  le  chemin  par  où  s'avançait  le  cortège  sa- 
cré.  On  voyait  à  la  suite  un  chœur  de  jeunes 
gens  d'élite ,  vêtus  d'un  costume  blanc  du  plus 
grand  prix,  et  qui   chantaient  alternativement 
une  cantate  composée  sous  l'inspiration  des  Mu- 
ses par  un  poëte  habile.  Après  eux  venaient,  en 
troupes  nombreuses  et  à  flots  pressés ,  les  gens 
initiés  aux  divers   mystères;  des  hommes,  des 
femmes   de   tout  rang,   de   tout  âge,  couverts 
de  robes  de  lin  d'une  blancheur  éblouissante. 
Les  femmes  portaient  un  voile  transparent  sur 
leurs  cheveux  parfumés  d'essence  ;  les  hommes 
i  4 


—  50  — 

avaient  la  lête  entièrement  rasée  et  le  haut  de  la 
tête  tout  luisant.  Quant  aux  pontifes  sacres,  ces 
grands  personnages  étaient  vêtus  d'une  longue 
robe  blanche  qui  leur  couvrait  la  poitrine ,  leur 
serrait  la  taille,  et  leur  tombait  jusque  sur  les 
talons.  Immédiatement  à  la  suite  s'avançaient  les 
dieux  daignant  se  laisser  porter  par  des  créatures 
humaines.  Dès  que  nous  eûmes  touché  le  seuil 
du  temple,  le  grand  prêtre,  ceux  qui  portaient 
les  saintes  effigies  et  ceux  qui  étaient  depuis  Ion- 
temps  initiés  aux  mystères  vénérables,  entrèrent 
dans  le  sanctuaire  de  la  déesse ,  où  ils  placèrent 
en  ordre  ces  vivantes  images;  puis  un  d'entre 
eux,  que  tous  appelaient  le  Scribe,  se  tenant  de- 
bout à  la  porte ,  appela  comme  à  une  assemblée 
toute  la  secte  des  pastophores  ;  ensuite  il  monta 
dans  une  chaire  élevée  et  récita,  dans  un  livre,  des 
prières  pour  le  sublime  empereur,  pour  le  sénat, 
pour  les  chevaliers,  pour  tout  le  peuple  romain, 
pour  la  navigation,  pour  la  marine,  pour  la 
prospérité  de  ce  qui  compose  généralement  notre 
empire  ;  et  terminant  par  la  formule  d'usage  qui 
se  prononce  en  grec,  il  cria  :  «  Le  peuple  peut 
«  se  retirer.  » 

Apulée  décrit  ensuite  l'initiation  :  «  Le  vieillard, 
mettant  sa  droite  sur  moi,  me  conduit  avec  tou- 
tes sortes  d'égards  à  l'entrée  même  du  vaste 
temple  ;  il  procède  dans  le  rit  accoutumé  à  l'ou- 
verture des  portes,  et  il  achève  le  sacrifice  du 


—  51   — 

matin.  Il  tire  ensuite  du  fond  du  sanctuaire  cer- 
tains livres  écrits  en  caractères  inconnus,  qui 
représentaient  par  abréviation  les  formules  con- 
sacrées. Le  prêtre  écarte  ensuite  les  profanes,  et, 
couvert  comme  j'étais  d'une  robe  de  lin  grossier, 
il  me  prend  par  la  main  pour  me  conduire  dans 
le  sanctuaire  même  du  temple.  Les  cérémonies 
étant  achevées,  je  m'avançai  vêtu  de  douze 
robes  sacerdotales;  j'avais  une  magnifique  robe 
de  lin  enrichie  de  belles  fleurs  peintes  ;  sur  mes 
épaules  pendait  derrière  moi  et  jusqu'à  mes  ta- 
lons une  précieuse  clilamyde.  De  quelque  côté 
qu'on  me  regardât,  j'étais  chamarré  d'animaux 
de  toutes  sortes  de  couleurs;  les  prêtres  donnent 
à  ce  vêtement  le  nom  d'olympiaque.  De  la  main 
droite,  je  tenais  une  torche  enflammée;  j'avais 
sur  la  tête  une  belle  couronne  de  palmier ,  dont 
les  feuilles  se  dressaient  autour  de  ma  tête  en 
forme  de  rayons.  »  Apulée,  en  donnant  ces  dé- 
tails, déclare  qu'il  en  est  d'autres  qu'il  ne  peut 
révéler  aux  profanes. 

A  ces  formes  pompeuses,  mais  vides  et  mortes 
du  polythéisme,  pour  les  ranimer  et  les  remplir, 
Apulée  mêle  les  doctrines  panthéistes  du  culte 
oriental  de  Sérapis.  Ce  culte,  qui  de  bonne  heure 
avait  cherché  à  s'introduire  à  Rome,  y  avait  tou- 
jours été  proscrit;  il  triompha  enfin  de  cette  ré- 
sistance, et  à  la  faveur  de  l'indifférence  romaine, 
et  de  cette  influence  que  chaque  jour  l'Orient 


—  52  — 

et  ses  cultes  bizarres  exerçaient  sur  les  imagina- 
tions, il  s'établit  dans  l'empire;  à  partir  de  Tra- 
jan,  et  en  particulier  sous  le  règne  des  Antonins, 
il  fut  publiquement  pratiqué  en  Italie;  uni  au 
culte  de  Cybèle,  il  réveilla  le  paganisme  endormi. 
La  religion  persane,  dont  ces  cultes  étaient  l'ex- 
pression ,  offrait  avec  le  christianisme  d'appa- 
rentes analogies,  et  quelques-uns  de  ses  rites 
semblaient  rappeler  certains  rites  chrétiens  ;  on 
conçoit  donc  avec  quelle  ardeur  Apulée  devait 
embrasser  et  surtout  célébrer  une  doctrine  qui , 
par  le  vague  même  de  ses  initiations  et  le  mys- 
tère de  ses  cérémonies,  venait  offrir  au  poly- 
théisme mourant  une  apparence  de  force  et  de 
vie  qu'il  n'avait  plus.  Aussi  cette  doctrine  orien- 
tale est  -  elle  présentée ,  développée  dans  le 
xie  livre  des  Métamorphoses  avec  une  exalta- 
tion singulière  de  piété  ;  les  prières  d'Apulée  à 
la  déesse,  prières  empreintes  de  tout  le  vague 
du  panthéisme  oriental,  sont  presque  des  hymnes  ; 
sa  reconnaissance,  du  délire  ;  il  a  des  apparitions  : 
«  A  très-peu  de  jours  de  là,  le  premier  des  grands 
dieux,  le  plus  saint  d'entre  les  augustes,  le  plus 
auguste  d'entre  les  saints,  le  roi  des  immortels, 
se  présenta  pendant  mon  sommeil ,  non  pas  sous 
un  déguisement  étranger ,  mais  en  daignant  me 
faire  jouir  de  sa  bienheureuse  présence;  pour 
que  je  ne  pratiquasse  pas  son  culte,  en  étant 
confondu  avec  le  reste  de    ses   adorateurs,   il 


—  53  — 

m'admit  dans  le  collège  des  pastophores.  Aussi, 
à  partir  de  ce  moment,  je  me  fis  raser  les  che- 
veux pour  remplir  mon  ministère  dans  cette 
corporation  sacrée.  »  Apulée  était  initié  ;  le 
voilà  consacré. 

On  le  voit  :  Apulée  est  un  païen  fervent,  un 
illuminé  ;  il  est  en  quelque  sorte  le  pontife  de 
deux  cultes ,  du  polythéisme  et  de  la  philosophie. 
S'il  fait  ou  prétend  faire  des  miracles,  ce  n'est 
pas  seulement  par  un  orgueil  et  une  hallucina- 
tion de  philosophe;  ses  miracles  ont  un  autre 
but,  celui  de  faire  croire  à  ses  dieux  :  en  un 
mot,  le  pastophore  en  lui  efface  le  philosophe. 
Ces  mystères  peints  par  Apulée  avec  une  si  ar- 
dente imagination ,  ces  cérémonies  si  pompeuse- 
ment retracées  avaient-ils  un  sens?  Au  fond  de 
ce  sanctuaire  dont  l'initié  franchissait  si  pénible- 
ment les  différents  degrés,  trouvait-on  la  vérité, 
ou  quelque  chose  qui  y  ressemblât  ?  Arnobe  , 
Clément  d'Alexandrie,  Eusèbe  de  Césarée  nous 
le  diront;  ils  nous  donneront  le  secret  qu'Apulée 
ne  voulait  ,  et  pour  cause ,  divulguer.  Nous  n'a- 
vons parlé  que  du  magicien  ;  nous  retrouverons 
ailleurs  le  néo-platonicien. 

L'Afrique ,  qui  avait  produit  les  premiers  adver- 
saires du  christianisme,  lui  donna  aussi  ses  pre- 
miers défenseurs.  Minucius  Félix  et  Tertullien 
furent  compatriotes  de  Fronton.  Né ,  comme 
Fronton  ,  à  Girta  ,  comme  lui  probablement  Mi- 


—  54  — 

nucius  Félix  vint,  jeune  encore,  à  Rome,  et  s'il 
fallait  admettre  une  conjecture  assez  vraisembla- 
ble, il  y  aurait  même  été  disciple  du  maître  de 
Marc  Aurèle.  A  Rome,  Minucius  Félix  exerça  la 
profession  d'avocat.  Né  dans  le  paganisme,  il  fut 
converti  au  christianisme  par  un  de  ses  amis, 
un  compagnon  d'études,  élevé  lui  aussi  dans  les 
ténèbres  de  l'idolâtrie,  mais  dont  les  yeux  s'é- 
taient plus  tard  ouverts  à  la  lumière  nouvelle. 
Minucius,  gagné  au  christianisme,  s'en  fit  bien- 
tôt le  défenseur.  Les  apologistes  grecs  devaient 
sortir  des  écoles  des  philosophes;  les  apologistes 
latins  sortirent  presque  tous  des  rangs  des  avo- 
cats ;  différence  heureuse  qui  appropriait  mer- 
veilleusement les  ressources  aux  besoins  :  l'Église 
grecque  avait  à  répondre  a  la  science ,  l'Eglise 
latine  devra  répondre  à  la  loi. 

L'ouvrage  que  nous  a  laissé  Minucius  Félix,  et 
qui  a  pour  titre  Octave ,  est  en  forme  de  dia- 
logue. Octave  est  Fami  auquel  Minucius  avait  dû 
sa  conversion  ,  et  c'est  en  souvenir  de  ce  bien- 
fait qu'il  a  donné  son  nom  au  dialogue  que  nous 
allons  faire  connaître.  En  voici  le  plan.  Un  ami 
de  Minucius  Félix,  Octave,  est  venu  passer  au- 
près de  lui  le  temps  des  vacances  du  barreau.  Ils 
se  rendent  ensemble  a  Ostie ,  pour  y  prendre  les 
bains  de  mer;  ils  sont  accompagnés  de  Cécilius. 
S'il  fallait  adopter  une  ingénieuse  conjecture  do 
l'illustre  savant  Ansrelo  Mai,  nous  aurions  ici  un 


—  55  — 

lien  précieux  entre  la  littérature  païenne  et  la  lit- 
térature chrétienne.  M.  Angelo  Mai  pense  que  le 
Cécilius  du  dialogue  est  le  même  que  le  Cécilius 
dont  le  nom  se  trouve  au  milieu  de  lignes  bri- 
sées, dans  une  lettre  de  Fronton.  11  se  fonde  sur 
ce  que  dans  le  dialogue ,  Cécilius  appelle  Fron- 
ton :  Civlensem  nostrum,  et  qu'Octave  lui  ré- 
pondant dit  :  et  tuus  Fronto.  Quoi  qu'il  en  soit 
de  cette  conjecture,  chemin  faisant,  les  trois 
amis,  Minucius  Félix,  Cécilius  et  Octave,  ren- 
contrent une  statue  de  Sérapis.  Cécilius,  selon 
l'usage  des  païens,  porte  la  main  à  sa  bouche,  et  la 
baise.  Octave  prend  de  là  occasion  d'adresser  un 
reproche  à  Minucius  Félix:  «  Pourquoi  laisse-t-il  si 
longtemps  dans  Terreur  un  homme  tel  que  Céci- 
lius? »  Cécilius  est  frappé  de  ces  paroles  ;  et  tandis 
que  Minucius  et  Octave  s'amusent  à  contempler 
les  jeux  innocents  auxquels  se  livrent  au  bord  de 
la  mer  quelques  enfants ,  lui ,  silencieux  et  soli- 
taire, il  paraît  absorbé  dans  de  profondes  ré- 
flexions. Il  n'accepte  cependant  d'abord,  ni  pour 
Minucius  ni  pour  lui-même,  le  reproche  d'Octave  ; 
il  saura  bien  justifier  ce  qu'on  appelle  son  erreur; 
il  ne  recule  point  devant  le  défi  qu'en  sa  per- 
sonne on  porte  au  paganisme.  L'engagement 
ainsi  pris  de  part  et  d'autre,  les  trois  amis  vont 
s'asseoir  sur  le  parapet  qui  défendait  les  bains  des 
assauts  de  la  mer  dans  laquelle  il  s'avançait.  Et 
là,  ayant  pour  fond  la  ville  d'Ostie ,  pour  per- 


—  56  — 

spective  l'immensité  de  la  mer ,  ils  commencent 
un  solennel  entretien.  Ostie ,  ville  prédestinée 
aux  pieuses  méditations ,  ce  n'est  pas  le  seul  im- 
mortel entretien  dont  tu  seras  témoin  !  On  aura 
plus  d'une  fois  lieu  de  le  remarquer  :  les  écri- 
vains chrétiens,  quand  ils  encadrent  leurs  dis- 
cours dans  une  scène  empruntée  à  la  nature  , 
choisissent  de  préférence  les  aspects  de  l'océan  et 
la  solitude  mélancolique  de  ses  rivages: 

Pontum  aspectabant  fientes. 

Ainsi,  c'est  au  bord  de  la  mer  que  saint  Justin 
placera  la  rencontre  du  vieillard  avec  lequel  il 
s'entretient  et  qui  le  convertit  à  la  foi  nouvelle; 
comme  si  le  calme  profond  de  l'océan  et  son  im- 
mensité convenaient  seuls,  par  l'idée  qu'ils  don- 
nent de  l'infini,  à  la  gravité  et  à  l'étendue  des  es- 
pérances chrétiennes. 

Mais  laissons  Minucius  lui-même  nous  retracer 
cette  scène  pleine  de  charme  et  de  fraîcheur. 

«  Nous  résolûmes  d'aller  à  Ostie,  ville  char- 
mante. Une  douce  température  avait  alors  suc- 
cédé aux  chaleurs  de  l'été,  et  les  vacances  d'au- 
tomne me  permettaient  de  m'éloigner  du  barreau. 
Nous  partîmes  donc  à  la  pointe  du  jour  pour 
nous  rendre  à  la  mer,  en  suivant  le  bord  du 
libre  ;  l'air  qu'on  y  respire  donnait  de  la  vigueur 
à  nos  corps,  et  nous  éprouvions  une  volupté 
inexprimable  à  laisser  sur  le  sable  une  légère 


—  57  — 

empreinte  de  nos  pas.  Arrivés  à  1  endroit  où  les 
vaisseaux  sont  à  sec ,  nous  vîmes  des  enfants 
qui  s'amusaient  à  faire  des  ricochets.  Octavius 
et  moi  nous  prenions  le  plus  grand  plaisir  à  ce 
spectacle  ;  mais  Cécilius ,  loin  de  sourire  à  l'ar- 
deur de  ces  enfants,  n'y  faisait  pas  la  moindre 
attention;  inquiet,  silencieux,  solitaire,  et,  pour 
ainsi  dire,  séparé  de  nous,  son  visage  annonçait 
en  lui  je  ne  sais  quelle  douleur  secrète.  «Qu'avez- 
«  vous,  lui  dis-je  ?  Qu'est  devenue  cette  gaieté 
«  qui  ne  vous  abandonnait  pas  même  dans  les 
c<  affaires  les  plus  graves  ?  —  Ce  que  vous  a  dit 
«  Octavius ,  me  répondit-il ,  m'a  piqué  au  vif; 
«  mais  je  n'en  resterai  pas  là,  j'aurai  satisfaction 
«  entière....  Allons  nous  asseoir  sur  le  parapet 
«  qui  défend  les  bains  et  s'avance  dans  la  mer  ; 
«  nous  pourrons,  en  nous  délassant  des  fatigues 
«  du  chemin,  argumenter  plus  à  notre  aise.  » 
Nous  acceptâmes  sa  proposition. 

Alors  donc  s'engage  la  discussion  entre  Octave 
qui  représente  le  christianisme,  et  Cécilius  qui 
soutient  le  paganisme.  Minucius  Félix  est  juge  du 
débat.  Cécilius  commence  :  «  Le  monde,  dit-il,  est 
l'œuvre  du  hasard  ;  tout  ici  atteste  l'absence  ou 
l'indifférence  des  dieux ,  les  misères  morales  de 
l'homme  comme  les  désordres  physiques  de  l'u- 
nivers. Pourquoi  donc  l'homme  se  fatiguerait-il 
à  vouloir  pénétrer  des  mystères  qui  lui  échap- 
peront toujours ,  et  que  le  plus  sage  des  Grecs, 


—  58  — 

Socrate,  a  dédaignés?  L'homme  est  condamné  à 
un  doute  éternel,  à  une  profonde  ignorance;  et 
ce  sont  les  chrétiens,  hommes  sans  études  et  sans 
connaissances,  qui  auraient  la  prétention  de  péné- 
trer de  tels  secrets!  Ah!  dans  une  telle  incertitude, 
ne  vaut-il  pas  mieux  s'en  tenir  à  la  croyance  de  nos 
ancêtres  ?  La  religion  des  Romains  a  fait  la  pros- 
périté de  leur  empire  ;  leur  négligence  envers  les 
dieux  a  au  contraire  toujours  été  pour  Rome  une 
source  de  revers.  Et  pourquoi  d'ailleurs  aban- 
donneraient-ils leurs  dieux?  pour  embrasser  la 
croyance  de  gens  qui  se  livrent  à  d'infâmes  dé- 
bauches ,  à  d'horribles  initiations ,  qui  adorent 
une  tête  d'âne  et  croient  à  une  résurrection  chi- 
mérique ;  gens  qui  vantent  la  toute-puissance  de 
leur  Dieu  et  sont  malheureux  et  souffrants?  De 
deux  choses  l'une  :  ou  votre  Dieu  ne  veut  pas 
venir  au  secours  de  ses  enfants,  ou  il  ne  le  peut 
pas;  il  est  donc  impuissant  ou  injuste.  »  Ces  ob- 
jections, on  le  voit,  tiennent  tout  à  fait  du  scep- 
ticisme philosophique.  Cécilius  est  incrédule;  il 
est  en  même  temps  intolérant  et  dédaigneux  à 
l'égard  des  chrétiens. 

Octave  éprouve  quelque  embarras  à  répon- 
dre à  Cécilius,  à  le  suivre  au  milieu  de  toutes  ses 
incertitudes.  Cécilius  d'abord  a  proclamé  qu'il 
n'y  a  point  de  dieux,  puis,  il  croit  a  leur  exis- 
tence; enfin,  selon  lui,  les  dieux  sont  les  auteurs 
de  la  fortune  de  Rome  !  les  dieux  auraient  donc 


—  59  — 

récompense  ceux  qui  les  ont  outragés;  car  les 
Romains  comptent  autant  d'impiétés  que  de  vic- 
toires ;  mais  ces  dieux,  auxquels  les  Romains  at- 
tribuent leurs  victoires ,  ont-ils  jamais  existé  ? 
Octave ,  reprenant  à  leur  origine  la  naissance, 
l'établissement,  le  culte  de  toutes  ces  divini- 
tés, ouvrages  des  ignorances  et  de  la  main  de 
l'homme,  prouve  qu'elles  ne  furent  jamais.  Minu- 
cius  Félix  ne  se  borne  pas  à  montrer  la  vanité  des 
dieux  en  général;  il  attaque  les  dieux  de  Rome , 
les  dieux  indigènes;  il  fait  voir  aussi,  mais  non 
sans  quelques  ménagements,  le  vide  des  cérémo- 
nies et  des  sacrifices  nationaux.  Or,  si  l'on  se 
rappelle  que  les  sacrifices  et  les  cérémonies 
étaient  toute  la  religion  romaine,  on  verra  qu'il 
y  avait  dans  ces  attaques  beaucoup  plus  de  har- 
diesse qu'il  n'y  en  aura  à  confondre  le  poly- 
théisme grec,  qui  n'était  guère  que  la  religion 
des  poètes  et  n'intéressait  pas  l'Etat. 

«  Mais  si  les  dieux  de  Rome  ne  furent  jamais, 
faut-il  en  conclure  qu'il  n'existe  pas  d'être  su- 
prême, et  que  le  monde  est  l'œuvre  et  le  jouet  du 
hasard?  Non;  tout  atteste  l'existence  de  Dieu  et 
sa  sollicitude  :  la  beauté  de  l'univers,  l'ordre  et 
la  régularité  des  saisons,  l'harmonie  des  éléments, 
en  un  mot,  toute  l'économie  du  monde.  Que  si 
l'existence  d'une  divinité  est  incontestable,  son 
unité  ne  l'est  pas  moins.  Mais,  dit-on,  ce  sont  les 
chrétiens,  gens  pauvres,  ignorants  et  grossiers, 


—  60  — 

qui  prétendent  pénétrer  des  mystères  impéné- 
trables. Je  ferai  remarquer  a  Cécilius  que  tous 
les  hommes  sans  distinction  d'âge,  de  sexe  et  de 
rang,  sont  nés  capables  de  connaître  Dieu.  Dieu  se 
doit  chercher  par  l'âme ,  et  non  par  l'esprit;  des- 
cendons au  dedans  de  nous-mêmes,  nous  le  trou- 
verons au  fond  de  notre  conscience.  »  Ce  point 
de  vue  est  nouveau;  il  change  toute  la  philoso- 
phie ;  il  met  l'instinct  moral  au-dessus  de  l'intel- 
ligence, et  pour  ainsi  dire  à  la  portée  de  tous  les 
hommes,  ce  qui  semblait  réservé  aux  plus  su- 
blimes esprits.  Octave  répond  ensuite  aux  accu- 
sations populaires  de  festins  homicides,  d'unions 
incestueuses,  par  le  tableau  des  mœurs  chrétien- 
nes qu'il  oppose  à  la  corruption  des  mœurs  ro- 
maines. Mais  vous  n'avez  pas  de  temples,  pas 
d'autels?  «  Quelle  image  pourrions-nous  faire 
de  Dieu,  puisqu'aux  yeux  de  la  raison,  l'homme 
est  l'image  de  Dieu  lui-même?  Quel  temple  lui 
élèverai-je,  lorsque  le  monde  qu'il  a  construit  ne 
peut  le  contenir?  Ne  vaut-il  pas  mieux  lui  dédier 
un  temple  dans  notre  esprit  et  le  conserver  dans 
le  fond  de  notre  cœur? 

«  Vous  nous  reprochez  l'impuissance  ou  l'in- 
justice de  notre  Dieu,  qui  ne  peut  ou  ne  veut 
nous  sauver  de  ces  misères  qui  vous  révoltent  ; 
nous  ne  concevons  pas  comme  vous  le  bonheur 
et  le  malheur;  Dieu  ne  nous  abandonne  pas,  il 
nous  éprouve  ;  celte  vie  pour  nous  est  un  coin- 


—  61   — 

bat,  dont  la  palme  est  au  ciel.  Eh  !  quel  plus  beau 
spectacle  pour  la  Divinité  que  de  voir  un  chré- 
tien aux  prises  avec  la  douleur,  bravant  les  sup- 
plices et  les  tourments,  défendant  sa  liberté  con- 
tre les  princes  et  les  empereurs ,  ne  cédant  qu'à 
Dieu  seul,  et  triomphant,  même  dans  la  mort,  du 
juge  qui  le  condamne!  »  Ce  défi  à  la  loi  termine 
la  réponse  d'Octave.  Cécilius  est  convaincu,  et 
victorieux  même  dans  sa  défaite ,  il  triomphe  de 
Terreur,  si  Octave  a  triomphé  de  lui. 

VOctaw'us,  on  a  pu  le  remarquer,  présente,  et 
dans  le  style,  et  dans  les  pensées,  d'assez  nom- 
breux souvenirs  de  la  littérature  latine  profane. 
Ce  que  Minucius  Félix  met  dans  la  bouche  de 
Cécilius  sur  le  destin,  est,  en  grande  partie ,  em- 
prunté au  traité  de  Cicéron,  qui  porte  ce  titre. 
La  conclusion  de  Cécilius  est  celle  du  De  Fato. 
Le  tableau  des  calamités,  qu'à  diverses  époques, 
et  surtout  sous  la  république,  a  attirées  sur 
Rome  sa  négligence  envers  les  dieux,  rappelle 
d'une  manière  frappante  le  discours  que  sur  le 
même  sujet  Tite  Live  prête  à  Camille;  enfin  le 
tableau  du  chrétien  qui,  aux  prises  avec  le  mal- 
heur, offre  ici-bas  à  la  Divinité  le  plus  beau  spec- 
tacle qu'elle  puisse  contempler,  ce  tableau  ne 
nous  reporte-t-il  pas  involontairement  à  celui 
que  Sénèque  trace  de  Caton  inébranlable  au  mi- 
lieu des  revers  de  son  parti  et  des  ruines  de  l'u- 
nivers? A  ces  imitations,  ainsi  qu'à  l'élégance  du 


—  62  — 

langage,  on  reconnaît  donc  que  XOctcwius  a  été 
écrit  à  Rome;  on  voit  aussi  que  dans  Minucius 
Félix,  le  christianisme  retient  encore  quelque 
chose  de  philosophique;  la  discussion  y  est  plus 
morale  que  théologique;  la  foi  y  est,  le  dogme 
n'y  est  pas  encore  dans  toute  sa  rigueur  ;  nous  le 
trouverons  dans  Tertullien. 


CHAPITRE  IV. 


TERTULLIEN. 


Tertullien  naquit  à  Carthage,  sous  l'empire  de 
Sévère  et  de  Caracalla ,  vers  l'an  1 60.  Sa  jeunesse 
nous  échappe;  on  sait  seulement  qu'il  était  né 
païen.  Comment  le  païen  devint-il  l'apologiste 
habile  et  éloquent  du  christianisme  ?  On  l'ignore. 
Tertullien  porta-t-il  les  armes?  Suivit-il  la  car- 
rière du  barreau  ?  On  hésite  entre  ces  deux  opi- 
nions qui  trouveraient  dans  ses  écrits  des  preuves 
égales;  car  il  emploie  aussi  fréquemment  des 
expressions ,  des  métaphores  prises  à  l'art  mili- 
taire, qu'il  emprunte  des  termes  au  langage  ju- 
diciaire. Quoi  qu'il  en  soit,  jamais  encore  le 
christianisme  Savait  fait  une  si  importante  con- 
quête; jamais  le  paganisme  n'avait  rencontré  un 
si  redoutable  adversaire. 

Tertullien  réunit  en  lui  plusieurs  caractères  * 
apologiste ,  docteur,  controversiste ,  il  a  défendu 
la  religion,  établi  la  discipline  chrétienne,  et 
combattu  l'hérésie.  Nous  le  considérerons  sous 
ces  trois  faces  différentes;  et  d'abord  voyons  en 
lui  l'apologiste. 


—  64  — 

L' dpologcliqueàe  Tertullien  se  distingue  à  deux 
Irails  profonds  :  au  peu  de  ménagements  qu'il 
garde  envers  le  paganisme,  et  à  la  hardiesse  avec 
laquelle  il  s'attaque  aux  empereurs  et  à  la  loi. 
Mais  avant  de  marquer  ces  deux  caractères ,  fai- 
sons connaître  le  plan  de  V apologétique.  Tertullien 
y  répond  d'abord,  mais  d'une  manière  vive  et 
neuve,  à  ces  accusations  calomnieuses  que  l'on 
répandait  contre  les  mœurs  des  chrétiens,  et  sur- 
tout à  cette  odieuse  imputation  que  portait  contre 
eux  Fronton.  Mais  après  s'être  arrêté  un  instant 
et  avec  dédain  à  repousser  ces  bruits  infâmes ,  il 
laisse  de  côté  les  vaines  raisons  qui  de  part  et 
d'autre  masquaient,  entre  le  paganisme  et  le 
christianisme,  la  véritable  cause  de  la  guerre;  il 
s'adresse  directement  aux  dieux  et  à  Rome;  il 
montre  l'origine  mortelle  et  souvent  honteuse  de 
ces  divinités;  leur  histoire  burlesque  ou  cruelle; 
leurs  cérémonies  impies  ou  ridicules ,  sanguinai- 
res ou  scandaleuses,  et  semble  épuiser  déjà  un 
texte  qu'après  lui,  Àrnobe,  Lactance  et  saint 
Augustin  sauront  pourtant  rajeunir. 

Les  attaques  de  Tertullien  contre  le  paganisme 
sont,  on  le  voit,  beaucoup  plus  hardies  et  plus  di- 
rectes que  ne  l'avaient  été  celles  de Minucius Félix. 
Dans  Minucius,  la  question  philosophique  domine 
la  question  politique;  si  les  dieux  y  sont  atteints, 
les  empereurs  y  sont  respectés;  Minucius  effleure 
le  paganisme.  Tertullien  va  le  frappera  mort. 


—  G5  — 

On  a  recherche  si  \\4pologëtique  était  adresse  au 
sénat  romain  ou  aux  magistrats  carthaginois  ; 
qu'il  s'adresse  à  ceux-ci  et  non  aux  sénateurs 
romains,  je  n'en  voudrais  d'autre  preuve  que 
les  attaques  de  Tertullien  contre  ces  dieux  na- 
tionaux, di  patriœ  i/idigetes,  qui  étaient  en  même 
temps  des  dieux  domestiques.  À  Rome,  les  dieux 
sont  nés  avec  l'empire  ;  ils  ont  leur  place  au 
foyer  comme  dans  les  temples;  les  attaquer, 
c'est  renverser  l'empire.  Tertullien  le  sait  bien  ; 
et  à  la  hardiesse  avec  laquelle  il  les  détrône,  on 
dirait  qu'il  accomplit  la  vengeance  de  Carthage 
sur  Rome. 

Il  y  avait  quelque  chose  que  Rome  vénérait  à 
l'égal  et  presque  au-dessus  des  dieux ,  c'était  la 
loi.  Tertullien  ne  la  respecte  pas  davantage.  Il  la 
montre  toujours  variable,  toujours  modifiée.  On 
comprendra  sans  peine  la  vigueur  que  Tertullien 
porte  dans  ses  attaques.  Plus  que  les  empereurs, 
en  effet,  la  loi,  nous  le  savons,  était  impitoya- 
ble à  l'égard  des  chrétiens;  et  autant  que  la  loi, 
le  sénat  chargé  de  la  maintenir;  les  jurisconsul- 
tes ne  leur  étaient  pas  plus  indulgents. 

Pourtant  ni  les  attaques  des  chrétiens  contre 
le  paganisme,  ni  leur  révolte  contre  la  loi, 
n'étaient,  au  fond,  le  véritable  grief  qu'on  avait 
contre  eux;  les  Romains  eussent  encore  fait  bon 
marché  de  leurs  lois  et  même  de  leurs  dieux  :  les 
véritables  dieux,  c'étaient  les  empereurs,  aussi 


—  66  — 

laissant  de  côté  et  les  dieux  et  la  loi,  Tertullien 
aborde-t-il  la  véritable  question  :  «  Écartons,  s'é- 
crie-t-il,  les  vains  prétextes;  notre  crime ,  le 
voici  :  nous  n'adorons  pas  les  empereurs;  »  ce 
crime,  si  c'en  est  un,  il  l'avoue,  et  c'est  alors 
que  dépouillant  les  empereurs  de  ce  caractère  de 
divinité  qu'on  leur  avait  injurieusement  prêté,  il 
les  réduit  à  n'être  que  des  princes  placés  comme 
tous  les  hommes  sous  la  main  de  Dieu;  attaque 
bien  hardie ,  car  ces  empereurs  sont  aussi  des 
pontifes.  Ainsi  hrise-t-il  du  même  coup  entre 
leurs  mains  le  glaive  et  le  lituus.  Tertullien  touche 
ici  à  la  révolte;  il  l'a  compris,  et  bientôt  delà 
même  voix  dont  il  rabaisse  les  empereurs  comme 
dieux,  il  les  relève  comme  princes.  Il  fait  plus; 
il  résout  le  problème  terrible  qui,  depuis  que  la 
république  est  devenue  l'empire ,  agite  Rome  et 
l'ébranlé  jusqu'en  ses  fondements.  Cette  grave 
question  vaut  qu'on  s'y  arrête  ,  et  qu'on  la  re- 
prenne de  plus  haut. 

L'empire  avait  été  en  quelque  sorte  une  sut- 
prise.  Auguste  ne  s'était  point  ouvertement  porté 
comme  héritier  de  la  république  ;  c'est  au  nom 
du  peuple,  c'est  sous  le  titre  modeste  de  tribun 
qu'il  gouverna.  Sa  victoire  semblait  être  celle  du 
peuple.  Les  patriciens  ne  s'y  trompèrent  pas; 
aussi ,  non-seulement  sous  Auguste  et  dans  celte 
domination  récente,  mais  même  sous  les  succes- 
seurs de  ce  prince,  on  entend  tantôt  les  sourds 


—  67  — 

frémissements ,  tantôt  les  publiques  impréca- 
tions du  sénat  contre  les  empereurs.  Quoi  qu'ils 
fassent,  les  empereurs  ne  parviennent  jamais  à 
donner  à  leur  pouvoir,  tout  ensemble  violent  et 
craintif,  une  parfaite  sécurité. 

Et  il  ne  faut  pas  croire  que  les  folies  et  les 
cruautés  de  quelques  princes  causassent  seules 
ces  haines  et  ces  révoltes.  Non;  pour  contenir, 
pour  se  concilier  les  Romains,  quelques  empe- 
reurs, et  même  des  plus  mauvais,  employèrent 
des  moyens  aussi  prudents  qu'habiles,  et  qui 
eussent  désarmé  le  ressentiment  des  Romains , 
s'il  n'eût  eu  des  racines  que  l'on  ne  pouvait 
atteindre.  Pane  m  et  circenses  :  ce  trait  du  sati- 
rique a  été  trop  pris  à  la  lettre.  En  effet,  pour 
satisfaire  et  captiver  les  Romains,  la  politique  des 
empereurs  ne  se  bornait  pas  à  leur  procurer  de 
frivoles  distractions;  ils  y  employaient  de  plus 
nobles  prévoyances  :  veiller  à  l'entretien  des  édi- 
fices publics  de  Rome,  en  construire  de  nou- 
veaux ;  tenir  rigoureusement ,  dans  les  affaires 
civiles  à  la  stricte  exécution  des  lois,  dans  les  cala- 
mités imprévues  venir  au  secours  des  citoyens; 
relever  par  d'habiles  et  généreuses  mesures  le 
crédit  public,  multiplier  tous  les  objets  d'art 
qui  pouvaient  charmer  les  regards  du  peuple 
et  élever  son  imagination ,  ce  ne  fut  pas  là  seu- 
lement le  soin  d'Auguste,  mais  de  Tibère,  cl 
de   Claude  lui-même.    Inutiles   précautions!   la 


—  68  — 

lutte  n'en  durait  pas  moins  au  fond  des  cœurs. 
Aussi  quand  Néron,  s'abandonnant  plus  lui- 
même  qu'il  ne  fut  abandonné  des  soldats,  se 
donna  la  mort,  le  sénat  profitant  avec  une 
promptitude  hardie  des  hésitations  des  préto- 
riens, chercha-t-il  à  ressaisir  le  pouvoir;  il 
nomma  l'héritier  de  Néron.  Mais  alors  la  lutte 
entre  le  principe  populaire  et  le  principe  patri- 
cien ,  recommença  plus  ardente  et  plus  terrible. 
Galba,  Othon,  Yitellius  furent  les  candidats 
éphémères  du  sénat  ou  du  peuple.  Vespasien 
sembla,  par  une  heureuse  transaction,  réunir  en 
lui  les  vœux  des  soldats  et  du  sénat.  Le  sénat 
octroie  une  espèce  de  charte ,  donne  une  espèce 
d'investiture  que  Vespasien  semble  accepter. 
Sous  Domitien,  le  sénat  se  tait.  Avec  les  Anto- 
nins,  il  reprend  son  autorité,  quelquefois  con- 
testée par  les  soldats,  mais  le  plus  souvent  invo- 
quée et  reconnue  par  les  prétendants  à  l'empire; 
et  pour  ces  prétendants,  selon  qu'ils  acceptent 
ou  méconnaissent  sa  suprématie,  le  sénat  a  des 
apothéoses  ou  des  anathèmes. 

Vainement  les  empereurs  cherchaient- ils  à 
donner  à  leur  pouvoir  une  légitimité  qui  les  mît 
à  l'abri  des  révoltes  des  soldais  ou  des  dé- 
chéances du  sénat  ;  ils  ne  savaient  où  la  pren- 
dre ,  et.  surtout  où  la  fixer.  La  famille  des  Jules 
la  demanda  au  souvenir  d'Auguste;  Vespasien, 
à  cette  investiture  du  sénat  que  nous  avons  rap- 


—  69  — 

pelée.  Les  Antonins  semblèrent  la  créer  par  leurs 
vertus;  aussi ,  leur  nom  est-il  pendant  longtemps 
invoqué  par  leurs  successeurs ,  comme  une  pro- 
messe de  bonheur  en  même  temps  qu'un  droit. 
Les  familles  africaines  et  syriennes  qui  leur  succè- 
dent, cherchent  dans  la  tolérance  ou  plutôt  dans 
la  confusion  des  cultes  divers  ,  dont  ils  se  font  les 
pontifes,  une  espèce  de  sanction  religieuse.  Mais 
la  gloire  des  Jules,  la  sagesse  des  Antonins,  la  ma- 
gie des  superstitions  étrangères  n'y  peuvent  rien. 
Il  n'était  donné  qu'à  la  parole  chrétienne  de  con- 
cilier ces  deux  principes  ennemis ,  ou  plutôt  de 
les  remplacer  par  un  principe  nouveau. 

Tertullien  tranche  résolument  la  question.  11 
se  prononce  contre  le  sénat  pour  l'empereur  et 
pour  le  peuple.  Cette  décision  était  d'une  grande 
importance;  elle  terminait  un  conflit  de  plusieurs 
siècles  ;  elle  mettait  définitivement  le  droit  où 
déjà  étaient  le  pouvoir  et  la  responsabilité.  Il  est 
bien  vrai  que  l'intérêt  des  chrétiens  et,  le  dirai- 
je,  une  certaine  parenté  les  portaient  où  était  la 
justice.  Comme  l'empire,  le  christianisme  sortait 
du  peuple  ;  et  tous  deux ,  sans  doute ,  par  des 
moyens  bien  différents,  et  à  l'insu  l'un  de  l'autre, 
accomplissaient  la  même  œuvre.  Tous  deux  rem- 
plaçaient le  vieux  principe  patricien,  principe  qui 
avait  justement  péri.  Le  séuat  leur  était  d'ailleurs 
plus  ennemi  que  les  empereurs.  En  défendant 
ses  anciennes  superstitions,  le  sénat  combattait 


—  70  — 

pour  ses  pénates;  car  presque  toutes  les  fonctions 
sacerdotales  étaient  pour  lui  honneur  en  même 
temps  que  profit. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  néanmoins  que  cet 
intérêt  secondaire  fût  la  cause  de  l'adhésion  que 
les  chrétiens  donnaient  aux  empereurs.  Non, 
entre  les  empereurs  et.  les  chrétiens ,  il  y  avait 
des  motifs  plus  relevés  et  plus  forts  d'heureuse 
harmonie.  Celte  défiance  réciproque  où  étaient 
les  empereurs  du  sénat ,  le  sénat  des  empereurs, 
n'existait  pas  entre  les  empereurs  et  les  chré- 
tiens. En  respectant  dans  les  princes,  quels 
qu'ils  fussent,  l'image  et  le  pouvoir  de  Dieu,  les 
chrétiens  donnaient  de  la  dignité  à  leur  obéis- 
sance, en  même  temps  qu'ils  assuraient  aux 
empereurs  une  sécurité  qui  les  devait  rendre 
plus  doux.  C'était  le  grand  mal  de  l'empire  que 
la  soumission  ne  pût  se  séparer  de  la  servitude, 
l'indépendance  de  la  révolte.  Les  empereurs 
n'étaient  si  cruels  que  parce  qu'ils  étaient  ef- 
frayés ;  ils  ressentaient  la  terreur  qu'ils  inspi- 
raient :  Pavebant  terrebantque ,  a  dit  Tacite. 
La  parole  chrétienne  fit  cesser  cette  fâcheuse  al- 
ternative. Elle  rendit  la  dignité  à  l'obéissance, 
en  rendant  la  sécurité  au  pouvoir;  elle  mit  le 
respect  de  l'homme  à  côté  delà  crainte  de  Dieu. 
Alors  même  qu'ils  repoussent  une  dégradante  ido- 
lâtrie, et  refusent  de  rendre  à  l'empereur  l'hom- 
mage qui  n'appartient  qu'à  Dieu,  les  chrétiens 


—  71   — 

placent  l'empereur  clans  un  sanctuaire  bien  plus 
inviolable  que  celui  où  les  reléguait,  à  côté  des 
dieux,  la  servilité  des  païens  :  «  La  vie  des  em- 
pereurs commença  donc  à  être  plus  assurée;  ils 
purent  mourir  dans  leur  lit,  et  cela  sembla  avoir 
un  peu  adouci  leurs  mœurs;  ils  ne  versèrent  plus 
le  sang  avec  tant  de  férocité  :  »  la  remarque  est 
de  Montesquieu.  Voici  quelle  était ,  si  je  puis 
ainsi  parler ,  dans  Tertullien ,  la  formule  de  l'o- 
béissance et  tout  à  la  fois  de  l'indépendance 
des  chrétiens  à  l'égard  des  empereurs  :  «  Nous 
invoquons,  pour  le  salut  des  empereurs,  le  Dieu 
éternel ,  le  vrai  Dieu ,  le  Dieu  vivant.  Les  yeux 
levés  au  ciel,  les  mains  étendues ,  parce  qu'elles 
sont  pures,  la  tête  nue,  parce  que  nous  n'avons  à 
rougir  de  rien ,  nous  demandons  pour  les  empe- 
reurs une  longue  vie,  un  règne  tranquille,  la  sû- 
reté dans  leurs  palais,  la  paix  dans  tout  le  monde, 
enfin,  tout  ce  qu'un  homme,  tout  ce  qu'un  em- 
pereur peut  désirer.  Si  nous  ne  jurons  point  par 
le  génie  des  empereurs,  nous  jurons  parleur  vie, 
plus  auguste  que  tous  les  génies,  qui  ne  sont  que 
des  démons;  nous  respectons,  dans  les  empe- 
reurs, les  jugements  de  Dieu  qui  les  a  établis 
pour  gouverner  les  peuples.  Mais  pourquoi  par- 
ler davantage  de  nos  sentiments  religieux  pour 
l'empereur?  Pourrions -nous  ne  pas  les  avoir 
pour  celui  que  notre  Dieu  a  placé  sur  le  trône , 
et  qu'à  ce  titre ,  nous  sommes  fondés  à  recon- 


—  72  — 

naître  spécialement  pour  notre  empereur;  mais 
je  n'égalerai  point  l'empereur  à  Dieu  ;  c'est  bien 
assez  pour  lui  d'avoir  le  titre  d'empereur ,  litre 
auguste  qu'il  tient  de  Dieu.  »  Opposant  ensuite 
à  cette  noble  fierté  qui,  dans  l'empereur,  respecte, 
sans  le  craindre,  le  représentant  de  Dieu,  les  perfi- 
des adulations  des  Romains  :  «D'où  sont  sortis, 
demande-t-il,  les  Cassius,  les  Nigers,  les  Albinus  ; 
ceux  qui  assassinent  leur  prince  entre  deux  bos- 
quets de  lauriers  ;  ceux  qui  s'exercent  dans  les 
gymnases  pour  les  étrangler  habilement;  ceux 
qui  forcent  le  palais  à  main  armée ,  plus  auda- 
cieux que  lesSigerius  et  les  Partbenius  !  Si  je  ne  me 
trompe,  tous  ces  gens-là  étaient  Romains,  c'est- 
à-dire  qu'ils  n'étaient  pas  chrétiens.  »  Et  dans  un 
autre  traité  :  «  Nous  respectons  la  personne  de 
l'empereur;  tous,  nous  lui  rendons  l'honneur 
que  permet  notre  conscience,  que  réclame  sa 
dignité.  Reconnaissant  en  lui  un  homme  qui  vient 
après  Dieu,  qui  tient  de  Dieu  tout  ce  qu'il  est, 
nous  sacrifions  pour  son  salut  ;  mais  ces  sacrifices, 
nous  les  offrons  à  Dieu,  notre  maître  et  le  sien.  » 
Ces  paroles  portèrent  leurs  fruits.  Tertullien 
annonce  la  royauté  chrétienne  de  Constantin,  et 
dans  la  royauté  de  Constantin  ,  la  royauté  mo- 
derne. «  L'Église  leur  a  ouvert  (aux  rois)  une 
place  plus  vénérable  ;  elle  les  a  fait  régner  clans 
la  conscience;  c'est  là  qu'elle  les  a  fait  asseoir 
sur  un  troue,  en  présence  et  sous  les  yeux  de 


—  73  — 

Dieu  même.  Quelle  merveilleuse  unité!  Elle  a 
fait  un  des  articles  de  la  foi,  de  la  sûreté  de  leur 
personne  sacrée  ;  un  devoir  de  la  religion,  de  l'o- 
béissance qui  leur  est  due.  »  Ainsi  avait  parlé  Bos- 
suet,  avant  Montesquieu.  On  conçoit  que  cette 
doctrine  dut  plaire  aux  empereurs  ;  aussi  Bossuet, 
dit-il  encore  avec  la  même  justesse  :  «  Les  empe- 
reurs auraient  été  chrétiens,  s'ils  avaient  pu  être 
chrétiens  et  empereurs.  »  C'est-à-dire,  si  le  sénat, 
dans  son  intérêt,  n'eût  retardé,  autant  qu'il  était 
en  lui,  cette  alliance  salutaire  qui,  commencée 
sous  Constantin,  ne  s'achèvera  que  sousThéodose. 
En  proclamant  ainsi  le  principe  nouveau  de 
l'obéissance  des  sujets  envers  les  princes ,  repré- 
sentants delaDivinité  dont  ils  relèvent,  Tertullien 
se  réserve  et  réclame  un  droit  qui  n'est  pas  moins 
nouveau  et  important,  la  liberté  de  conscience. 
Rien  dans  le  monde  ancien ,  où  le  culte  n'était 
qu'un  symbolisme  vide,  ne  faisait  sentir  le  be- 
soin, ne  donnait  l'idée  d'un  tel  droit;  âme  et 
corps ,  l'homme  était  livré  au  pouvoir  politique , 
et  sans  communication  intellectuelle  avec  la  Divi- 
nité, il  recevait  ses  croyances  sans  examen.  Les 
auteurs  chrétiens  ne  peuvent  accepter  cette  servi- 
tude de  la  pensée.  Ils  revendiquent  hautement  le 
droit  nouveau ,  droit  qu'a  tout  homme  de  ne  con- 
sulter que  sa  conscience  dans  le  commerce  qu'il 
établit  avec  Dieu  et  dans  le  culte  qu'il  lui  rend  : 
proprietas  religiohis  ;  c'est  l'énergique  expression 


_  74  — 

deïertullien.  Cette  doctrine  nouvelle  et  féconde 
qui  renferme  en  elle  seule  toutes  les  libertés  qui 
avaient  péri,  et  celles  que  devait  donner  l'avenir, 
cette  doctrine  exprimée  dans  Y  apologétique  et 
mise,  comme  une  compensation,  en  regard  de 
l'inviolabilité  impériale,  se  trouve  encore  et  plus 
fortement  développée  dans  la  requête  àScapula. 

((  Chaque  homme,  ditTertullien,  reçoit  delà  na- 
ture la  faculté  d'adorer  Dieu  comme  il  l'entend? 
Qu'importe  à  un  autre  qu'à  moi  la  religion  que 
je  professe?  La  religion  n'admet  aucune  violence , 
aucune  tyrannie  ;  elle  est  libre  ;  jamais  elle  ne  doit 
être  embrassée  par  contrainte,  mais  librement; 
tout  sacrifice  veut  être  fait  volontairement.  » 
Cyprien  sera  dans  les  mêmes  sentiments.  Cette 
liberté  de  conscience  dont  le  germe  est  ici  déposé , 
ira  se  développant,  grandissant  avec  une  mer- 
veilleuse puissance;  elle  n'est  rien  moins  que  la 
grande  et  future  question  du  spirituel  et  du  tem- 
porel, le  démembrement,  si  je  puis  dire,  de  la 
puissance  impériale  ;  Tertullien  déjà  sépare  l'em- 
pereur du  pontife;  à  côté  du  trône  nouveau  qu'il 
élève  aux  empereurs,  il  place  l'autel  :  il  y  aura 
bientôt  le  pape  en  regard  de  l'empereur. 

Nous  venons  de  voir  Tertullien  aux  prises  avec 
les  dieux ,  la  loi  et  les  empereurs  ;  il  le  faut  main- 
tenant contempler  dans  la  guerre  qu'il  fait  à  la 
partie  sensible  du  paganisme,  qu'il  attaque  dans 
ses  plaisirs,  les  spectacles  ;  dans  ses  intérêts  et  ses 


—  75  — 

arts,  l'industrie;  dans  sa  sagesse  enfin,  la  philo- 
sophie. 

Ceux  mêmes  d'entre  les  païens  qui  avaient 
passé  au  christianisme,  ne  pouvaient  entièrement 
s'arracher  aux  riantes  fêtes  du  paganisme,  et  même 
à  ses  jeux  sanglants  ;  ils  y  tenaient  par  des  liens 
nombreux ,  par  les  souvenirs ,  les  habitudes ,  par 
toutes  les  faiblesses  humaines.  Il  faut  pourtant 
rompre  ces  liens,  couper  les  derniers  nœuds  qui 
attachent  encore  au  monde  païen  les  néophytes 
chancelants.  Ces  liens  sont,  de  tous  les  liens,  les 
plus  difficiles  à  briser  :  liens  des  plaisirs,  de  Fart, 
des  spectacles  surtout.  Les  spectacles,  c'était  toute 
la  vie  des  Romains,  et,  dans  les  derniers  siècles, 
leur  unique  privilège  :  chassés  du  forum ,  ils  ré- 
gnaient à  l'amphithéâtre  ;  ils  pouvaient  s'y  ras- 
sasier de  sang.  Ces  spectacles,  que  la  politique 
avait  établis,  avait  multipliés,  étaient  devenus 
les  seules  consolations  de  la  servitude,  dont  ils 
étaient  un  des  moyens.  Les  Romains  n'avaient 
pas  de  foyer  domestique;  ils  vivaient,  pour  ainsi 
dire,  en  plein  air,  sur  la  place  publique.  Les 
spectacles  satisfaisaient  donc  toutàla  fois  à  leurs 
goûts ,  à  leur  oisiveté ,  à  leur  imagination  ;  ils 
remplissaient  le  vide  que  laissait  l'absence  de  la 
tribune  et  du  foyer  domestique.  Ce  sont  là  ce- 
pendant les  enchantements  que  le  christianisme 
vient  rompre.  Le  paganisme  engraissait  et  tenait 
en  haleine,  par  de  rudes  exercices,  les  athlètes 


—  76  — 

qu'il  destinait  au  cirque.  Dans  le  duel  spirituel 
que  la  religion  nouvelle  livre  au  monde  romain, 
c'est  par  la  solitude,  le  renoncement  à  la  société, 
l'abstinence ,   qu'elle  se    prépare  à  la  victoire. 
Ainsi  initié  à  la  mort  par  un  exercice  journalier, 
par  une  mort  de  tous  les  jours,  une  mort  mys- 
tique,  le  chrétien  la  contemple  avec  un  visage 
liant;  elle  ne  lui  est  pas  inconnue  ;  et  il  va  déjà 
trop  longtemps  qu'il  s'est  familiarisé  avec  elle , 
pour  être  étonné  de  ses  approches  ;  les  jeûnes  et 
la  pénitence  la  lui  ont  déjà  fait  voir  de  près ,  et 
l'ont  souvent  avancé  dans  son  voisinage.  Il  sor- 
tira du  monde  plus  légèrement,  s'il  s'est  déjà  dé- 
chargé d'une  partie  de  son  corps,  comme  d'un 
empêchement  importun  à  Pâme,  dit  Tertullien 
traduit  par  Bossuet.  Aussi  le  chrétien  doit-il  être 
toujours  prompt  et  alerte  à  la  mort.  Mais  l'homme 
souvent  renonce  plus  difficilement  aux  plaisirs 
qu'à  la  vie.  Les  nouveaux  chrétiens  avaient  peine 
à  se  détacher  de  ces  fêtes  païennes,  si  tumul- 
tueuses et  si  brillantes;  et,  pour  les  justifier,  ils 
trouvaient  de  ces  raisons  spécieuses  qui  ne  man- 
quent jamais  pour  excuser  les  plaisirs,   ou  légi- 
timer les  faiblesses  :  Dieu  est  auteur  de  toutes 
choses;  il  en  a  fait  présent  à  l'homme  :  elles  sont 
donc  bonnes,  puisqu'elles  viennent  d'un  principe 
essentiellement  bon;  or,  parmi  les  créations  qui 
sont  des  dons  du  ciel,  il  faut  compter  tout  ce 
qui  entre  dans  l'appareil  et  la  pompe  des  spec- 


—  77  — 

tacles.  Enfin,  les  spectacles  et  les  jeux,  où  se 
passent-ils?  sous  la  voûte  du  ciel,  qui  est  aussi 
l'ouvrage  de  Dieu.  Les  spectacles,  dites-vous, 
sont  la  demeure  du  démon  ;  mais  le  dëmon ,  où 
n'est-il  pas?  dans  les  rues,  sur  les  places  pu- 
bliques, dans  les  hôtelleries ,  dans  nos  maisons 
même;  où  donc  pourraient  vivre  les  chrétiens, 
s'il  ne  leur  fallait  nulle  part  rencontrer  les  ves- 
tiges et  les  images  de  l'idolâtrie  ?  Tels  étaient  les 
prétextes  par  lesquels  les  chrétiens  mai  affermis, 
les  catéchumènes ,  cherchaient  à  se  tromper  eux- 
mêmes.  Tertullien  y  répondit  par  le  traité  des 
Spectacles ,  composé  d'abord  en  grec.  Suivant, 
pas  à  pas,  les  objections  que  l'on  présentait  con- 
tre l'interdiction  des  spectacles,  et  les  prétextes 
que  l'on  donnait  en  leur  faveur,  Tertullien,  tout 
en  reconnaissant  que  toutes  choses  viennent  de 
Dieu  ,  dit  qu'on  ignore  le  véritable  usage  que  l'on 
en  doit  faire.  «  Ne  considérez  pas  seulement  par 
qui  tout  a  été  créé ,  mais  par  qui  tout  a  été  cor- 
rompu. Le  fer  n'est-il  pas  l'ouvrage  de  Dieu? 
croyez-vous  cependant  que  Dieu  lait  donné  pour 
la  destruction  de  l'homme?  L'homme  lui-même, 
auteur  de  tant  de  crimes,  n'est-il  pas  l'ouvrage 
aussi  bien  que  l'image  de  Dieu  ?  Les  spectacles 
ne  corrompent  point  l'âme  !  Examinons  donc 
l'origine  de  chacun  d'eux;  comment  ces  jeux  di- 
vers ont  été  introduits  dans  le  monde  ;  leurs  ti- 
tres, leur  appareil;   à  quelles  divinités  ils  sont 


—  •78  — 

consacres;  les  lieux  où  on  les  célèbre,  et  quels 
ont  été  les  inventeurs  des  arts  qui  en  sont  le 
principe.  »  Tertullien,  développant  cette  idée, 
trace  une  histoire  curieuse  et  complète  de  l'ori- 
gine et  du  but  de  tous  les  spectacles  qui  se  célé- 
braient dans  Rome.  Cette  partie  historique,  tout 
intéressante  quelle  soit,  n'est  cependant  qu'une 
introduction  à  la  véritable  question.  Entre  tous 
les  spectacles,  il  en  est  un  plus  coupable  que  les 
autres  :  c'est  le  théâtre  ;  sur  ce  sujet  éclate  la 
verve  de  Tertullien,  et  se  montre  le  point  de  vue 
nouveau  du  christianisme.  Le  théâtre,  c'est  le 
sanctuaire  de  Vénus;  c'est  là  que  naissent,  que 
fermentent  les  passions  ;  car  partout  où  il  y  a 
plaisir,  il  y  a  passion  ;  partout  où  il  y  a  passion, 
il  y  a  désir  ;  car  c'est  le  désir  qui  rend  la  passion 
attrayante;  or:le  désir  mène  à  la  fureur,  mène  à 
l'emportement,  à  la  colère,  au  chagrin.  Cette  ana- 
lyse de  l'impression  que  produisent  les  spectacles, 
ces  gradations  habiles  des  sentiments  dangereux 
qu'ils  nourrissent  et  fortifient,  sont  développées 
avec  une  finesse  singulière ,  une  connaissance  par- 
faite du  cœur  humain  ,  où  excellent  les  Pères  de 
l'Église  ;  tact  délicat  qui  se  retrouvera  dans  les 
orateurs  sacrés  du  siècle  de  Louis  X1Y,  et  que  Bos- 
suet  a  conservé  dans  ses  Réflexions  sur  la  comédie. 
L'ouvrage  se  termine  par  une  magnifique  et  pathé- 
tique péroraison,  où  Tertullien  met  en  regard 
des  joies  coupables  et  enivrantes  du  paganisme, 


—  79  — 

la  satisfaction  que  donne  au  chrétien  la  victoire 
sur  ses  passions ,  et  le  mépris  même  des  plaisirs 
du  monde;  la  fuite  précipitée  du  temps,  et  l'é- 
ternité qui  s'avance;  puis,  par  un  admirable 
mouvement,  assistant  à  la  consommation  des 
siècles,  au  jugement  dernier,  il  précipite  dans 
les  enfers  les  monarques ,  les  dieux ,  les  philo- 
sophes, les  magistrats,  tous  ceux  qui  ont  persé- 
cuté le  nom  chrétien  ;  et  faisant ,  de  toutes  ces 
puissances  foudroyées,  une  effrayante  tragédie, 
iî  leur  oppose,  par  un  dramatique  contraste,  le 
triomphe  du  Christ,  maintenant  méconnu,  in- 
sulté; spectacle,  ajoute-t-il  ,  infiniment  plus 
agréable  que  les  spectacles  du  cirque ,  du  théâ- 
tre, de  l'amphithéâtre  et  du  stade.  Ces  mou- 
vements hardis  ne  sont  plus  pour  nous  qu'un 
écho  affaibli,  et  l'oserai-je  dire,  une  magnifi- 
que figure  de  rhétorique.  Mais  qu'on  se  re- 
porte au  temps  où  écrivait  Tertullien  ;  qu'on  se 
transporte  en  idée  au  milieu  de  cette  Église 
naissante  ,  toujours  placée  entre  l'apostasie  et 
le  martyre ,  et  on  se  représentera  facilement  l'ef- 
fet que  devait  produire  sur  des  imaginations  en- 
thousiastes ce  tableau  des  joies  de  la  vertu  et 
des  béatitudes  célestes  ;  ce  contraste  du  bonheur 
des  chrétiens,  et  du  supplice  de  leurs  persécu- 
teurs. Cette  immolation  des  rois,  des  philoso- 
phes, de  tous  les  heureux  et  de  tous  les  puissants 
du  siècle,  et  cette  perspective  des  éternelles  ré- 


—  80  — 

compenses,  n'étaient-elles  pas  une  sublime  con- 
solation et  un  vif  encouragement  au  martyre  ? 
N'y  a-t-il  pas  aussi,  dans  ces  flammes  anticipées 
de  l'enfer,  où  Tertullien  précipite  les  dieux  du 
siècle,  une  image  de  ces  feux,  de  ces  cercles 
vengeurs  où  Dante  plongera  ses  ennemis?  Dante 
est  né  du  christianisme,  plus  encore  que  du 
moyen  a^e. 

Ainsi  donc,  pour  combattre  cette  passion  des 
spectacles,  si  ancienne  à  Rome,  si  vive,  si  en- 
traînante, qu'emploie  Tertullien?  la  peinture  des 
dangers  qu'y  court  la  pureté,  et  l'espérance  des 
récompenses  du  ciel  ou  la  crainte  des  supplices 
éternels  :  ces  deux  motifs  lui  suffisent.  Rous- 
seau les  a  trouvés  faibles  ,  et  il  a  demandé  à  l'é- 
conomie politique  et  domestique  un  autre  frein 
et  d'autres  scrupules.  Rousseau  a-t-il  mieux  vu? 
on  peut  en  douter. 

Les  spectacles  n'étaient,  à  Rome,  qu'un  effet 
de  la  corruption  ;  ils  n'en  étaient  pas  la  cause 
première.  Les  mœurs  avaient  reçu  une  autre 
blessure  et  plus  profonde.  La  famille  ou  n'exis- 
tait pas ,  ou  était  corrompue  ;  elle  périssait , 
nous  lavons  montré ,  par  ce  qui  aurait  dû  la 
sauver.  Les  femmes  avaient  perdu,  avec  la  soli- 
tude du  gynécée  ,  la  pureté  des  mœurs  ;  injuste- 
ment bannies  de  la  société,  elles  y  rentraient 
violemment,  et  trop  souvent,  par  la  débauche 
et  le  crime.  Qu'imaginera,    pour  réparer  tant 


~  81   — 

de  maux ,  la  discipline  chrétienne  ?  débutera-t-elle 
par  des  théories,  par  des  traités  sur  l'éducation? 
Non  ;  pour  refaire  la  société,  elle  réformera  la  fa- 
mille, et  la  réformera  par  la  mère;  et  la  mère, 
elle  ira  la  préparer  dans  la  Vierge.  Deux  traités 
de  Tertullien  sont  consacrés  à  cette  œuvre  nou- 
velle et  difficile  :  ce  sont  les  deux  livres  sur  Y  Or- 
nement des  femmes  9  et  un  traité  sous  ce  titre  : 
Que  les  Vierges  doivent  être  voilées. 

Des  deux  livres  sur  X  Ornement  des  femmes , 
le  premier  a  particulièrement  pour  but  de  com- 
battre la  toilette,  le  dernier  la  coquetterie  :  l'un 
s'adresse  uniquement  aux  femmes;  l'autre,  le 
plus  important,  se  rapporte  aux  hommes  comme 
aux  femmes.  Ces  deux  traités  sont  pleins  de  pen- 
sées piquantes,  fines  et  délicates,  où,  au  milieu 
de  maximes  familières  à  la  philosophie  morale 
païenne,  à  Sénèque  surtout,  percent  des  idées 
qui  trahissent  le  point  de  vue  nouveau  du  chris- 
tianisme. «  La  simplicité  des  premiers  âges  ne 
connaissait  pas  ces  raffinements  d'orgueil  ;  la  cu- 
pidité n'avait  pas  imaginé  d'arracher  l'or  des 
entrailles  de  la  terre,  ni  la  vanité  de  sourire  à  un 
miroir.  »  Voilà  les  premières  réflexions  de  Ter- 
tullien ;  c'étaient  aussi  les  sentences  de  la  sagesse 
païenne.  Voici  les  conseils  et  les  reproches  de  la 
morale  nouvelle  :  «  O  ambition  !  que  tu  es  forte 
de  pouvoir  porter  sur  toi  seule  ce  qui  pourrait 
faire  subsister  tant  d'hommes  mourants!  »  Tel 
i  6 


—  82  - 

est  le  texte  inépuisable  que  développeront  les 
Basile,  les  Ambroise,  les  Jérôme.  Continuons  : 
«  Si  vous  avez  reçu  la  beauté  en  partage,  femme 
chrétienne,  oubliez-la;  du  moins,  ne  cherchez 
pas  à  la  rehausser;  effacez-la,  s'il  se  peut ,  car  le 
propre  de  la  beauté  et  ses  conséquences  inévi- 
tables ,  c'est  de  nourrir  les  passions.  Et  quelle 
honte  pour  le  chrétien,  de  farder  son  visage,  de 
mentir  dans  ses  traits ,  quand  il  ne  lui  est  pas 
permis  de  mentir  dans  son  langage  !  »  C'est  déjà 
là  une  teinte  chrétienne  plus  prononcée  ;  mais 
nous  n'avons  pas  encore  toute  la  pensée  de  Ter- 
tullien,  et  le  but  où  il  veut  ramener  tous  ses 
conseils,  «  Réduisons ,  ajoute-t-il ,  réduisons  en 
servitude  l'appétit  de  ces  voluptés  qui,  par  leurs 
délicatesses,  rendent  molle  et  efféminée  cette 
mâle  vertu  de  la  croix .  Des  mains  accoutumées  à 
porter  de  riches  bracelets ,  seront-elles  bien  ca- 
pables de  porter  le  poids  des  chaînes?  Cette 
jambe,  qui  se  complaît  dans  de  brillants  tissus , 
consentira-t-elle  à  livrer  passage  au  tranchant  du 
glaive?  Ah  !  tenons-nous  prêts  aux  plus  violentes 
menaces  ;  loin ,  bien  loin  de  nous  ces  vains  or- 
nements, ai  nous  aspirons  à  des  parures  immor- 
telles ;  toujours,  mais  aujourd'hui  plus  que  ja- 
mais ,  c'est  le  fer  et  non  l'or  que  doivent 
connaître  les  chrétiens.  »  Voilà  comment,  dans 
Tertullien,  les  maximes  de  la  morale  s'animent 
des  espérances  et  des  obligations  de  la  foi  ;  com- 


ment,  dans  cette  lutte  vive?  continue,  que  la 
religion  nouvelle  soutient  contre  le  paganisme, 
elle  entretient  et  enflamme  le  courage  de  ses 
soldats  ;  comment  elle  rompt  avec  les  séductions 
de  la  beauté,  plus  dangereuses  que  les  épreuves 
du  martyre. 

Le  traité  :  Que  les  Vierges  doivent  être  voilées, 
a  le  même  but  que  les  deux  livres  sur  les  Orne- 
ments des  femmes  ;  on  y  voit  commencer  cette 
longue  éducation  de  la  vierge  chrétienne,  qu'a- 
chèveront Cyprien  ,  Ambroise,  Jérôme.  La  co- 
quetterie se  défendait,  contre  les  sages  prescrip- 
tions de  l'austérité  chrétienne,  par  les  mêmes 
prétextes  que  la  passion  pour  les  spectacles  :  nulle 
part  l'Écriture  n'ordonnait  aux  vierges  d'être 
voilées  ;  en  outre,  la  coutume  était  ici  d'accord 
avec  le  silence  des  livres  saints.  Tertullien  ré- 
pond :  «  Piien  ne  peut  prévaloir  contre  la  vérité  ;  » 
et  c'est  seulement  après  avoir  habilement  déve- 
loppé cette  pensée  préliminaire,  qu'il  entre  dani 
la  discussion  elle-même,  et  la  réfutation  des 
prétextes  qu'on  lui  oppose.  Il  fait  alors  ressortir, 
avec  un  tact  délicat  et  une  science  profonde  du 
cœur  humain,  tous  les  périls,  évidents  ou  cachés, 
que  court,  à  se  montrer  aux  regards,  la  pudeur 
virginale.  Des  conseils  pleins  de  grâce,  de  naïveté, 
de  finesse,  voilà,  ainsi  que  pour  la  mère,  tout  ce 
que  Tertullien,  tout  ce  que  le  christianisme  a  fait 
pour  achever  l'image  pure  et  sublime  de  la  Vierge, 


ii/, 


pour  coque  nous  appellerions  aujourd'hui  l'édu- 
cation de  la  femme.  Était-ce  trop  peu?  cette 
éducation  n'est-eîle  pas  complète?  et  la  femme 
aurait-elle  à  réclamer  ,  à  attendre  une  antre 
émancipation?  nous  ne  le  pensons  pas.  Le  ca- 
ractère admirable  du  christianisme,  c'est,  entre 
autres  traits,  son  bon  sens  et  sa  sagesse  pratique. 
Il  n'a  rien  fait,  rien  bâti  sur  des  généralités,  par 
synthèses,  par  théories.  Il  a  saisi,  il  a  changé  la 
société  et  le  cœur  humain  insensiblement,  et, 
pour  ainsi  dire,  en  détail;  remontant  de  l'esclave 
au  maître,  de  l'ignorant  au  savant,  du  pauvre  au 
riche ,  allant  du  cœur  à  l'esprit ,  de  l'âme  à  la 
raison.  La  famille  était  corrompue;  par  où  y 
faire  entrer  la  pureté  et  les  mœurs  qui  en  ont  été 
bannies  ?  par  l'innocence,  ou  le  repentir  ?  par  la 
mère,  ou  par  la  Vierge?  Le  christianisme  a  choisi 
la  Vierge;  il  en  a  fait  l'objet  de  ses  complai- 
sances. S'est-il  trompé?  la  Vierge  chrétienne  n'a- 
t-elle  pas  préparé  les  chastes  épouses  ?  n'est-ce 
pas  devant  l'image  de  la  Vierge  que  se  sont  ar- 
rêtés les  Barbares?  n'est-ce  pas  l'idéal  de  la 
Vierge,  qui  a  créé  ce  spiritualisme  de  tendresse, 
cette  mysticité  rêveuse,  qui  sont  un  des  plus 
grands  charmes  et  la  plus  féconde  inspiration  de 
la  poésie  et  des  arts,  et  qui  ont  produit  les  son- 
nets de  Pétrarque  et  les  têtes  de  Raphaël  ?  Sup- 
primez les  idées  chastes  et  tendres  que  réveille 
dans  l'imagination  l'idée  de  la  V  ierge  chrétienne, 


—  85  — 

et  voyez  si  vous  iVotez  pas  au  culte  de  la  femme 
son  plus  doux,  son  plus  puissant  prestige.  D'où 
sont  nées  toutes  ces  créations  délicieuses  de  la 
poésie  et  de  la  peinture,  sinon  de  ce  type  virgi- 
nal du  christianisme.  Le  christianisme  a  donc  bien 
vu,  même  poétiquement;  se  serait-il  trompé  dans 
le  fond,  dans  la  réforme  morale?  n'aurait-il  point 
assez  fait  pour  le  bonheur  et  pour  la  dignité  de 
la  femme,  en  la  faisant  simple  et  pudique,  igno- 
rante et  chaste? 

Laissons  donc  la  femme  à  ses  enfants ,  à  son 
foyer ,  à  ses  vertus  naturelles ,  à  son  véritable  et 
indestructible  empire. 

Mais  la  prévoyance  chrétienne  ne  s'arrête  pas 
à  l'éducation  de  la  jeune  fille,  pas  même  à  celle 
de  la  mère  ;  elle  embrasse  la  femme  dans  tous  ses 
âges  et  toutes  ses  conditions;  dans  le  mariage, 
comme  dans  le  célibat.  C'est  ainsi  que  Tertullien, 
dans  deux  Traités ,  donne  à  sa  femme ,  dans  le 
cas  où  il  mourrait  avant  elle,  des  conseils  que  la 
sagesse  de  l'Église  n'a  pas  entièrement  adoptés , 
mais  où  se  trouvent,  avec  des  détails  intéressants, 
de  salutaires  préceptes.  Dans  le  premier ,  qui  a 
pour  titre  :  De  la  monogamie ,  Tertullien  l'en- 
gage, si  elle  devenait  veuve,  à  ne  se  point  rema- 
rier. Au  premier  coup  d'œil,  cette  recommanda- 
tion paraît  inquiète  et  jalouse;  elle  a  pourtant  un 
côté  juste ,  une  raison  légitime.  Que  l'on  réflé- 
chisse à  l'abus,  que  sous  le  nom  de  divorce,  la 


—  86  — 

société  païenne  faisait  du  mariage,  et  alors  ne 
Irouvera-t-on  pas  bon  que  le  mariage,  si  profané 
par  les  païens,  fût  réhabilité  par  la  sévérité  chré- 
tienne ?  n'était-il  pas  utile  que  les  inconstances 
du  cœur  humain  fussent  enchaînées  par  l'inflexi- 
bilité du  précepte?  Au  point  de  vue  moral,  le 
précepte  était  donc  fondé.  Le  conseil  de  s'abste- 
nir des  secondes  noces ,  qu'est-ce  en  effet  autre 
chose  que  la  condamnation  du  divorce,  sous  un 
autre  nom  ?  Et  quand  Tertullien  donne  ce  con- 
seil ,  ne  se  rencontre-t-il  pas  avec  Tacite  qui,  en 
contraste  et  en  critique  des  femmes  romaines, 
louait  ies  femmes  des  Germains  de  leur  fidélité 
à  un  premier  hymen  ? 

Dans  le  second  Traité,  Tertullien  semble  s'être 
un  peu  relâché  de  sa  sévérité;  il  permet,  quoi- 
qu'à  regret,  à  sa  femme  de  contracter,  lui  mort, 
un  second  mariage  ;  mais  à  cette  condition  que 
ce  ne  sera  pas  avec  un  païen.  Les  raisons  qu'il 
donne  à  l'appui  de  ses  conseils  sont  aussi  déli- 
cates que  touchantes  ;  tirées  des  devoirs  mêmes 
imposées  à  la  femme  chrétienne  par  l'Église,  elles 
présentent  un  tableau  aussi  vrai  qu'éloquent  des 
vertus  qui  alors  retrouvaient,  au  sein  de  la  fa- 
mille régénérée,  leur  exercice  et  leur  but  : 

«  L'épouse  fidèle  est  tenue  d'obéir  à  la  loi  de 
Dieu  ;  attachée  à  un  époux  qui  ne  la  respecte 
pas,  comment  pourra-t-elle  servir  à  la  fois  Dieu 
et  son  époux,  et  encore  un  époux  païen!  Par  dé- 


—  87  — 

férence  pour  son  ëpoux ,  il  faudra  donc  qu'elle 
suive  avec  lui  des  coutumes  profanes ,  qu'elle 
consente  à  des  parures  et  à  toutes  les  vanités 
mondaines?  Où  trouvera-t-elle  le  loisir  de  va- 
quer aux  exercices  de  la  piété  chrétienne,  asser- 
vie qu'elle  sera  aux  volontés  d'un  maître  qui  la 
traîne  où  il  veut?  Ira-t-elle,  avec  sa  permission, 
assister  ses  frères,  visiter  et  parcourir  les  réduits 
de  l'indigence,  s'arracher,  durant  la  nuit,  à  ses 
côtés,  pour  aller  se  réunir  à  la  célébration  de  la 
Pâque  ,  participer,  soit  à  la  table  du  Seigneur, 
soit  à  ces  fraternelles  agapes  que  le  païen  ne  con- 
naît que  pour  les  calomnier  ?  Quel  mari  païen  y 
consentira?  En  est-il  qui  permît  à  sa  femme  de 
descendre  dans  les  cachots  pour  y  baiser  les 
chaînes  de  nos  saints  confesseurs,  leur  laver  les 
pieds,  donner  et  recevoir  le  baiser  de  paix ,  rem- 
plir tous  les  devoir  de  l'hospitalité  envers  les 
étrangers?  La  voilà  donc  réduite  à  la  dangereuse 
alternative  ,  ou  de  violer  sa  foi  en  la  dissimulant, 
ou  de  troubler  la  paix  domestique ,  en  excitant 
les  soupçons  et  les  persécutions  de  son  époux.  » 

À  ce  tableau  du  mariage,  ou  plutôt  du  divorce 
entre  la  femme  chrétienne  et  l'époux  païen,  Ter- 
tullien  oppose,  par  un  admirable  contraste,  la 
peinture  d'un  mariage,  de  part  et  d'autre,  chré- 
tien : 

«  Quelle  alliance  que  celle  de  deux  époux 
chrétiens  unis  dans  une  même  espérance,  dans 


—  88  — 

un  même  vœu,  dans  une  même  règle  de  con- 
duite et  la  même  soumission  !  Ils  ne  forment  bien 
véritablement  qu'une  seule  chair,  qu'anime  une 
même  âme.  Ensemble,  ils  prient,  ensemble,  se 
livrent  aux  saints  exercices  de  la  pénitence  et  de 
la  religion.  L'exemple  de  leur  vie  est  une  in- 
struction, un  encouragement,  un  support  mutuel. 
A  l'église,  à  la  table  du  Seigneur,  vous  les  voyez 
de  compagnie;  tout  est  commun  entre  eux,  sol- 
licitudes, persécutions,  joies  et  plaisirs;  nuls  se- 
crets ;  confiance  égale,  réciproques  empresse- 
ments; ils  n'ont  point  à  se  cacher  l'un  de  l'autre 
pour  visiter  les  malades ,  assister  les  indigents , 
répandre  leurs  charités ,  offrir  le  sacrifice.  Rien 
ne  les  oblige  à  dissimuler  ni  le  signe  de  la  croix, 
ni  l'action  de  grâces  ;  leurs  bouches  libres  comme 
leurs  cœurs,  font  retentir  ensemble  les  pieux 
cantiques,  » 

Veut-on,  dans  une  seule  image,  voir  les  diffé- 
rences profondes  de  la  société  chrétienne  et  de 
la  société  païenne?  que  l'on  compare,  à  ce  ta- 
bleau d'un  mariage  chrétien,  le  tableau  d'un  ma- 
riage païen  que  trace  Apulée  dans  son  Apologie  : 
les  deux  mondes  si  opposés  du  spiritualisme 
nouveau  et  du  sensualisme  ancien  sont  là. 

Ces  raisons  sont  délicates  et  profondes,  et  pour- 
tant l'Église  ne  les  approuva  point.  Elle  redouta 
moins,  pour  la  femme,  la  contagion  d'un  époux 
païen,  qu'elle  n'espéra  pour  cet  époux  la  douce 


—  89  — 

et  puissante  influence  de  la  femme  chrétienne. 
L'Eglise  s'est-elle  trompée?  non;  les  femmes  ont 
été,  clans  leur  famille,  les  prédicateurs  de  l'Évan- 
gile, comme  elles  en  ont  été  les  messagères  dans 
le  monde.  A.  côté  de  son  époux  indifférent,  ou 
même  païen,  la  femme  chrétienne  élevait  un  en- 
fant chrétien  :  Monique  veillera  sur  Augustin. 

Nous  avons  vu  le  monde  romain  attaqué  dans 
la  loi ,  dans  la  religion ,  dans  le  prince ,  dans  ses 
plaisirs  et  dans  ses  mœurs  ;  il  va  l'être  mainte- 
nant dans  l'industrie  ,  dans  l'art ,  dans  les  lettres, 
dans  les  sciences,  dans  la  philosophie. 

La  puissance  des  empereurs  ne  fut  pas,  nous 
Pavons  montré  plus  haut,  fondée  uniquement  sur 
des  moyens  matériels;  elle  ne  se  maintint  pas 
seulement  par  la  terreur  ;  elle  s'appuya  aussi  sur 
des  hases  plus  solides,  sur  de  plus  nobles  pré- 
voyances. La  protection  accordée  aux  arts,  la 
conservation  des  monuments  de  Rome ,  l'embel- 
lissement de  la  ville  éternelle,  les  chefs-d'œuvre 
de  la  sculpture  et  de  la  peinture,  multipliés,  ras- 
semblés dans  son  sein ,  furent  aussi  un  des  soins 
et  des  secrets  de  la  politique.  Auguste  avait  fait 
de  la  Rome  de  brique ,  une  Rome  de  marbre  ;  ses 
successeurs  ajoutèrent  aux  beautés  de  la  ville, 
en  réparèrent  les  monuments,  en  élevèrent  de 
nouveaux,  et  l'enrichirent  des  merveilles  du  ci- 
seau grec  et  latin.  Les  plus  mauvais  empereurs, 
Caligula,  Claude,  Néron,  ne  négligèrent  point 


—  90  — 


cette  popularité  des  magnificences  publiques. 
Comme  les  palais  des  princes ,  les  maisons  des 
particuliers  rassemblèrent  les  chefs-d'œuvre  des 
arts,  que  l'ignorante  opulence  des  Trimalchion 
savait  si  mal  apprécier,  et  dont  les  ruines  nous 
ravissent  encore  d'admiration.  Rome,  quand  elle 
n'est  plus  éloquente,  est  encore  artiste.  Le  goût 
pour  les  arts  était  une  des  dernières  jouissances 
de  ces  esprits  blasés  sur  tous  les  plaisirs;  c'était, 
en  même  temps ,  une  dernière  ressource  pour  les 
populations  appauvries  et  esclaves.  Les  grands, 
dans  leurs  villas ,  retrouvaient ,  par  la  contem- 
plation des  statues  antiques,  quelque  sentiment 
de  ce  beau  idéal  qui  avait  péri  dans  la  littérature. 
Entourés  de  ces  chefs-d'œuvre,  les  Romains  se 
croyaient  moins  seuls  dans  ces  palais  déjà  trop 
grands  pour  eux.  Ce  peuple  des  divinités  de  la 
Fable ,  qui  remplissait  leur  atrium ,  comblait  le 
vide  de  leurs  heures  et  de  leur  solitude.  L'art  et 
ses  chefs-d'œuvre  étaient  donc  la  distraction  de 
la  vie  opulente  et  la  ressource  des  prolétaires, 
comme  les  spectacles  étaient  le  dédommagement 
de  l'absence  de  la  vie  politique. 

Eh  bien ,  ce  sont  ces  jouissances  de  l'imagina- 
tion ,  ces  sources  de  l'industrie,  que  Tertullien 
vient  combattre  et  anathématiser ;  et  ici,  il  ne 
gardera  plus  aucun  de  ces  ménagements  que 
jusque-là  il  avait  observés  ;  il  déclarera  une  guerre 
ouverte  à  l'industrie,  à  l'art  et  aux  lettres.  Toutes 


—  91  — 

ces  attaques  sont  contenues  dans   le    traité  de 
l'Idolâtrie.  L'idolâtrie  est  proscrite,  et,  avec  elle, 
tout  art,  tout  commerce  ,  toute  profession  qui  s'y 
rattache.  Et  d'abord  l'industrie  :  «  11  n'est  pas 
plus  permis  de  fabriquer  une  idole ,  que  de  l'a- 
dorer. — ■  Mais  c'est  mon  état;  je  n'en  ai  point 
d'autre.  —  Eh  quoi!  mon  ami,  est-il  nécessaire 
que  tu  vives?  Tu  seras  pauvre,  dis-tu?  eh  bien, 
tu  seras  de  ceux  que  Jésus-Christ  appelle  bien- 
heureux. —  Je  n'aurai  pas  de  quoi  me  nourrir. 
—  Dieu  y  pourvoira.  —  De  quoi  me  vêtir?  — 
Pense  au  lis  des  champs.  »  Étrange  et  terrible 
dialogue ,  où  se  trahit  cette  lutte  qui  n'est  point 
encore  terminée,  entre  le  principe  sévère  de  l'ab- 
négation chrétienne,  et  le  génie  actif  de  l'huma- 
nité! Ainsi  est  condamnée  l'industrie.  L'art  sera- 
t -il  mieux  traité?  «  Eh  quoi!  vous  sacrifiez  aux 
idoles,  non  pas  avec  le  sang  des  victimes,  mais 
avec  votre  âme;  vos  veilles,  vos  sueurs,  votre 
génie ,  telle  est  l'offrande  que  vous  leur  présen- 
tez. Vous  êtes  pour  elles  plus  qu'un  sacrificateur, 
plus  qu'un  pontife  ;  car  vous  leur  créez  des  ado- 
rateurs. »  Je  ne  sais  si  l'intimité  de  l'artiste  et  de 
son  œuvre ,   si  les  profondes  et  pénibles  études 
du  génie  qui  s'abîme  et  se  perd  dans  ses  créations , 
en  un  mot ,  si  le  labeur  de  la  pensée  qui  veut  se 
reproduire  et  se  manifester  dans  l'objet  matériel 
qu'elle  forme  à  son  image ,  je  ne  sais ,  dis-je ,  si 
les  inquiétudes,  les  joies,  les  inspirations,  les 


—  92  — 

découragements  de  l'art  et  ses  sacrifices,  ont  ja- 
mais été  peints  avec  plus  d'âme  et  de  vivacité 
qu'ils  le  sont  ici  par  Tertullien. 

L'art  sera  longtemps  à  se  relever  de  ces  at- 
taques :  il  lui  faudra  dix  siècles  ;  mais  ce  repos 
ne  sera  pas  stérile.  Dans  le  silence ,  l'art  se  trans- 
formera; il  passera  de  l'esprit  à  l'âme,  du  phy- 
sique au  moral.  11  allait  du  monde  extérieur  à 
l'homme;  de  l'homme  maintenant,  il  se  réflé- 
chira dans  le  marbre  ou  sur  la  toile.  Quand,  au 
moyen  âge,  il  reparaîtra,  l'art  se  montrera  avec 
un  caractère  profondément  distinct  de  celui  qu'il 
avait  dans  l'antiquité.  Il  était  intellectuel;  il  sera 
spiritualiste.  Peut-être  donc,  même  dans  l'intérêt 
seul  de  l'art,  cette  proscription  momentanée 
a-t-elle  été  utile  ;  au  point  de  vue  chrétien ,  elle 
était  nécessaire.  Comment,  en  effet,  le  christia- 
nisme aurait-il  pu  pénétrer  dans  les  esprits,  tant 
que  les  symboles  du  culte  païen  frapperaient  les 
regards  du  peuple?  Comment  le  peuple,  en  ayant 
sous  les  yeux  les  images  de  l'Olympe,  pouvait-il 
s'en  détacher,  et  s'élever  à  l'adoration  intellec- 
tuelle de  la  Divinité ,  quand  les  sages  mêmes 
avaient  peine  à  la  concevoir  sous  cette  pureté  in- 
visible; quand  ,  déchirant  le  voile  du  temple  de 
Jérusalem,  Tacite  s'étonne  de  n'y  point  trouver 
de  simulacre?  Et  voyez  combien  l'existence  du 
paganisme  était  liée  à  l'art  païen  :  au  xve  siècle, 
Rome  se  crut  assez  bien  établie  pour  ne  plus  crain- 


—  93  — 

dre  les  presliges  de  l'art  profane,  qu'elle  avait 
autrefois  proscrit.  Léon  X  l'amnistia  ;  il  l'appela  à 
partager,  avec  l'art  chrétien  ,  le  génie  de  Michel- 
Ange  et  de  Raphaël.  Eh  bien,  pourrait-on  assu- 
rer qu'alors  même  les  illusions  de  l'art  païen  ne 
furent  pas  fatales  au  christianisme;  que  l'art  chré- 
tien, devenu  païen  ,  n'affaiblit  pas,  dans  l'imagi- 
nation des  peuples,  cette  majesté  du  catholicisme, 
déjà  atteinte  par  les  révoltes  de  la  pensée  ;  et 
qu'enfin  Léon  X,  je  ne  dis  pas  seulement  par  les 
prodigues  munificences  de  son  pontificat ,  mais 
par  ce  retour  au  paganisme ,  n'ait  aplani  les  voies 
à  Luther  et  à  Calvin? 

L'industrie,  l'art,  sont  répudiés;  les  lettres, 
les  sciences  ne  trouveront  pas  davantage  grâce 
aux  yeux  de  l'inflexible  ïertullien  ;  elles  seront 
aussi  comprises  dans  l'anathème.  Pour  interdire 
les  lettres  profanes  ,  Tertullien  se  fonde  sur  la  né- 
cessité où  serait  le  maître  chrétien  de  se  sou- 
mettre à  des  formalités,  qui  sont  autant  d'hom- 
mages rendus  au  polythéisme.  Il  lui  faudra  avoir 
dans  son  école  les  images  des  dieux ,  célébrer  les 
fêtes  de  Minerve,  lui  offrir  les  prémices  du  sa- 
laire qu'il  reçoit  de  ses  élèves. 

De  ces  anathèmes  contre  l'industrie,  contre 
l'art,  contre  les  sciences  et  les  lettres,  à  la  pro- 
scription de  la  philosophie,  il  n'y  a  qu'un  pas. 
Que  dis-je?  moins  que  l'art,  moins  que  la  litté- 
rature, la  philosophie  pouvait  trouver  grâce  aux 


—  94  — 

yeux  de  Tertullien  ;  car,  pour  lui,  la  philosophie, 
c'est  l'hérésie.  Les  apologistes  grecs  accepteront, 
en  l'épurant,  la  philosophie,  la  philosophie  de 
Platon  du  moins  ;  Tertullien  rompt  avec  Platon  , 
comme  avec  le  Lycée  et  le  Portique.  Dans  les 
systèmes  des  plus  sages  philosophes,  il  ne  voit 
que  des  plagiats  adultères  des  Écritures.  Tertul- 
lien a  donc  combattu  la  philosophie  ;  il  l'a  com- 
battue dans  les  Prescriptions ,  dans  ses  divers 
traités  contre  Marcion  ,  Valentin,  Praxéas,  véri- 
tables ouvrages  philosophiques  sous  forme  théo- 
logique. Ce  n'est  pas  là,  toutefois,  que  nous  irons 
chercher  sa  véritable  pensée  ;  ces  ouvrages,  que 
nous  examinerons  tout  à  l'heure,  et  à  un  autre 
point  de  vue ,  se  rapportent  à  la  métaphysique 
plus  qu'à  l'histoire  morale  du  christianisme. 
Nous  avons  deux  ouvrages  où  se  dessinent  mieux 
le  caractère  de  Tertullien  et  le  jour  sous  lequel 
l'Église  latine  considérait  la  philosophie;  ces 
deux  ouvrages  sont  :  les  traités  du  Témoignage 
de  Tdme,  et  de  T Ame. 

Dans  le  premier  de  ces  ouvrages ,  du  Témoi- 
gnage de  Pâme ,  le  caractère  particulier  de  Ter- 
tullien et  son  dédain  pour  la  philosophie  se 
trahissent  tout  d'abord.  Dès  le  début,  Tertullien 
rappelle  qu'avant  lui,  plusieurs  apologistes  de 
la  religion  chrétienne  ont  confondu  le  paganisme 
par  ses  propres  aveux ,  par  les  nombreuses  et 
perpétuelles  contradictions  de  ses  philosophes, 


—  95  — 

et  que  cependant  ces  travaux  si  pénibles ,  ces 
profondes  et  laborieuses  recherches  n'ont  pas 
produit  les  fruits  qu'on  en  devait  attendre.  Il  faut 
donc  frapper  à  une  autre  porte;  évoquer,  non 
pas  des  preuves  obscures,  mais  en  appeler  à  des 
témoignages  évidents;  en  un  mot,  demander  à 
la  conscience  ce  que,  jusque-là,  on  avait  inutile- 
ment demandé  à  la  raison.  L'âme  sera  donc  ap- 
pelée à  témoigner  sur  elle-même,  à  parler  de 
son  origine ,  de  sa  dignité ,  de  son  avenir  ;  non 
point  l'âme  telle  que  l'ont  faite  l'Académie,  le 
Lycée,  ou  le  Portique;  mais  bien  l'âme  dans  sa 
naïveté  et  sa  beauté  primitives;  l'âme  telle  qu'elle 
se  révèle  dans  ces  moments  sublimes,  dans  ces 
élans  involontaires,  où  elle  semble  la  voix  de 
Dieu  même.  Qu'elle  vienne  donc,  cette  âme 
rude  et  franche ,  qu'elle  vienne  rendre  d'elle- 
même  un  témoignage  irrécusable,  témoignage 
d'autant  plus  vrai,  qu'il  est  plus  simple;  d'au- 
tant plus  simple,  qu'il  est  plus  populaire;  d'au- 
tant plus  populaire  et  commun,  qu'il  est  plus 
naturel  et,  par  conséquent,  divin.  Eh  bien, 
cette  âme  ainsi  interrogée  dans  ses  soudaines 
illuminations ,  dans  ses  brusques  ravissements  ? 
que  dit-elle?  Elle  proclame  l'existence  de  Dieu, 
son  unité,  sa  bonté;  elle  proclame  aussi  sa 
propre  immortalité  par  la  crainte  de  la  mort, 
par  l'intérêt  qui  s'attache ,  au  delà  du  tombeau  , 
à  ceux  que  l'on  a  chéris  sur  la  terre ,  par  l'espé- 


—  96  — 

rance  de  vivre  dans  la  mémoire  des  hommes  , 
tous  instincts  admirables,  pressentiments  su- 
blimes, échos  divers  d'une  même  et  indestruc- 
tible croyance.  On  le  voit  :  aux  yeux  de  Tertul- 
lien  ,  la  certitude  n'est  plus  dans  l'esprit,  elle  est 
dans  l'âme  :  c'est  toute  la  distance  qui  sépare  la 
foi  de  la  métaphysique.  C'est  ainsi  du  reste  que , 
dans  tous  les  temps,  on  a  combattu  les  opinions 
anciennes;  attaquant  tour  à  tour  la  raison  par  la 
foi.  ou  la  foi  par  le  doute.  Singulier  retour  des 
choses  humaines  !  La  philosophie,  un  jour,  s'em- 
parera de  ces  armes  du  christianisme  naissant  ; 
Rousseau  invoquera,  contre  la  tradition ,  cette 
voix  de  la  conscience  que  ïertullien  fait  parler 
contre  la  philosophie. 

La  philosophie,  indirectement  attaquée  dans 
le  Témoignage  de  l'âme.  Test  ouvertement  dans 
le  traité  de  ï  Ame.  Tertullien  tout  d'abord  la 
prend  a  partie  dans  son  représentant  le  plus 
grave,  dans  Socrate.  Le  faste  de  ses  derniers 
moments  ne  l'étonné  point;  et,  plus  sévère  que 
le  philosophe  de  Genève,  dans  le  fils  de  Sophro- 
nisque,  même  mourant,  il  ne  voit  qu'un  so- 
phiste. Qui  jamais,  en  effet,  a  découvert  la 
vérité,  si  Dieu  ne  la  lui  a  révélée?  Mais  quelques 
philosophes,  dira-t-on,  se  rencontrent  quelque- 
fois avec  les  chrétiens.  «  11  n'est  pas  étonnant, 
reprend  Ter lullien,  que  celte  longue  et  terrible 
tempête  d'opinions  et  d'erreurs  les  ait  quelque- 


—  97  — 

fois  jetés  au  port  par  aventure,  et  par  un  heu- 
reux égarement.  »  Puis,  repoussant  la  sagesse 
païenne  par  une  superbe  ironie  :  «  Sans  doute 
la  sagesse  divine  se  serait  trompée ,  en  établis- 
sant son  berceau  et  son  école  dans  la  Judée, 
plutôt  que  dans  la  Grèce  !  »  Il  quitte  cette  véhé- 
mence cependant,  et  entre  dans  des  discussions 
métaphysiques  sur  les  sens,  leurs  organes,  sur 
nos  sensations,  sur  le  sentiment  et  l'intelligence, 
sur  la  vie  dans  les  plantes  et  dans  les  animaux. 
Ces  détails,  purement  philosophiques ,  ne  lui  sau- 
raient longtemps  convenir;  aussi,  satisfait  d'a- 
voir attaqué ,  en  passant ,  Lucrèce  et  Platon ,  il 
revient,  dans  le  reste  de  ce  traité,  à  des  idées 
morales  qui  se  rattachent  au  témoignage  de 
Vaine,  et  le  complètent.  Il  a  sur  le  sommeil  de 
ces  pensées  profondes  qui  ne  pouvaient  sortir 
que  des  méditations  chrétiennes.  Le  sommeil, 
avait  dit  la  sagesse  profane  dans  ses  plus  douces 
consolations,  le  sommeil,  c'est  l'image  de  la 
mort.  —  Le  sommeil,  reprend  la  philosophie  du 
christianisme,  c'est  l'image  et  la  preuve  de  l'im- 
mortalité. L'ame,  par  son  activité  pendant  le 
sommeil,  révèle  hautement  sa  divine  et  immor- 
telle essence.  À  cette  preuve  de  l'immortalité  do 
l'âme  par  son  activité  pendant  le  sommeil,  Ter- 
tullien  en  ajoute  d'autres  :  «  Cette  àme  a  ses 
souffrances,  ses  joies  à  elle;  joies  et  souffrances 
indépendantes  de  l'action  du  corps ,  et  qui  sou- 
i  7 


—  98  — 

vent  le  contrarient;  elle  montre,  même  au  mi- 
lieu de  ses  douleurs,  qu'elle  est  maîtresse  du 
corps  qu'elle  anime  :  voyez  l'âme  de  Mucius, 
quand  il  livre  aux  flammes  du  bûcher  la  main 
qui  a  manqué  Porsenna.  » 

Nous  avons  considéré  Tertullien  comme  apo- 
logiste et  comme  moraliste,  il  nous  reste  à  mon- 
trer en  lui  l'adversaire  de  l'hérésie. 

Le  plus  célèbre  des  traités  de  Tertullien  contre 
les  hérésies  et  celui  qui  contient  en  quelque 
sorte  tous  les  autres,  ce  sont  les  Prescriptions. 

Tertullien  s'y  montre  tout  d'abord  avec  une 
vigueur  singulière  de  raisonnement.  L'hérésie 
est  nécessaire  ;  elle  est  la  pierre  de  touche  de 
la  foi  ;  il  ne  faut  donc  pas  s'en  scandaliser  ; 
c'est  la  pensée  de  l'apôtre.  Puis ,  s'adressant 
aux  hérétiques  du  même  et  superbe  ton  dont  il 
répondait  aux  païens,  il  n'accepte  pas  la  loi ,  il 
la  fait.  Ainsi,  en  face  de  l'hérésie,  il  est,  pour 
ainsi  dire ,  défendeur  et  non  demandeur  ;  il  ne 
descend  pas  à  prouver  la  légitimité  de  ses  titres , 
il  lui  demande  les  siens.  Pour  lui,  il  est  en  pos- 
session de  la  vérité ,  c'est  à  elle ,  à  l'hérésie ,  si 
elle  a  des  droits  plus  anciens,  à  les  produire. 
Jusque-là,  Tertullien  n'a  point  à  discuter  avec 
elle;  il  lui  oppose  la  prescription.  Déjà,  dans  son 
Apologétique,  il  avait  dit  :  «  A  tous  les  corrupteurs 
de  l'Évangile  nous  opposons  l'argument  invin- 
cible de  la  prescription,  »  c'est-à-dire  du  droit, 


—  99  — 

du  droit  de  vérité  confirmé  par  la  possession  : 
«Qui  êtes-votis,  vous  qui  me  venez  disputer 
mon  héritage?  Depuis  quand  et  d'où  êtes-vous 
venus?  à  quel  titre,  Marc-ion,  coupez-vous  ma 
forêt?  Qui  vous  a  permis,  Valentin,  de  détour- 
ner  mes  canaux?  Qui  vous  autorise,  Apelle,  à 
ébranler  mes  bornes  ?  comment  osez-vous  semer 
ici  et  vivre  à  discrétion?  ceci  est  mon  bien  ;  j'en 
ai  depuis  longtemps  et  la  première,  la  posses- 
sion; je  descends  des  anciens  possesseurs,  et  je 
prouve  ma  descendance  par  des  titres  authen- 
tiques. »  Cette  solennelle  déclaration ,  cette  fin 
de  non-recevoir  tout  d'abord  opposées  à  l'héré- 
sie, et  les  droits  de  l'Église  réservés,  Tertullien 
consent  à  discuter  les  objections  des  hérétiques. 
11  les  confond  par  leurs  erreurs,  mais  principale- 
ment par  leurs  mœurs;  il  ne  leur  demande  pas 
seulement  compte  de  leurs  opinions,  mais  de 
leurs  vices  ;  puis ,  opposant  à  leurs  perpétuelles 
inconstances,  à  leurs  dérèglements ,  la  fixité  des 
doctrines  et  la  pureté  des  mœurs  chrétiennes  ,  le 
tableau  des  Églises  naissantes,  leur  concorde, 
leurs  traditions  immuables,  il  s'écrie  :  «  Parcou- 
rez les  Églises  apostoliques  où  président  encore 
et  aux  mêmes  places  les  chaires  des  apôtres. 
Eles-vous  près  de  PAchaïe,  vous  avez  Corinthe; 
de  la  Macédoine,  vous  avez  Philippes  et  Thessa- 
lonique.  Passez-vous  en  Asie,  vous  avez  Ephcse. 
Etes-vous  sur  les  frontières  de  l'Italie,  vous  avez 


—   100  — 

Rome  ,  heureuse  Eglise  dans  le  sein  de  laquelle 
les  apôtres  ont  répandu  leur  sang  et  leurs  doc- 
trines! » 

Enfin,  après  avoir,  par  les  mœurs,  parla  tradi- 
tion, par  les  doctrines,  convaincu  les  hérétiques 
de  nouveauté  et  par  conséquent  d'illégitimité, 
Tertullien  termine  par  cette  réflexion  :  «  Les  hé- 
rétiques varient  dans  leurs  règles  ;  chacun  parmi 
eux  se  croit  en  droit  de  changer  et  de  modi- 
fier par  son  propre  esprit  ce  qu'il  a  reçu,  comme 
c'est  par  son  propre  esprit  que  Fauteur  de  la  secte 
Ta  composé.  L'hérésie  retient  toujours  sa  propre 
nature  en  ne  cessant  d'innover,  et  le  progrès  de 
la  chose  est 'semblable  à  son  origine;  ce  qui  a 
été  permis  à  Valentin,  l'est  aussi  aux  valenti- 
niens  Les  marcionites  ont  le  même  droit  que 
Marcion  ,  et  les  auteurs  d'une  hérésie  n'ont  pas 
plus  le  droit  d'innover  que  leurs  sectateurs  ;  tout 
change  dans  les  hérésies;  et  quand  on  les  pénètre 
à  fond,  on  les  trouve  dans  leur  suite  différentes 
en  beaucoup  de  points  de  ce  qu'elles  ont  été  dans 
leur  naissance.  »  Ces  paroles,  dont  nous  em- 
pruntons la  traduction  àBossuet,  qui  y  a  puisé  le 
litre  et  l'idée  de  ses  i  aviations ,  résument  le 
traité  de  Tertullien. 

Cette  réfutation  générale  des  hérésies  ne  pou- 
vait toutefois  suffire  ni  au  besoin  de  la  vérité,  ni 
à  l'ardeur  du  génie  de  Tertullien  ;  aussi  à  la  fin 
même  des  Prescriptions ',  prenait-il  l'engagement 


—  101    — 

qu'il  a  tenu,  d'une  lutte  plus  vive  et  plus  longue. 
«  Nous  venons,  y  dit-il,  de  donner  des  armes 
pour  combattre  généralement  toutes  les  hérésies  ; 
dans  la  suite,  si  Dieu  nous  en  fait  la  grâce,  nous 
répondrons  à  quelques  hérésies  en  particulier.  » 
11  y  a  répondu  en  effet. 

Le  premier  et  le  principal  de  ces  traités  parti- 
culiers de  Tertullien  est  dirigé  contre  Marcion. 
Marcion  admettait  deux  dieux  différents  ;  de  ces 
dieux,  le  créateur  est  le  second,  le  dieu  inférieur; 
aussi  prétendait-il  que  quand  le  créateur  avait 
dit  :  «  Quela  lumière  soit  faite,  »  c'était  moins  un 
commandement  qu'il  adressait  à  la  nature,  qu'une 
prière  au  Dieu  suprême  qui  était  au-dessus  de 
lui.  L'erreur  de  Marcion,  on  le  reconnaît,  venait 
du  dualisme  oriental.  Frappé  des  imperfections 
apparentes  de  l'univers,  et  ne  les  voulant  point 
attribuer  à  un  dieu  parfait,  Marcion  en  faisait 
auteur  le  dieu  inférieur.  Tertullien  montre  que 
la  sagesse  et  la  puissance  du  créateur  éclatent 
partout  dans  cette  nature  si  vile  et  si  imparfaite 
aux  yeux  de  Marcion.  «  Ne  remontez  pas  si  haut, 
abaissez  vos  regards  sur  ce  qui  semble  leur  échap- 
per :  la  fleur  cachée  dans  le  buisson  comme  celle 
qui  émaille  nos  prairies;  le  plus  petit  des  coquil- 
lages aussi  bien  que  celui  qui  nous  donne  la 
pourpre;  l'aile  du  dernier  des  insectes  non  moins 
que  la  magnifique  parure  du  paon,  vous  mon- 
trent-ils dans  le  créateur  un  si  misérable  ouvrier  ? 


—  102  — 

vous  qui  regardez  en  pitié  ces  mêmes  insectes 
en  qui  la  merveilleuse  main  qui  les  a  faits  a  ré- 
paré la  faiblesse  par  l'adresse  dont  elle  les  a 
doués,  imitez,  si  vous  le  pouvez,  les  construc- 
tions de  l'abeille,  les  greniers  de  la  fourmi,  le 
venin  de  la  cantharide,  l'aiguillon  de  la  mouche, 
la  trompette  et  la  lance  du  moucheron.  Si  d'aussi 
faibles  créatures,  ou  servent  à  vos  besoins,  ou 
vous  préservent  des  ennemis,  quels  sentiments 
avez-vous  pour  de  plus  grandes,  vous  qui  refu- 
sez de  reconnaître  le  créateur  dans  ses  moindres 
ouvrages?  ne  sortez  pas  de  vous-mêmes;  consi- 
dérez l'homme,  au  dedans,  au  dehors  de  lui- 
même;  trouve-t-il  plus  grâce  à  vos  yeux,  cet  ou- 
vrage de  Dieu?  » 

Tableau  brillant  et  simple  tout  à  la  fois  qu'il 
termine  par  ce  trait  plein  de  fraîcheur  et  de 
grâce.  «  Si  je  vous  présente  une  rose  ;  oserez- 
vous  encore  calomnier  le  créateur  ?  »  Bernardin 
de  Saint-Pierre  a  décrit ,  avec  infiniment  de 
charme,  l'histoire  du  rosier  qui  ornait  sa  très- 
modeste  fenêtre  du  faubourg  Saint-Marceau; 
mais  cette  anatomie  descriptive  vaut-elle  la  vive 
et  courle  pensée  de  Tertullien?  Remarquons 
comment,  à  des  époques  si  éloignées  l'une 
de  l'autre,  le  besoin  des  douces  et  fraîches  ima- 
ges saisissait  et  le  génie  sévère  de  Tertullien  et  la 
tendre  rêverie  de  l'auteur  des  Etudes  de  la  na- 
ture. 


—  103  — 

Tertiillien  n'est  pas  moins  admirable  quand , 
combattant  par  l'ironie  et  le  raisonnement  le  dou- 
ble principe  de  Marcion ,  il  termine  par  ce  di- 
lemme qu'il  développe  avec  une  invincible  lo- 
gique :  «  Dieu  est  un  ou  il  n'est  pas  ;  et  il  y  aurait 
un  moindre  blasphème  à  nier  son  existence  qu'à 
le  supposer  autre  que  ce  qu'il  doit  être.  Or,  Dieu 
est  l'être  souverainement  grand ,  nécessairement 
éternel,  sans  principe,  sans  commencement, 
sans  fin.  Avoir  de  Dieu  une  autre  idée,  c'est  le 
méconnaître;  c'est  le  nier  en  lui  ôtant  ce  qui  le 
constitue  essentiellement.  Et  comment ,  s'il  avait 
un  égal,  seraiî-il  souverainement  grand  ?  or ,  il  y 
a  un  égal ,  s'il  y  a  un  second  être  souverainement 
grand.  Deux  êtres  souverainement  grands  ne  sau- 
raient exister  à  la  fois ,  parce  que  l'essence  de  l'être 
souverainement  grand  est  de  n'avoir  point  d'égal, 
et  la  prérogative  de  n'avoir  point  d'égal  ne  peut 
convenir  qu'à  un  seul.  L'être  souverainement 
grand  efface  nécessairement  tout  être ,  tout  rival 
que  vous  prétendrez  lui  égaler,  par  la  raison 
même  qu'il  est  souverainement  grand;  et  que  dès 
lors  ce  second  être,  quelque  grand  que  vous 
le  supposiez,  ne  peut  plus  être  souverainement 
grand.  Dieu  est  donc  essentiellement  un;  et  s'il 
n'était  un,  il  ne  serait  point  du  tout.  » 

D'autres  hérétiques  tombèrent  sous  les  coups 
de  Tertiillien.  Après  Marcion ,  après  Hermogène, 
il  combattit  les  valentiniens  et  Praxéas  qui  niait 


—  104  — 

l'unité  de  l'essence  de  la  Divinité.  Nous  ne  le 
suivrons  pas  plus  loin  dans  ces  controverses  où 
nous  aurions  toujours  à  admirer  la  vigueur  de  sa 
dialectique  et  les  vives  couleurs  dont  il  sait  revê- 
tir des  idées  qui  s'y  prêtent  difficilement.  Dé- 
plorable fragilité  de  l'esprit  humain!  le  défen- 
seur intrépide  de  la  morale  et  de  la  discipline 
chrétienne,  le  rude  adversaire  des  hérétiques, 
va  nous  donner  le  spectacle  de  ses  propres  er- 
reurs. 

Dans  un  bourg  de  la  Mysie ,  dans  Arbadan , 
était  né  un  de  ces  esprits  ardents  et  inquiets  qui 
apparaissent  surtout  aux  époques  de  fermenta- 
tion religieuse.  Après  Marcion ,  après  Apelle , 
après  Yalentin.,  parut  Montan.  Montan  était 
un  libérateur.  11  prétendait  que  Dieu  avait  voulu 
sauver  le  monde  d'abord  par  Moïse  et  par  les 
prophètes;  qu'ayant  échoué  dans  ce  dessein,  il 
était  descendu  en  lui  Montan  par  le  moyen  du 
Saint-Esprit,  et  dans  deux  prophétesses ,  Priscille 
et  Maximille,  toutes  deux  fort  riches  et  fort  at- 
tachées à  sa  doctrine.  Montan  et  ses  sectateurs 
s'accordaient  toutefois  à  reconnaître  que  l'Es- 
prit saint  avait  inspiré  les  apôtres;  mais  ils  dis- 
tinguaient le  Saint-Esprit  du  Paraclet.  Le  Para- 
clet ,  selon  eux ,  avait  inspiré  Montan  ,  et  avait 
dit  par  sa  bouche  des  choses  bien  supérieures 
à  celles  que  Jésus-Christ  avait  enseignées  dans 
son  Évangile.  Sa  morale  du  reste  était  austère  : 


—  105  — 

il  ordonnait  plusieurs  carêmes  ,  condamnait  les 
secondes  noces;  recommandait  de  ne  point  fuir 
la  persécution ,  et  de  refuser  la  pénitence  à  ceux 
qui  étaient  tombés.  Les  montanistes  remplirent 
presque  toute  la  Phrygie ,  se  répandirent  dans  la 
Galatie,  s'établirent  à  Constantinople  et  pénétrè- 
rent jusque  dans  l'Afrique.  Leur  morale  rigide  et 
leur  imagination  exaltée  séduisirent  le  génie  ar- 
dent et  sombre  de  Tertullien.  D'autres  motifs, 
la  jalousie  et  les  affronts  du  clergé  romain ,  l'au- 
raient aussi,  selon  saint  Jérôme,  poussé  dans  le 
camp  de  l'erreur. 

L'hérésie  de  Montan  était  double  :  elle  portait 
sur  la  tradition  et  sur  la  discipline.  Si  la  pre- 
mière révélation  avait  été,  pour  ainsi  dire,  in- 
complète; si  Dieu  pouvait  se  manifester  à  chaque 
homme  par  de  soudaines  illuminations;  si  au- 
dessus  et  en  dehors  de  l'Église ,  une  voix  inté- 
rieure parle  à  chacun  de  nous ,  et  nous  fait  juge 
de  notre  foi,  que  devient  la  tradition,  que  de- 
vient l'autorité  de  l'Église?  Or,  le  Paraclet  de 
Montan ,  c'était  l'imagination  et  les  écarts  substi- 
tués à  l'autorité  ,  à  la  parole  de  l'Église  ;  chez  lui, 
la  règle  suprême,  c'était  l'inspiration.  Dans  la 
discipline,  Montan  n'errait  pas  moins.  L'Église 
honorait  la  chasteté  ;  Montan  proscrit  les  secondes 
noces;  l'Église  conseillait  le  jeûne  et  la  sobriété  ; 
Montan  condamne  les  repas  quotidiens;  l'Église 
enfui   recommandait  la  constance  dans  les  tour- 


—  106  — 

menls,  Montan  veut  que  de  soi-même  on  coure 
au-devant  delà  mort. 

Ces  exagérations  séduisirent  l'imagination  na- 
turellement enthousiaste  de  Terlullien.  Plein  de 
dédain  pour  la  philosophie  et  ses  vaines  subtilités, 
avant  même  de  connaître  Mon! an,  il  en  avait  ap- 
pelé des  sophismes  au  témoignage  naïf  de  l'âme; 
du  savoir,  à  l'inspiration;  le  prétendu  Paraclet 
de  Mon  tan  lui  offrait  donc  une  voie  agréable  vers 
ces  communications  intimes  de  Dieu  avec  l'âme, 
qui,  selon  lui,  devaient  remplacer  les  incerti- 
tudes de  la  science;  il  s'y  jeta  avec  ardeur.  Mais 
nous  n'insisterons  pas  sur  ces  erreurs  d'un  grand 
génie  ;  il  les  faut  oublier  en  présence  de  tant  de 
services  rendus  à  l'Eglise,  et  hors  de  l'Église,  à  la 
liberté  et  à  la  dignité  de  la  conscience  humaine. 

Terlullien  mourut  dans  un  âge  avancé;  il 
mourut  non  pas  loin,  mais  en  dehors  de  l'Église. 
Toutefois  les  erreurs  de  son  zèle  n'ont  pu  effacer 
la  grandeur  de  ses  services.  Cyprien,  et  ce  fut 
là  une  partie  de  la  gloire  de  Tertullien ,  Cyprien 
le  reconnut,  tout  d'abord,  pour  le  fondateur  du 
dogme  et  de  la  discipline  :  m:  Donnez-moi  le 
maître,  »  disait-il.  Oui,  Tertullien  est  le  maître 
de  la  vie  chrétienne;  et  l'Eglise,  qui  n'a  pu  in- 
scrire son  nom  dans  ses  fastes  glorieux,  le  cite 
souvent  dans  ses  chaires.  Car  si  l'Eglise  n'a  pu 
placer  dans  ses  temples  l'image  de  celui  qui , 
d'une  main  si  ferme ,  en  avait  posé  les  solides 


—  107  — 

fondements  9  elle  ne  pouvait  non  plus  oublier 
que  cet  homme  avait  prépare  sa  victoire  ;  qu'il 
avait  créé,  en  regard  de  la  puissance  impériale, 
de  la  puissance  temporelle,  une  puissance  mo- 
rale et  spirituelle  qui  la  devait  détrôner;  qu'il 
avait  rompu  les  liens  qui  attachaient  encore  au 
vieux  monde  païen  la  société  chrétienne  ;  qu'il 
avait  terrassé  les  hérésies,  et  que  tour  à  tour 
apologiste  ou  docteur,  le  bouclier  ou  l'épée 
d'Israël ,  il  avait ,  de  ses  mains  triomphantes , 
élevé  le  péristyle  de  ce  temple  chrétien  où  vien- 
dront s'abriter  les  barbares  et  le  moyen  âge. 
Bossuet,  comme  Gyprien ,  faisait  de  Tertullien  sa 
lecture  habituelle.  Cette  prédilection  de  Bossuet 
est  presque  une  consécration. 


CHAPITRE  Y. 


SAINT    CYPRIEN. 


Cyprien,  comme  Tertul  lien,  naquit  à.  Carthage, 
vers  le  commencement  du  111e  siècle,  d'une  fa- 
mille qui  tenait  un  rang  considérable.  Elevé  au 
sein  du  paganisme,  il  suivit  d'abord  la  carrière 
du  barreau ,  où  ses  talents  et  ses  succès  fixèrent 
sur  lui  l'attention  des  Carthaginois  qui  le  vou- 
lurent avoir  pour  professeur  d'éloquence.  Dans 
cette  nouvelle  carrière ,  Cyprien  ne  tarda  pas  à  se 
faire  un  grand  nom;  mais  cette  gloire  ne  devait 
pas  rester  aux  lettres  profanes.  Un  saint  prêtre 
de  Cartbage  ,  Cécilius ,  le  convertit  au  christia- 
nisme. Cécilius  est-il  l'interlocuteur  païen  de 
YCctavius,  gagné  lui-même  à  la  foi  par  son  ami? 
On  aimerait  à  adopter  cette  conjecture,  qui  a  été 
hasardée  par  M.  Angelo  Mai,  et  à  prolonger  ainsi 
la  chaîne  qui  rattacherait  Cécilius  a  Minucius 
Félix,  et  Cyprien  à  Cécilius;  mais  il  est  difficile 
de  croire  à  cette  succession.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  qu'en  reconnaissance  du  Cécilius,  quel  qu'il 
soit,  auquel  il  avait  dû  d'ouvrir  les  yeux  à  la  lu- 
mière de  l'Évangile,  Cyprien  prit  le  surnom  de 
Thascius  Cyecilianus. 


—  109  — 

Les  chrétiens  avaient  accueilli  avec  joie  la 
conversion  de  Cyprien.  Ils  se  hâtèrent  de  l'atta- 
cher à  l'Eglise.  En  un  même  jour,  Cyprien  reçut 
une  double  consécration;  il  fut  ordonné  prêtre 
et  évêque.  On  a  cru,  et  non  sans  vraisemblance, 
que  Cyprien  nous  avait  laissé,  dans  l'épître  à 
Donat ,  la  peinture  des  agitations  de  sa  vie  pre- 
mière, et  les  motifs  qui,  l'y  faisant  renoncer,  l'a- 
vaient conduit  des  tempêtes  du  monde  et  des 
écueils  de  la  gloire  au  port  de  la  religion.  Celte 
lettre  à  Donat  forme  donc  ainsi  une  introduction 
naturelle  et  intéressante  au  caractère  et  aux 
œuvres  de  Cyprien. 

Par  un  souvenir  de  rhétorique,  ou  plutôt  par  ce 
tour  nouveau  et  gracieux  de  l'imagination  chré- 
tienne, que  nous  avons  déjà  remarqué,  Cyprien 
place  dans  un  cadre  ingénieux  et  neuf  les  confi- 
dences qu'il  fait  et  les  conseils  qu'il  donne  à  Do- 
nat. C'est  pendant  le  repos  des  vendanges,  au  fond 
d'une  grotte  tapissée  de  pampres  jaunissants  dont 
le  feuillage  flexible  s'entrelace  en  festons  au-dessus 
de  leurs  têtes,  que  Cyprien  et  Donat  se  donnent 
le  spectacle  des  erreurs,  des  vanités  et  des  gran- 
deurs humaines.  L'entretien  commence  avec  une 
simplicité  charmante  :  «  Vous  faites  bien  ,  mon 
cher  Donat,  de  me  rappeler  ma  promesse;  je 
ne  lavais  point  oubliée;  et  d'ailleurs  la  saison 
et  la  liberté  desprit  qu  elle  nous  donne,  l'à-pro- 
pos  des  vendanges  et  l'usage  où  Ton  est  de  cou- 


—  110  — 

sacrer  au  repos  la  dernière  période  de  l'année, 
le  lieu  même  où  nous  sommes,  une  certaine 
mollesse,  qu'avec  les  douces  vapeurs  qui  s'ex- 
halent de  nos  jardins,  l'automne  répand  dans 
chacun  de  nos  sens,  tout  nous  invite  à  ces  con- 
versai ions  qui  occupent  si  agréablement  les 
journées,  et  dont  le  charme  secret  pénétrant 
tous  les  cœurs,  les  dispose  à  l'amour  de  la  vérité 
et  a  la  connaissance  des  préceptes  divins.  Pour 
qu'aucun  témoin  étranger  ne  trouble,  qu'au- 
cun bruit  importun  n'interrompe  notre  entre- 
tien, allons,  loin  de  la  maison,  nous  retirer  sous 
ce  berceau;  nous  y  trouverons  une  solitude  à 
souhait,  protégée  contre  les  ardeurs  du  soleil 
par  l'épais  feuillage  de  cette  vigne  dont  les  ra- 
meaux se  jouent  en  serpentant  le  long  de  cette 
treille  qui  la  soutient,  et  nous  présentent  un 
portique  de  verdure;  nous  pouvons  ici  commo- 
dément méditer  et  conférer  ensemble  :  le  riant 
aspect  de  ce  verger  récréera  nos  regards,  en  même 
temps  que  notre  esprit  se  nourrira  agréablement 
de  vérités  utiles.  » 

Viennent  ensuite  sous  forme  de  conseils,  des 
confidences  touchantes  : 

«  Du  temps  où  j'étais  plongé  dans  les  ténèbres 
et  dans  une  profonde  obscurité,  flottant  sur  la 
mer  orageuse  du  siècle,  errant  ça  et  là,  sans 
roule  fixe,  etm'ignorant  moi-même,  je  regardais 
comme  bien  difficile  à  croire  ,  difficile  à  espérer 


—  111  — 

que  l'on  pût,  sans  changer  cie  corps,  devenir  un 
homme  tout  nouveau.  Le  moyen,  me  disais-je 
à  moi-même,  de  renoncer  tout  à  coup  soit  à  des 
penchants  naturels,  soit  à  des  habitudes  invété- 
rées, dont  les  impressions  se  sont  profondément 
gravées  dans  Tâme?  de  devenir  sobre,  quand  on 
est  accoutumé  à  la  bonne  chère  et  au  luxe  des 
festins  ;  de  ne  se  montrer  que  sous  l'extérieur  le 
plus  simple ,  quand  on  ne  paraissait  en  public 
qu'avec  une  riche  parure,  éclatante  d'or  et  de 
pompe  ?  Demanderez-vous  à  cet  homme,  nourri 
dans  les  dignités  et  dans  les  honneurs  où  il  met- 
tait son  bonheur,  lui  demanderez-vous  de  des- 
cendre à  la  vie  privée?  Non  ;  qui  s'est  laissé,  pen- 
dant toute  la  vie ,  enchaîner  par  les  liens  de  la 
volupté,  devient,  sous  l'empire  de  l'habitude,  es- 
clave des  sensualités ,  de  l'orgueil ,  de  la  colère , 
de  l'ambition.  Telles  étaient  les  pensées  qui  ve- 
naient souvent  s'offrir  h  mon  esprit  ;  je  me  sentais 
de  toutes  parts  enlacé  dans  les  passions  qui  me 
captivaient  autrefois;  je  cédais  avec  complai- 
sance à  leur  douceur  qui  me  paraissait  invin- 
cible; je  désespérais  de  pouvoir  jamais  m'arra- 
cher  à  des  maux  qui  avaient  pris  sur  moi  l'empire 
de  l'habitude.  » 

Après  ce  préambule ,  déjà  si  pittoresque  et  si 
intéressant  par  l'émotion  contenue  qui  en  colore 
les  expressions  et  en  anime  les  sentiments,  après 
cette  confidence  voilée,  qui  est  en  même  temps 


—  112  — 

un  avertissement  chrétien,  doux  et  grave,  Cy- 
prien  sait  encore  trouver  un  tour  dramatique  et 
nouveau  pour  exciter  et  soutenir  l'attention  de 
])onat.  Par  une  vive  et  heureuse  supposition,  de- 
puis, souvent  et  diversement  imitée,  il  se  trans- 
porte en  imagination,  lui  et  son  auditeur,  sur  un 
lieu  élevé  d'où  se  découvre  à  eux  Garthage  tout 
entière ,  avec  ses  cirques  ,  ses  forum ,  ses  palais , 
avec  tous  les  théâtres  des  passions  et  des  luttes 
humaines;  et  de  là,  mettant  sous  les  yeux  de 
Donat  tout  le  spectacle  de  la  vie  humaine ,  dans 
l'intérieur  des  maisons  comme  sur  la  place  pu- 
blique, il  lui  étale  toutes  les  misères  réelles  ca- 
chées sous  des  bonheurs  apparents  :  poursuite 
des  honneurs ,  de  la  gloire ,  des  plaisirs  ;  jeux 
sanglants  du  cirque ,  jeux  des  théâtres  plus  tran- 
quilles, mais  non  moins  dangereux  pour  l'âme. 
Bossuet  s'est  emparé  de  cette  dramatique  peinture, 
et  comme  toujours,  il  a  été  original  en  traduisant. 
Mais  laissons  parler  Cyprien  lui-même  :  «  Voici 
que  se  préparent  les  jeux  des  gladiateurs;  vous  y 
pourrez,  par  des  spectacles  de  sang,  repaître  vos 
féroces  regards.  Cet  athlète  fut  longtemps  nourri 
des  sucs  les  plus  substantiels  :  on  l'engraissait, 
pour  qu'il  mourût,  à  plus  grands  frais.  Quoi!  un 
homme  froidemenl  égorgé  pour  le  plaisir  des 
veux,  le  meurtre  érigé  en  science,  devenu  une 
élude,  un  usage!  il  faut  commettre  le  crime,  que 
dis-je!  il   en   faut    tenir  école;  c'est  un  état  de 


—  113  — 

tuer,  une  gloire  de  mourir.  »  Notons  cette  pro- 
testation de  la  conscience  chrétienne  contre  des 
jeux  parricides  ;  répété  par  Prudence,  et  par  lui 
porté  jusqu'à  Salvien ,  ce  cri  ébranlera  les  am- 
phithéâtres de  Trêves  et  de  Cologne ,  jusqu'au 
jour  où,  vengeurs  de  leurs  frères  égorgés  dans  le 
cirque,  les  barbares  viendront  le  renverser. 

Cette  lettre  àDonat,  si  belle  par  les  sentiments, 
n'est  pas  exempte  de  quelques  traces  de  mauvais 
goût  ;  le  rhéteur  s'y  reconnaît  quelquefois  :  dé- 
sormais nous  ne  verrons  plus  que  l'évêque. 

Les  premiers  temps  de  l'épiscopat  de  Cyprien 
furent  tranquilles.  Depuis  quarante  ans  environ, 
depuis  Maximin  et  depuis  Sévère ,  l'Église  jouis- 
sait d'un  calme  assez  profond.  Mais  la  persécu- 
tion,  ralentie  et  non  éteinte,  devait  se  rallumer 
plus  vive  et  plus  étendue  :  Dèce  publia  un  édit 
contre  les  chrétiens.  Gibbon  donne  pour  motif 
à  cette  persécution,  je  ne  veux  pas  dire  pour  ex- 
cuse, la  prévoyance  de  Dèce  qui,  dans  les  chré- 
tiens ,   aurait   deviné    les    futurs    héritiers    des 
Césars  ;  je  doute  que  Dèce,  quelle  que  fût  sa  pé- 
nétration, ait  vu  d'aussi  loin.  Quoi  qu'il  en  soit, 
dans  l'intérêt  de  son  troupeau  et  fidèle  au  pré- 
cepte de  l'apôtre,  Cyprien  crut  devoir  fuir.  Cette 
fuite  lui  fut  reprochée;  voici,  à  ces  reproches, 
la  réponse  de  Cyprien  : 

«  Conformément  à  l'ordre  que  nous  en  donne 
le  Seigneur,  an  premier  signe  de  la  persécution, 
i  S 


—  114  — 

entendant  un  peuple  furieux  demander  ma  tête 
à  grands  cris,  je  pensai,  moins  dans  l'intérêt  de 
ma  sûreté  personnelle  que  dans  celui  de  la  tran- 
quillité publique ,  à  me  retirer  pour  quelque 
temps.  J'aurais  craint  que  ma  présence  ne  parût 
téméraire ,  et  ne  donnât  de  nouveaux  prétextes 
à  la  sédition  ;  mais,  quoique  éloigné  de  mon  trou- 
peau, mon  esprit,  mes  conseils,  mes  actes  étaient 
avec  vous;  je  n'ai  cessé,  autant  qu'il  était  en  moi, 
de  veiller  aux  besoins  de  mes  frères.  » 

Cyprien,  en  effet,  n'oubliait  point  son  peuple; 
il  encourageait ,  soutenait  et  glorifiait  les  martyrs , 
et  ne  cessait  de  prodiguer  à  son  troupeau ,  non- 
seulement  les  conseils  d'une  vive  sollicitude, 
mais  les  secours  d'une  inépuisable  charité.  Il  le 
faut  contempler  dans  cette  situation,  gouvernant 
et  soutenant,  du  fond  de  l'exil,  la  société  chré- 
tienne. Il  écrit  aux  prêtres  qui  ont  confessé  la 
foi;  aux  chrétiens  qui  souffrent  dans  les  mines. 

«  Cyprien  aux  prêtres  et  aux  diacres  de  son 
Eglise  : 

K  De  la  tranquille  retraite  que  la  faveur  divine 
m'a  ménagée,  je  vous  écris,  mes  très-chers  frères, 
pour  vous  témoigner  d'abord  ma  joie  d'apprendre 
que  vous-mêmes  n'avez  rien  à  craindre  pour  votre 
liberté  ;  mais,  les  circonstances  me  tenant  éloigné 
de  Carlhage,  je  vous  conjure,  par  votre  foi  et 
votre  piété,  de  remplir  fidèlement  vos  fonctions 
et  les  miennes,  en  sorte  que  Tordre  et  l'exactitude- 


—  415  — 

de  la  discipline  n'aient  point  à  souffrir  de  mon 
absence.  Notre  premier  devoir  est  de  fournir  aux 
besoins  des  confesseurs,  prisonniers  pour  îa 
cause  de  Jésus-Christ,  et  des  pauvres  qui  persé- 
vèrent dans  la  foi;  je  demande  que  rien  ne  leur 
manque.  Je  ne  réclame  pas  moins  pour  eux  tous 
les  ménagements  et  les  délicatesses  d'une  sage  et 
paternelle  sollicitude  à  leur  procurer  les  conso- 
lations qui  leur  sont  nécessaires.  Je  recommande 
spécialement  à  vos  soins  les  veuves  et  tous  ceux 
qui  sont  dans  l'indigence,  les  malades,  les  étran- 
gers; distribuez-leur  ce  que  j'ai  laissé  de  mon 
fonds  entre  les  mains  du  prêtre  Rogatien  ;  et 
comme  je  crains  que  cela  ne  suffise  point ,  je  lui 
fais  passer  une  autre  somme.  » 

Cyprien,  en  soutenant  son  troupeau,  ne  veut 
point  braver  ses  ennemis  ;  à  la  charité  de  Tévêque, 
il  joint  la  prudence  du  chef  de  gouvernement  : 

«  Ceux  que  la  charité  portera  à  visiter  nos 
saints  confesseurs ,  le  doivent  faire  avec  précau- 
tion f  ne  pas  se  présenter  dans  les  prisons  en 
grand  nombre,  pour  ne  point  porter  ombrage  à 
nos  ennemis,  qui  finiraient  par  leur  en  refuser 
l'accès.  Prenez  garde  aussi  que  les  prêtres  qui 
vont  y  offrir  le  saint  sacrifice,  n'y  paraissent  que 
tour  à  tour,  accompagnés  d'un  seul  diacre.  Nous 
devons  en  tout  être  doux  et  humbles,  comme  il 
convient  à  des  serviteurs  de  Dieu ,  nous  accom- 
moder au  temps,  et  procurer  le  repos  au  peuple.  » 


—  110  — 

Telle  est,  sous  la  main  del  évêque,  même  per- 
sécutée, même  privée  de  son  chef,  la  société 
chrétienne.  Ainsi,  tandis  que  dans  le  monde  ro- 
main tombent  de  toutes  parts  les  liens  qui  en 
avaient  fait  la  force  ;  que  le  sénat  a  perdu  son 
autorité,  le  peuple,  sa  soumission,  la  majesté  im- 
périale, son  prestige,  les  lois,  leur  empire  ;  à  côté 
de  ce  monde,  au  milieu  de  lui  s'est  élevé,  gran- 
dit, se  répand  un  peuple  chrétien,  uni,  soumis 
et  libre  tout  à  la  fois  ;  qui  trouve  dans  la  voix  de 
son  évêque,  sa  règle,  ses  franchises  et  un  appui  ; 
qui,  dans  l'organisation  hiérarchique  de  l'Eglise, 
a  tout  un  ordre  civil  et  politique  :  assemblées, 
représentants ,  voix  publique.  Ce  peuple,  s'il 
souffre,  a  qui  veille  sur  lui ,  qui  le  conseille,  s'il 
est  persécuté,  qui  lui  donne  du  pain,  s'il  en 
manque.  Comparez  à  ce  peuple  si  dévoué  et  si 
fort ,  quoique  peu  nombreux  encore ,  la  société 
païenne,  délaissée  et  languissante,  également 
malade  de  ses  misères  morales  et  matérielles,  et 
vous  devinerez  facilement  où  est  l'avenir. 

L'Eglise  pourtant  avait  ses  mauvais  jours.  La 
persécution  ne  trouvait  pas  tous  les  chrétiens 
également  inébranlables  ;  elle  intimidait  quelque- 
fois la  faiblesse;  elle  amenait  le  schisme.  Ce  fut 
la  douleur  qui  pour  Cyprien  se  joignit  aux  cha- 
grins de  l'exil.  Deux  prêtres,  Novat  et  Novalien, 
se  déclarèrent  contre  lui;  voici  à  quelle  occasion 
ou  plutôt  sous  quel  prétexte.  Fendant  la  persécu 


—  117  — 

tion,  tous  les  chrétiens  n'avaient  pas  montré  la 
même  fermeté  ;  quelques-uns  avaient  faibli,  ceux- 
ci  à  la  vue  seule ,  ceux-là  aux  premières  attein- 
tes des  tourments  ;  d'autres  avaient  sacrifié  aux 
idoles,  thurifœati ;  d'autres  enfin  avaient  abjuré 
sur  l'ordre  du  magistrat,  et  ils  en  avaient  reçu  un 
certificat  de  polythéisme ,  libellati.  Quelle  con- 
duite fallait-il  tenir  à  l'égard  de  ces  chrétiens 
faibles  ou  parjures?  Cyprien  inclinait  à  l'indul- 
gence ;  il  faisait  la  part  de  la  faiblesse  humaine, 
et  à  côté  des  sévérités  nécessaires,  des  expiations 
légitimes ,  il  plaçait  les  miséricordes  de  l'Église. 
Ainsi  ne  pensaient  pas  Novat  et  Novatien. 

Novat,  prêtre  de  Cartilage ,  d'abord  attaché  à 
Cyprien,  s'en  sépara;  il  voulait  prévenir  l'ex- 
communication que  ses  crimes  avaient  méritée. 
11  entraîna  dans  sa  défection  quelques  prêtres  et 
entre  autres  Félicissime ,  prêtre  violent  et  déré- 
glé dans  ses  mœurs.  A  Rome,  Félicissime  et  Novat 
rencontrèrent  Novatien.  Philosophe  d'abord , 
Novatien  avait  plus  tard  et  avec  ardeur  em- 
brassé le  christianisme;  il  jouissait  d'une  haute 
réputation  de  savoir  et  d'éloquence.  On  a  de  lui 
un  traité  sur  la  Trinité,  ordinairement  inséré  à 
la  suite  des  œuvres  de  Tertullien.  A  Rome,  un 
intérêt  commun  de  haine  et  d'ambition  réunit 
Novatien  et  Novat.  Saint  Fabien ,  évêque  de 
Rome,  venait  de  mourir.  On  élut  pour  le  rem- 
placer Corneille  ,  prêtre  de  l'Eglise  de   Rome. 


—  118  — 

Corneille  s'était  montré  indulgent  à  ceux  qui 
étaient  tombés  durant  la  persécution.  Novatien 
soutenait  que,  même  à  l'heure  de  la  mort,  on  ne 
devait  pas  admettre  à  la  réconciliation,  non-seule- 
ment ceux  qui  étaient  tombés  dans  les  trois  grands 
crimes  de  l'idolâtrie,  de  l'homicide  et  de  la  for- 
nication ,  mais  ceux  même  qui  s'étaient  rendus 
coupables  de  péchés  mortels  ;  il  ne  reconnaissait 
à  l'Église  le  pouvoir  d'en  remettre  aucun  de  cette 
nature.  Ce  fut  sur  ce  prétexte  que  Novat  et  Nova- 
tien  s'élevèrent  contre  lui.  Ils  nommèrent  d'abord 
à  sa  place  un  faux  évêque,  appelé  Fortunat; 
puis  Novatien  finit  par  gagner  quelques  évêques, 
et  par  eux  il  se  fit  ordonner  prêtre  de  Rome.  Du 
schisme,  il  arriva  bientôt  à  l'hérésie,  et  fut  le  chef 
de  la  secte  des  novatiens. 

Un  moment  Novat  et  Novatien  intimidèrent 
ou  surprirent  la  religion  de  Corneille;  mais  ils 
ne  purent  ébranler  le  courage  et  la  modération 
de  Cyprien.  D'accord  sur  le  but,  la  condamna- 
tion et  le  renversement  de  Cyprien,  Novat  et  No- 
vatien au  fond  ne  s'entendaient  pas  ;  car  si  No- 
vatien trouvait  Cyprien  trop  indulgent,  Novat  le 
trouvait  encore  trop  rigoureux;  mais,  par  deux 
chemins  opposés,  ils  arrivaient  au  même  but.  A 
Rome,  Novatien  prêchait  une  excessive  sévérité  ; 
à  Cartilage,  Novat,  une  extrême  indulgence.  Ces 
deux  moyens,  en  apparence  contraires,  en  réalité 
s'accordaient  parfaitement.  A  Carthage,  le  génie 


—  119  — 

du  peuple  était  plutôt  porté  an  rigorisme;  à 
Rome,  il  inclinait  à  la  modération.  En  prenant 
ainsi  à  rebours  Rome  et  Carthage,  on  les  excitait 
également  contre  Cyprien  et  contre  Corneille, 
contre  l'évêque  et  contre  le  pape. 

Cyprien  ne  se  départit  point  d'une  sage  mo- 
dération. Tout  en  s'affligeant  sur  ceux  de  ses 
frères  qui  ont  failli,  il  se  demande  s'il  faut  les 
tenir  à  jamais  exclus  de  cette  Eglise  qu'ils  ont 
un  moment  abandonnée.  Ne  doit-on  pas  faire  la 
part  de  l'infirmité  humaine  et  la  part  surtout  de 
la  charité  ?  Cette  persécution ,  à  laquelle  quel- 
ques-uns ont  succombé,  n'a-t-elle  pas  été  en  dé- 
finitive salutaire  à  tous?  n'a-t-elle  pas  ranimé  des 
vertus  assoupies,  et  parle  péril  commun  ramené 
la  concorde? Toutefois,  si  l'Eglise  doit  accueillir 
le  repentir,  elle  doit  craindre  aussi  d'encourager 
la  tiédeur  ou  la  faiblesse  ;  elle  ne  refusera  donc 
pas  le  pardon  à  des  chutes  réparables  quoique 
tristes;  mais  ce  pardon,  le  repentir  le  doit  pré- 
céder et  justifier;  une  indulgence  sans  expiation 
serait  tout  à  la  fois  et  une  faiblesse  inexcusable 
et  un  dangereux  exemple. 

Tel  est  le  sage  tempérament  que  garde  Cy- 
prien ;  tels  sont  les  sages  conseils  qu'il  donne 
dans  son  traité  :  Des  relaps, 

«  A  Dieu  ne  plaise  que  je  cherche  à  charger  les 
coupables!  non,  je  veux  seulement  exciter  un 
frère  à  la  peine  et  à  la  satisfaction.  Flatter  le  pé- 


—  120  — 

cheur  par  une  indulgence  à  contre-temps,  c'est 
lui  ménager  de  nouvelles  occasions  de  pécher; 
mais  reprendre  son  frère  et  lui  donner  de  géné- 
reux conseils,  c'est  lui  ouvrir  la  porte  du  salut; 
ainsi  le  prêtre  du  Seigneur  ne  doit  point  tromper 
le  coupable ,  mais  le  guérir  par  de  salutaires  re- 
mèdes. Ce  n'était  donc  pas  assez  de  tous  les  maux 
delà  persécution!  Voici  que  pour  comble  d'infor- 
tune, un  poison  séducteur  s'est  glissé  parmi  nous 
sous  le  nom  spécieux  de  miséricorde.  Contre  la 
rigueur  de  l'Evangile,  et  au  mépris  de  la  loi  de 
Dieu,  l'on  donne  et  l'on  reçoit  indiscrètement  la 
paix  et  la  communion  ;  inutile  et  fausse  paix,  per- 
nicieuse à  ceux  qui  la  donnent,  inutile  à  ceux 
qui  la  reçoivent!  Pour  vous,  bien-aimés  frères, 
que  la  crainte  du  Seigneur  retient  encore  sur  le 
bord  du  précipice,  vous  qui,  dans  votre  unité 
même,  n'avez  point  perdu  le  souvenir  de  votre 
blessure,  envisagez  vos  fautes  d'un  œil  pénétré 
de  douleur  et  de  repentir  ;  écoutez  les  reproches 
sévères  que  vous  adresse  votre  conscience,  et  sans 
trop  légèrement  préjuger  votre  pardon,  ne  dés- 
espérez point  de  la  divine  miséricorde.  » 

On  ne  peut  trop  admirer  la  sage  fermeté  de 
Cyprien  ;  il  sait  concilier  avec  les  ménagements 
de  l'humaine  faiblesse  les  sévérités  de  la  disci- 
pline chrétienne,  et  faire  du  repentir  un  engage- 
ment plus  fort  à  la  foi  un  moment  trahie.  On 
sent  du  reste  combien  ces  questions  étaient  vives 


—  121   — 

et  importantes  pour  la  société  chrétienne,  au  mo- 
ment où  elles  s'agitaient.  La  société  chrétienne 
était  alors,  au  sein  de  l'empire,  en  état  perma- 
nent de  défiances  et  d'alarmes;  elle  avait  à  se 
défendre  tout  à  la  fois  des  pièges  du  dehors  et 
des  embûches  du  dedans.  11  lui  fallait  garder  entre 
tous  ses  membres  la  pureté  et  l'union  qui  faisaient 
sa  force  et  sa  sûreté  ;  ouvrir  ses  rangs  à  ceux  qui 
y  voudraient  entrer,  et  pourtant  exiger  d'eux 
des  garanties  sévères.  La  société  païenne,  si  elle 
était  troublée  par  quelques-uns  de  ses  membres, 
avait,  pour  les  contenir  et  les  réprimer,  l'autorité 
et  le  secours  des  lois.  Pour  exciter  le  zèle,  main- 
tenir la  concorde,  encourager  la  faiblesse,  glori- 
fier le  courage,  la  société  chrétienne  ne  possédait 
qu'une  ressource,  la  punition  ou  la  récompense 
morale.  Èlre  mis,  par  la  bouche  de  l'évêque,  en 
dehors  de  la  communion  chrétienne,  ou  en  rece- 
voir l'absolution  et  de  publiques  louanges,  c'était 
contre  le  relaps  et  pour  le  martyr,  toutes  les 
peines  et  toutes  les  récompenses  dont  pouvait 
disposer  l'Église.  Avec  quelles  précautions  cette 
autorité  toute  spirituelle  ne  devait-elle  pas  être 
exercée  ?  quel  mélange  d'habileté  et  de  force  ne 
demandait  pas  l'exercice  d'un  tel  ministère.,  et 
combien  est  merveilleuse  l'influence  de  cette  pa- 
role qui  était  tout  à  la  fois  la  règle,  le  châtiment 
et  la  couronne  du  chrétien  ! 

Au  milieu  de  ces  luttes  contre  le  schisme ,  des 


—  \22  — 

douleurs  de  l'exil,  Cyprien  trouvait  encore  du 
temps  pour  des  ouvrages  plus  calmes  et  de  plus 
douces  exhortations  :  il  confirmait  les  maximes 
de  Tertullien  contre  les  hérésies  ;  il  donnait  aux 
vierges  chrétiennes  de  sages  conseils;  il  répon- 
dait au  paganisme  qui  rejetait  sur  les  chrétiens 
le  désastre  des  saisons  et  les  fléaux  qui  en  étaient 
la  suite  ;  il  élevait  en  faveur  des  malheureux  une 
voix  éloquente ,  et  faisait  entendre  en  faveur  de 
l'esclave  des  accents  pleins  de  courage  et  de  gé- 
nérosité. 

Le  premier  de  ces  traités  de  discipline  et  de 
morale  est  le  traité  snrY  Unité  de  V Eglise  catho- 
lique, auquel  on  donne  quelquefois  le  titre  :  De  la 
simplicité  des  pasteurs.  Ce  traité  se  distingue 
des  prescriptions  de  Tertullien  par  un  caractère 
particulier.  Tertullien  expose  les  hérésies  et  les 
discute  ;  Cyprien  n'entre  point  dans  ce  détail;  il 
se  contente  d'opposer  à  leurs  erreurs ,  à  leurs 
variations,  à  leurs  contradictions,  le  tableau  de 
la  constante  tradition  de  l'Eglise,  de  son  unité  ; 
cette  marche  est  plus  haute  et  plus  ferme  : 

«  11  n'y  a  qu'un  épiscopat,  et  comme  il  n'y  a 
qu'un  épiscopat ,  ainsi  n'y  a-t-il  qu'une  seule 
Église,  répandue  dans  la  vaste  multitude  des 
membres  qui  la  composent.  Du  soleil  sort  une 
foule  de  rayons,  mais  il  n'y  a  qu'un  seul  centre 
de  lumière  ;  du  corps  d'un  arbre  s'élèvent  des  ra- 
meaux en  grand  nombre,  mais  le  corps  tout  entier 


—  123  — 

tient  à  un  tronc  fortement  attaché  à  la  terre  par 
sa  racine.  D'une  même  source  s'épanchent  divers 
courants  d'eau  qui,  malgré  l'abondance  des  ruis- 
seaux qui  les  partagent,  remontent  à  leur  com- 
mune origine.  Séparez  un  rayon  du  corps  du 
soleil;  plus  de  lumière  là  où  le  rapport  est  in- 
terrompu avec  le  principe  de  la  lumière  ;  déta- 
chez une  branche  de  l'arbre;  la  branche  rom- 
pue ne  prendra  point  racine;  isolez  un  ruisseau 
de  sa  source ,  il  va  tarir  et  disparaître  :  telle  est 
l'image  de  l'Église  ;  la  divine  lumière  qui  la  pé- 
nètre embrasse  dans  son  rayon  le  monde  tout 
entier;  mais  elle  vient  d'un  point  unique  qui 
distribue  la  clarté  dans  tous  les  lieux ,  sans  que 
l'unité  du  principe  soit  divisée  ;  son  inépuisable 
fécondité  propage  ses  rameaux  sur  toute  la  terre, 
elle  épanche  au  loin  ses  eaux  abondantes  :  c'est 
partout  le  même  principe ,  partout  la  même  ori- 
gine. » 

L'unité  de  la  doctrine  chrétienne,  à  ne  la  pren- 
dre même  qu'historiquement ,  est  une  des  plus 
belles  conquêtes  de  l'esprit  humain.  Réunir  toutes 
les  intelligences,  toutes  les  âmes  dans  un  même 
symbole  et  une  même  foi;  donner  à  tous  les  peu- 
ples, à  tous  les  âges,  à  toutes  les  sociétés  un  point 
fixe  où  put  se  ramener  et  se  rattacher  la  pensée 
humaine  ;  réaliser  pour  le  monde  ce  que  la  philo- 
sophie osait  à  peine  demander  pour  quelques 
disciples,  n'est-ce  pas  ce  qu'a  fait  l'Eglise,  quand, 


—  124  — 

repoussant  de  son  sein  Jes  hérésies  à  mesure 
qu'elles  naissaient,  elle  a  opposé,  dans  l'unité  de 
ses  croyances,  une  tradition  impérissable  et  une 
immuable  barrière  aux  continuelles  inconstances 
et  aux  inquiétudes  de  l'esprit  humain. 

Une  des  préoccupations  constantes  de  Tertul- 
lien  avait  été,  nous  l'avons  vu,  de  régler  la  vie  de 
la  vierge  chrétienne  ;  c'est  aussi  la  sollicitude  de 
Cyprien.  Il  a  fait  un  traité  remarquable  sous  ce 
titre  :  Comment  les  vierges  doivent  se  conduire. 
Le  calme  qui  avait  suivi  la  persécution  de  Dèce, 
et  surtout  la  paix  dont  l'Église  jouit  pendant  plu- 
sieurs années,  sous  le  règne  de  Philippe,  avaient 
singulièrement  relâché ,  parmi  les  chrétiens ,  les 
liens  de  la  discipline  et  la  sévérité  des  mœurs. 
C'est  pour  remédier  à  ces  désordres  que  Cyprien 
composa  le  traité  sur  la  conduite  des  vierges. 
Avec  le  caractère  d'indulgence  et  de  délicatesse 
qui  lui  est  propre,  tout  en  indiquant  les  fautes,  il 
insiste  particulièrement  sur  les  vertus.  Il  se  plait 
à  tracer  de  la  vierge  chrétienne  un  idéal  qui 
pourra  devenir  un  portrait  :  «  Fleurs  odorifé- 
rantes des  églises,  le  plus  bel  ornement  de  la 
grâce  divine,  l'image  de  Dieu  ,  où  sa  sainteté  se 
réfléchit  avec  le  plus  d'éclat ,  les  vierges  chré- 
tiennes sont  la  portion  la  plus  illustre  du  trou- 
peau de  Jésus-Christ.  »  Comme  Tertullien,  il  s'é- 
lève contre  ces  artifices  de  la  coquetterie,  qui  font 
mentir  l'âge  ou  le  visage  de  la  femme.  Il  le  fait 


—  125  — 

par  un  magnifique  mouvement  que  saint  Augus- 
tin citera  comme  un  exemple  de  l'éloquence  su- 
blime :  «  L'on  vient  changer  et  intervertir  ce  que 
Dieu  a  fait  ;  mais  c'est  s'attaquer  à  Dieu  même 
que  d'entreprendre  de  réformer  son  ouvrage! 
Dites-moi  :  voici  un  portrait  sorti  des  mains 
d'un  peintre  excellent,  où  l'art,  rival  de  la  na- 
ture, a  parfaitement  exprimé  les  traits  de  son  ori- 
ginal. L'ouvrage  achevé,  si  un  autre,  sous  le 
prétexte  de  le  corriger  et  de  le  perfectionner, 
s'avisait  d'y  porter  le  pinceau ,  ne  serait-ce  pas 
faire  au  premier  un  sensible  affront  contre  lequel 
il  pourrait,  à  bon  droit,  témoigner  son  indigna- 
tion ?  Et  vous ,  vous  croyez  pouvoir  retoucher  à 
l'image  de  Dieu,  sans  qu'il  vous  punisse  d'une  si 
étrange  témérité.  »  Il  donne  ensuite  aux  vierges 
riches,  sur  l'emploi  de  leurs  richesses,  des  con- 
seils où  ne  perce  pas  moins  la  charité  de  l'é- 
vêque  que  la  prudence  du  directeur  :  «  Vous 
êtes  riche,  et  vous  vous  croyez  le  droit  d'user 
des  biens  que  Dieu  a  voulu  mettre  à  votre  dis- 
position. Usez-en,  à  la  bonne  heure,  mais  faites- 
en  un  usage  utile  et  salutaire  ;  que  les  indigents 
éprouvent  que  vous  êtes  riche  ;  que  ceux,  à  qui 
manque  le  nécessaire,  se  ressentent  de  votre  opu- 
lence. Regardez  un  grand  patrimoine  comme  une 
grande  tentation.  »  Ainsi  la  parole  chrétienne 
prépare  ces  détachements  aux  plaisirs,  ces  renon- 
cements au  monde  et  à  ses  biens,  qui  feront  un 


—  126  — 

jour  des  richesses  des  Fabius  et  des  Paul  Emile, 
le  patrimoine  des  pauvres. 

La  charité  était,  h  proprement  parler,  la  vertu 
dominante  de  Cyprien  ;  il  y  a  consacré  sous  le 
titre  de  :  V Aumône,  un  traité  tout  entier.  Au  mi- 
lieu d'excellents  préceptes ,  se  trouve  ce  pathé- 
tique mouvement  :  «  Pour  achever  de  confondre 
les  cœurs  arides  et  froids,  dans  qui  l'amour  des 
richesses  étouffe  en  leurs  germes  tous  les  fruits 
du  salut,  pour  forcer  les  âmes  dégradées  par 
l'avarice,  à  rougir  de  leur  bassesse,  que  chacun 
de  vous,  mes  frères ,  se  figure  le  démon  osant 
paraître  tout  à  coup  au  milieu  de  nous,  sous  les 
yeux  de  Jésus-Christ;  opposant  à  ses  disciples, 
les  disciples  qu'il  s'est  faits,  s'adressant  à  Jésus- 
Christ  lui-même,  et  le  prenant  pour  juge  de  la 
comparaison  :  moi,  je  n'ai  point  enduré  pour 
ceux  que  vous  voyez  avec  moi ,  les  outrages  et 
les  verges;  moi,  je  n'ai  point  souffert  pour  eux 
le  supplice  de  la  croix,  ni  versé  mon  sang;  je 
ne  les  ai  point  rachetés  au  prix  de  ma  vie  ;  je 
n'avais  point  non  plus  un  royaume  céleste  à  leur 
promettre;  point  de  paradis,  point  de  glorieuse 
immortalité!  Et  pourtant,  voyez  quelle  magnifi- 
cence dans  les  présents  qu'ils  m'ont  faits!  Quel 
zèle,  quel  dévouement  dans  mon  service!  Pour 
arriver  à  quelque  poste  brillant,  rien  ne  leur 
coûte,  ni  dépenses,  ni  sacrifices!  Et  vous,  ô 
Christ!  montrez-m'en  de  tels  parmi  les  vôtres! 


—  127  — 

Montrez-m'en  parmi  les  disciples  formés  à  votre 
école ,  parmi  les  riches  qui  regorgent  de  super- 
flu !  Montrez-m'en  qui  vous  fassent  d'aussi  ma- 
gnifiques présents ,  qui  pour  vous  vendent  ou 
engagent  leurs  héritages;  qui,  pour  courir  après 
les  trésors  du  ciel  que  vous  leur  promettez,  con- 
sentent à  perdre  ce  qu'ils  ont  ;  et  puis ,  les  pré- 
sents que  l'on  me  fait,  à  qui  profitent-ils  ?  A  quels 
pauvres  donnent-ils  du  pain,  des  vêtements,  de 
quoi  rassasier  leur  faim,  étancher  leur  soif?  mes 
frères,  qu'avez-vous  à  répondre  ?  Ces  riches  que 
leur  sacrilège  dureté  jette  dans  un  incurable 
aveuglement,  comment  les  défendrons  -  nous  ? 
Hélas!  il  n'est  que  trop  vrai;  nous  ne  valons 
pas  en  nombre  les  serviteurs  du  démon  ;  nous 
qui  n'avons  pas  le  courage  de  faire  le  moindre 
sacrifice  pour  le  Dieu  qui  nous  a  donné  tout  son 
sang.  » 

Nous  avons ,  dans  la  peinture  de  la  société 
romaine,  entendu,  au  milieu  de  la  joie  des  con- 
vives ,  s'élever  tout  à  coup  cette  terrible  ques- 
tion :  Quid  est  pauper?  et  celui  auquel  on 
l'adressait,  n'y  pouvait  répondre;  c'est  qu'en 
effet,  le  monde  romain  n'en  avait  pas  l'explica- 
tion, car  il  n'en  avait  pas  le  remède;  le  christia- 
nisme seul  le  possédait,  ce  remède;  c'était  la 
charité.  Aussi  Cyprien  peut-il  répondre  à  cetie 
question  qui  avait  trouvé  muets  les  convives  de 
Tramalchion,  à  ces  craintes  que  l'on  avait  de  la 


—  128  — 

famine  :  «  Vous  vous  étonnez ,  vous  murmurez 
de  ce  que  les  rosées  du  ciel  ne  viennent  plus 
étancher  la  soif  de  la  terre  ;  de  ce  qu'un  sol  aride 
et  poudreux  produit  à  peine  quelques  germes 
bientôt  avortés;  que  vos  vignes  soient  mutilées 
par  la  grêle,  vos  oliviers  emportés  par  des  oura- 
gans impétueux  ;  mais,  je  vous  le  demande,  ser- 
vez-vous Dieu?  c'est-à-dire,  êtes-vous  doux  et 
charitable;  charitable  envers  les  pauvres,  doux 
envers  vos  esclaves.  »  C'est  ainsi  seulement  que 
le  pauvre  et  le  riche  pouvaient  cesser  d'être  en- 
nemis, et  la  société  romaine  regarder  en  face  le 
fantôme  qui  lavait  troublée. 

Cyprien,  un  des  premiers  aussi,  plaida  en  fa- 
veur de  l'esclave  :  «  Vous  exigez ,  écrit-il  à  Dé- 
métrien  ,  vous  exigez  de  votre  esclave  qu'il  vous 
soit  tout  dévoué,  homme  d'un  jour!  Cet  esclave 
est-il  moins  homme  que  vous?  Entré  dans  le 
monde  aux  mêmes  conditions,  votre  égal  par  la 
naissance  et  par  la  mort,  doué,  aussi  bien  que 
vous,  d'une  âme  raisonnable ,  il  est  appelé  aux 
mêmes  espérances ,  soumis  aux  mêmes  lois ,  et 
pour  la  vie  présente  et  pour  le  temps  à  venir.  » 
Mais  si  l'esclavage  était  l'iniquité  de  la  société 
romaine,  il  en  était  le  pivot  et  la  condition.  Com- 
ment le  renverser  sans  détruire  la  société  ?  Com- 
ment proclamer  l'égalité  sans  déchaîner  la  ré- 
volte ?  Le  monde  ancienne  le  savait,  et  voilà 
pourquoi  Sénèque  se  borne  à  conseiller  au  mai- 


—  129  — 

tre,  la  douceur,  plutôt  qu'il  ne  lui  demande  la 
liberté  de  l'esclave.  Le  christianisme  saura,  sans 
secousse ,  sans  péril ,  résoudre  ce  difficile  pro- 
blème. On  voit  déjà  où  il  place  l'égalité,  dans  la 
communauté  d'une  âme  et  d'une  espérance  im- 
mortelles. 

Je  ne  puis  ici  encore  me  défendre  d'un  rap- 
prochement. Dans  cette  même  Carthage,  où  Ter- 
tullien  et  Cyprien  font  entendre  à  Scapuîa  et  à 
Démétrien  de  si  fières  et  si  humaines  paroles, 
peu  de  temps  avant  eux,  Apulée  s'adressait  aussi 
à  des  proconsuls  romains,  et  il  épuisait,  pour  les 
louer,  toutes  les  formules  de  sa  brillante  rhéto- 
rique. Qu'on  rapproche  les  Florides  du  traité  de 
la  Mortalité,  on  aura  le  contraste  le  plus  frap- 
pant de  l'éloquence  païenne  et  de  l'éloquence 
chrétienne  au  ne  siècle. 

Ainsi  Cyprien  employait  à  instruire,  à  diriger, 
à  défendre  son  troupeau  ,  la  trêve  que  le  paga- 
nisme avait  accordée  aux  chrétiens,  quand  la 
persécution,  un  moment  assoupie,  se  ranima.  Va- 
lérien  publia  contre  les  chrétiens  un  édit,  plus 
violent  que  ne  l'avait  été  celui  de  Dèce.  Cyprien 
avait  prévu  le  péril ,  et  le  péril  le  trouva  prêt. 
Longtemps  à  l'avance  il  prépare,  il  exhorte,  il 
anime  les  fidèles  au  combat. 

Lui-même,   quand   le  jour  est  venu,  il  veut 
mourir,  non  à  Utique,  où  le  proconsul  a  envoyé 
des  soldats  pour  le  saisir,  mais  là  où  il  peut  être 
i  9 


—  130  — ■ 

le  plus  en  spectacle  aux  infidèles,  en  exemple  à 
son  peuple,  sur  le  théâtre  même  de  son  épisco- 
pat,  à  Carthage  : 

«  Cyprien  aux  prêtres ,  aux  diacres  et  à  tout 
le  peuple  de  Carthage,  salut  : 

«  Informé  que  le  proconsul,  alors  à  Utique,  y 
avait  envoyé  des  soldats  pour  se  saisir  de  moi  et 
m'amener  dans  cette  ville,  j'ai  dû  céder  au  con- 
seil de  mes  amis ,  qui  m'engageaient  à  chercher 
une  autre  retraite ,  jusqu'au  moment  où  je 
pourrais  me  retrouver  à  Carthage.  C'est  dans  sa 
propre  ville,  et  non  dans  une  autre,  qu'un  évêque 
doit  confesser  le  Seigneur,  afin  que  tout  le  peuple 
soit  honoré  par  la  confession  de  son  pasteur  sur 
les  lieux  mêmes.  Ce  que  l'évêque  dit  dans  ce 
moment ,  tout  son  troupeau  semhle  le  dire  avec 
lui.  Ce  serait  flétrir  l'honneur  d'une  Église  aussi 
illustre  que  la  notre,  que  de  recevoir  ma  sen- 
tence à  Utique.  Aussi,  dans  toutes  mes  prières, 
ne  cessé-je  point  de  demander  au  Seigneur  qu'il 
veuille  hien  m'accorder  de  confesser  son  nom 
dans  votre  ville,  d'y  souffrir  la  mort,  et  de  n'en 
sortir  que  pour  aller  à  lui.  » 

Son  vœu  fut  exaucé.  Arrêté  àCurube,  à  douze 
lieues  de  Carthage,  dans  des  jardins  qu'il  avait 
autrefois  vendus  pour  en  distribuer  le  prix  aux 
pauvres,  et  que  lui  avait  ensuite  rendus  la  géné- 
reuse délicatesse  de  celui  qui  les  avait  achetés, 
Cyprien  reçut  la  mort  à  Carthage.  Sangheurcu- 


—  131   — 

sèment  répandu  !  s  écrie  saint  Jérôme ,  il  fut  le 
baptême  cle  tout  un  peuple  ,  felici  cruore  dam- 
na tus.  «  Dans  cette  même  Carthage ,  dit  M.  de 
Chateaubriand  ,  qui  rappelait  tant  d'autres  sou- 
venirs, Cyprien  remporte  la  palme  du  martyre, 
due  à  son  éloquence  et  à  sa  foi.  Ce  premier  Fé- 
nelon  eut  la  tête  tranchée.  Il  se  banda  lui-même 
les  yeux.  Justice,  prêtre,  et  Julien,  diacre,  lui 
lièrent  les  mains;  les  néophytes  étendirent  des 
linges  pour  recevoir  son  sang.  »  Faut-il  mainte- 
nant réfuter  Gibbon  qui,  dans  le  dévouement  de 
Cyprien,  trouve  un  calcul  de  vanité  ? 

En  résumant  la  vie  et  les  ouvrages  de  Cy- 
prien ,  on  y  saisit  une  physionomie  remarquable 
et  profonde ,  bien  qu'au  premier  coup  d'oeil  elle 
n'offre  rien  d'original.  Comme  écrivain,  en  effet, 
Cyprien  n'est  pas  exempt  de  recherche  et  d'en- 
flure, et  dans  ses  pensées  il  y  a  moins  de  nou- 
veauté que  de  justesse.  Mais  c'est  là  précisément 
sa  gloire  :  Cyprien  est  continuateur,  continuateur 
de  Terlullien.  Mais  en  le  continuant,  il  le  déve- 
loppe et  le  corrige.  Tertullien  donne-t-il  des 
conseils  aux  vierges  chrétiennes ,  il  ne  le  fait  pas 
toujours  avec  une  discrète  délicatesse;  Cyprien, 
au  contraire ,  a  la  chasteté  du  langage  en  même 
temps  que  la  pudeur  des  pensées.  En  fait  de  dis- 
cipline chrétienne  et  de  la  conduite  à  tenir  dans 
les  circonstances  graves  où  à  chaque  instant 
se  trouvait  jetée   l'Église ,  même  sagesse  dans 


—  132  — 

Cypnen.  Ainsi  celte  question  si  délicate  de  la 
fuite  en  temps  de  persécution,  que  Tertullien 
avait  tranchée  en  un  sens  extrême,  Cyprien  lui 
donne  une  solution  tout  ensemble  ferme  et  ha- 
bile. Une  première  fois ,  quand  le  salut  de  son 
peuple  lui  paraîtrait  compromis  par  un  courage 
déplacé,  quand  sa  présence  au  milieu  de  son 
troupeau  ne  serait  qu'un  péril  inutile,  Cyprien 
a  fui.  Mais  quand  recommence  la  persécution, 
quand  la  fuite  cette  fois  ne  serait  plus  qu'une 
faiblesse  et  un  scandale  pour  l'Église,  Cyprien 
s'y  refuse,  et  brave  la  mort  qu'une  première  fois 
il  eût  mieux  aimé  attendre  que  fuir.  En  un  mot, 
autant  homme  d'action  qu'éloquent  écrivain , 
évêque  en  même  temps  que  docteur,  Cyprien 
est  le  chef  de  cette  société  chrétienne  dont  Ter- 
tullien n'était  que  l'ardent  apologiste  :  Tertullien 
a  détruit,  Cyprien  a  fondé. 


CHAPITRE  VI. 


ARNOBE. 


L'Afrique,  qui  avait  déjà  donné  à  l'Église  de 
si  puissants  docteurs ,  ne  s'épuisait  pas  :  c'est  en 
Afrique,  à  Sicca,  ville  de  Numidie,  que  naquit, 
sous  l'empire  de  Dioclétien  ,  le  disciple  de  Cy- 
prien,  Arnobe.  Ainsi  que  Cyprien,  Arnobe  était 
né  païen,  et  comme  lui  encore  il  fut  professeur  de 
rhétorique.  Converti  au  christianisme  par  des 
visions  miraculeuses  ,  s'il  en  faut  croire  Eusèbe , 
ou  plutôt  par  les  inquiétudes  morales  qui  alors 
travaillaient  tous  les  esprits,  Arnobe  voulut  don- 
ner un  gage  à  sa  foi  nouvelle,  et  protester  ouver- 
tement contre  ses  premières  erreurs.  Pour  obte- 
nir plus  facilement  des  évêques  d'être  admis  au 
nombre  des  fidèles,  il  composa,  lorsqu'il  n'é- 
tait encore  que  catéchumène,  un  ouvrage  contre 
la  religion  qu'il  venait  de  quitter.  L'ouvrage  se  res- 
sent de  la  précipitation  avec  laquelle  il  fut  écrit  ; 
Arnobe,  selon  la  remarque  de  saint  Jérôme,  s'y 
montre  plus  habile  à  attaquer  le  paganisme,  qu'in- 
struit des  vérités  de  la  religion  chrétienne. 
L'ouvrage  d' Arnobe  est  un  tableau  de  toutes 


—  134  — 

les  impostures,  de  toutes  les  superstitions  delà 
religion  païenne.  Jamais  encore  les  apologistes 
chrétiens  n'avaient  pénétré  aussi  avant  dans  les 
sanctuaires  païens,  n'en  avaient  arraché  aussi 
hardiment,  pour  les  traîner  au  grand  jour,  les 
idoles  qui  y  étaient  cachées.  Le  secret  des  mys- 
tères y  est  révélé  ;  les  paroles  sacramentelles 
sont  livrées  à  l'indiscrétion  des  profanes;  les  for- 
mules expiatoires,  divulguées;  le  mot  des  ini- 
tiations prononcé;  le  paganisme  tout  entier  est 
mis  à  nu  :  nous  avons  là  le  secret  que  gardait  si 
religieusement  Apulée. 

Arnobe,  en  même  temps  qu'il  démasque  le 
polythéisme ,  venge  le  christianisme  des  accusa- 
tions dont  il  est  l'objet.  Ces  accusations  se  rédui- 
saient à  deux  points  principaux  :  les  chrétiens 
sont  des  gens  grossiers ,  sans  culture  d'esprit ,  et 
crédules.  Dans  XOctcudus,  on  leur  avait  déjà  fait 
ce  reproche.  Arnobe  y  répond  et  le  réfute  assez 
longuement.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  celte 
accusation ,  qui  se  reproduira  plus  tard  :  nous 
l'examinerons  alors. 

Le  second  grief  contre  les  chrétiens,  et  celui-ci 
est  beaucoup  plus  grave,  c'est  qu'ils  étaient  les  au- 
teurs des  calamités  qui  fondaient  sur  l'empire;  il 
vaut  que  nous  nous  y  arrêtions. 

Quand  le  christianisme  parut ,  la  société  an- 
cienne, nous  l'avons  dit,  n'était  pas  seulement 
malade  de  toutes  les  tristesses  morales  et  intel- 


—  135  — 

lectuelles ;  elle  souffrait  aussi  matériellement:  la 
misère  d'un  coté,  de  l'autre  l'opulence,  les  ex- 
trémités des  joies  et  des  douleurs  humaines  fai- 
saient du  monde  romain  un  étrange  et  pénible 
contraste.  La  société  païenne  elle-même  s'en 
était  vivement  émue ,  et  au  milieu  de  la  frivolité 
de  ses  conversations ,  elle  avait  eu  des  caprices 
de  réforme  que  Tibère,  avec  sa  rude  parole, 
apprécia  à  leur  juste  valeur.  Sénèque  a  sur  ce 
sujet  des  paroles  magnifiques,  que  malheureuse- 
ment il  ne  confirmait  pas  de  son  exemple.  Pline 
l'Ancien  n'est  pas  moins  éloquent,  et  il  a  plus  de 
vraie  sympathie  pour  ceux  qui  souffrent  des 
excès  du  luxe  et  de  la  débauche ,  devenus  la  seule 
distinction  des  riches  romains.  Il  ne  se  borne 
pas  à  des  plaintes  stériles;  il  s'enquiert  des 
causes  de  cette  choquante  inégalité ,  de  ces  révo- 
lutions lentes  et  terribles  qui  ont  enlevé  au  pau- 
vre son  antique  héritage,  ce  jardin,  patrimoine 
sacré  de  tout  ancien  Romain.  Avant  Pline  un 
autre  écrivain,  Columelle,  avait  été  également 
frappé  de  cette  solitude  qui  allait  s'étendant 
dans  les  campagnes  romaines.  Les  grandes  pro- 
priétés remplaçant  les  petites  cultures,  le  bras 
des  esclaves  substitué  dans  la  culture  à  des  mains 
libres ,  le  luxe  et  tous  ses  caprices  dévorant  en 
un  jour  les  ressources  d'une  année,  telles  étaient 
les  causes  de  la  stérilité  et  de  la  dépopulation  de 
l'Italie.  «  Les  païens,  dit  Montesquieu,  ne  ces- 


—  13G  — 

saicnt  de  crier  contre  un  culte  nouveau ,  inouï 
jusqu'alors  :  et  comme  autrefois,  dans  Rome  flo- 
rissante ,  on  attribuait  les  débordements  du  Tibre 
et  les  autres  effets  de  la  nature  à  la  colère  des 
dieux,  de  même,  dans  Rome  mourante,  on  im- 
putait les  malheurs  à  un  nouveau  culte.  » 

Ainsi  depuis  longtemps  Rome  était  travaillée 
par  deux  fléaux  :  le  luxe  et  la  misère.  Sous  Ves- 
pasien  et  quelques-uns  de  ses  successeurs,  les 
efforts  faits  pour  former  et  entretenir  avec  l'O- 
rient des  relations  commerciales  témoignent 
d'une  prévoyance  habile.  On  cherchait,  autant 
que  possible,  par  des  échanges  nouveaux  à 
créer  ou  à  appeler  au  sein  de  Rome ,  avec  des  ri- 
chesses nouvelles,  des  moyens  plus  faciles  et 
plus  également  répartis  d'existence.  Mais  cette 
large  voie  ne  servit  guère  qu'à  favoriser  le  luxe; 
l'industrie  f  qui  de  nos  temps  répare  tant  d'iné- 
galités et  de  misères,  l'industrie  n'était  pas  née. 
Le  monde  romain  continuait  donc  à  souffrir, 
quand  regardant  autour  de  lui,  il  aperçut  le 
christianisme.  Pour  tout  peuple,  comme  pour 
tout  individu,  c'est,  daus  le  malaise,  une  conso- 
lation de  pouvoir  s'en  prendre  à  quelqu'un  ou  à 
quelque  chose. 

«  Et  cruœ  sibi  quisque  timebat, 

Unius  m  miseri  exitium  conversa  tulèrc.  » 

La  récolte  est  mauvaise,  le  vin  rare,  les  fruits 


— .  137  — 

gâtés  ;  il  eût  été  plus  naturel  de  ne  voir  dans  ces 
accidents  que  les  effets  assez  ordinaires  de  l'in- 
clémence des  saisons  ;  et  si  Ton  eût  ajouté  que, 
les  grands  se  bornant,  je  ne  dis  pas  au  néces- 
saire, mais  au  superflu  sans  aller  jusqu'au  mons- 
trueux, si  médiocre  qu'elle  eût  été,  l'année  au- 
rait suffi,  et  au  delà  peut-être,  à  tout  le  monde, 
on  eût  été  bien  près  de  trouver  la  véritable  cause 
de  ces  maux  dont  on  chargeait  le  culte  nouveau. 
Mais  on  aimait  mieux  s'en  prendre  aux  chré- 
tiens. Une  telle  explication ,  favorable  aux  riches, 
plaisait  aussi  au  peuple.  Si  donc  le  nécessaire 
manque  à  ce  peuple  ,  les  chrétiens  en  seront  res- 
ponsables. Ennemis  des  dieux  dont  par  leur  im- 
piété ils  attirent  le  courroux  sur  les  Romains ,  il 
faut  les  sacrifier,  victimes  expiatoires,  à  la  prospé- 
rité de  l'empire;  ainsi  dès  les  premiers  temps 
parlent  les  païens.  A  ces  plaintes,  Tertullien  avait 
déjà  répondu  par  ces  belles  paroles  :  «  Si  le  Tibre 
inonde  Rome,  si  le  Nil  n'inonde  point  les  cam- 
pagnes ,  si  le  ciel  est  fermé ,  si  la  terre  tremble , 
s'il  survient  une  famine,  une  peste,  on  entend 
crier  aussitôt  :  Les  chrétiens  aux  lions  !  » 

Après  lui ,  Cyprien  aussi  avait  relevé  avec  une 
vigoureuse  indignation,  une  éloquente  émotion, 
ces  injustes  reproches,  et  les  avait  renvoyés  aux 
Romains  :  «  J'ai  longtemps  gardé  le  silence.  Mais 
aujourd'hui  que  par  tout  l'empire  retentit  une 
plainte  générale  contre  les  chrétiens;  qu'on  leur 


—  138  — 

impute  la  fréquence  des  guerres  qui  s'élèvent, 
les  fléaux  de  la  famine ,  de  la  mortalité ,  des 
inondations  qui  se  succèdent,  le  silence  n'est 
plus  permis.  C'est  à  nous,  dites-vous,  qu'il  faut 
imputer  les  calamités  diverses  qui  accablent  au- 
jourd'hui la  société  tout  entière  ;  et  cela ,  parce 
que  nous  n'adorons  pas  vos  dieux.  La  cause  de 
ces  désordres,  ne  vient  point,  comme  vous  affec- 
tez de  le  répandre,  ignorants  que  vous  êtes  de 
la  vérité,  de  ce  que  nous  n'adorons  pas  vos 
dieux  ;  elle  est  en  vous ,  vous  qui  n'adorez  pas 
le  vrai  Dieu.  Lors  donc  qu'il  arrive  de  ces  évé- 
nements, auxquels  il  est  impossible  de  ne  pas 
reconnaître  la  colère  du  ciel  qui  se  venge,  qui 
faut-il  en  accuser,  les  chrétiens  qui  l'honorent, 
ou  vous  dont  les  crimes  ont  provoqué  son 
courroux?  Vous  vous  plaignez  que  les  éléments 
ne  soient  pas  à  l'ordre  de  vos  besoins  ou  de  vos 
plaisirs;  mais,  je  vous  le  demande,  servez-vous 
Dieu,  vous  qui  voulez  que  toutes  choses  vous 
servent?  lui  obéissez-vous,  vous  qui  faites  de 
toute  la  nature  la  tributaire  de  vos  caprices? 
Vous  vous  plaignez  que  le  ciel  vous  refuse  des 
pluies  fécondes;  mais  vos  greniers  s'ouvrent-ils 
aux  besoins  de  l'indigence?  que  la  terre  produise 
moins  de  fruits  ;  mais  ceux  qu'elle  donne,  les 
partagez-vous  avec  ceux  qui  n'en  ont  pas?  les 
mortalités  vous  assiègent;  mais  quels  secours 
donnez-vous  aux  malades  ?  » 


—  139  — 

Arnobe  reprend  donc  cette  accusation  portée 
contre  les  chrétiens,  d'être  les  auteurs  des  cala- 
mités qui  affligent  l'empire.  Il  la  réfute  au  long, 
prouvant  sans  peine  qu'avant  l'avènement  du 
christianisme  des  fléaux  nombreux  et  terribles 
s'étaient  fait  sentir,  et  que  s'il  y  a,  entre  les  temps 
anciens  et  les  temps  nouveaux ,  une  différence , 
elle  est  à  l'avantage  du  christianisme  :  depuis 
qu'il  a  paru ,  ces  fléaux  ont  été  et  moins  fréquents 
et  moins  désastreux. 

Excellent  pour  battre  en  brèche  le  paganisme, 
pour  confondre  ses  vaines  plaintes,  Arnobe  est 
moins  heureux  dans  l'exposition  des  doctrines 
chrétiennes;  il  s'égare  et  se  perd  dans  les  ques- 
tions théologiques. 

Arnobe  reproduit  plusieurs  des  erreurs  du 
gnosticisme,  les  erreurs  d'Hermogène  surtout  : 
Arnobe  est  le  Tatien  latin  ;  il  pèche  par  un 
excès  de  respect  envers  la  Divinité.  Il  trouve  la 
situation  et  la  condition  de  l'homme  si  malheu- 
reuses, qu'il  nomme  impie,  blasphématoire,  cette 
affirmation  :  «  Dieu  est  l'auteur  et  l'ordonnateur 
de  l'univers  ;  »  suivant  lui,  les  calamités  infinies, 
les  désordres  perpétuels  de  la  vie  de  l'homme  ne 
s'expliqueraient  point  et  ne  se  justifieraient  pas 
suffisamment  par  la  liberté  de  la  volonté  ;  car  si 
Dieu,  qui  connaît  tout  et  qui  peut  tout,  n'em- 
pêche pas  ce  qui  doit  être  empêché,  la  déprava- 
tion de  l'humanité  doit  lui  être  imputée;  ne  pas 


—  140  — 

la  prévenir,  c'est  l'autoriser.  Ceci  seul  le  rassure, 
c'est  que  le  mal  peut  provenir  d'une  autre  source 
que  de  Dieu.  Il  inclinerait  donc  à  penser,  sans 
l'affirmer  toutefois,  qu'il  y  a  un  second  principe 
du  monde,la  malice.  Arnobe,  on  le  voit,  est  bien 
près  du  dualisme  oriental.  Arnobe  ne  peut  non 
plus  se  résoudre  à  croire  que  l'âme  soit  immor- 
telle, qu'elle  soit  une  image  de  la  Divinité.  Des 
âmes  si  faibles,  si  mobiles,  si  flexibles  aux  vices, 
si  portées  à  toutes  sortes  de  péchés,  peuvent-elles 
avoir  rien  de  commun  avec  la  Divinité  ?  Si  elles 
avaient  avec  Dieu  quelque  rapport,  les  eût-il  en- 
voyées dans  un  corps  qui  renferme  en  lui  le 
germe  de  tout  mal?  Non,  l'âme  n'est  point  née 
de  Dieu.  Mais  d'où  vient-elle?  c'est  ici  qu' Ar- 
nobe trahit  ses  affinités  avec  le  gnosticisme  ;  ici 
que,  se  rattachant  à  la  doctrine  des  émanations, 
il  donne  à  l'âme  un  autre  père  qui  habite ,  il  est 
vrai ,  la  cour  du  Dieu  suprême ,  mais  qui  n'en 
est  pas  moins  éloigné  de  la  magnificence  du 
Très-Haut.  Puis,  il  assigne  à  l'âme  une  place  in- 
termédiaire entre  le  monde ,  au  delà  de  nos  sens 
et  du  monde  sensible.  A  cette  âme  moyenne,  Ar- 
nobe ne  dénie  pas  absolument  l'immortalité , 
mais  il  ne  la  lui  donne  pas  entière.  Se  séparant 
ici  de  Platon,  qu'ailleurs  il  élève  quelquefois  jus- 
qu'aux nues  ,  il  n'appuie  pas  l'éloge  que  ce  phi- 
losophe a  donné  à  l'âme,  en  la  démontrant  simple 
et  immortelle.   L'immortalité,   dans  le  système 


—  141   — 

d' Arnobe,  n'est  pas  l'essence  de  l'âme,  mais  un 
don  de  Dieu.  C'est  par  l'obéissance  à  Dieu  que 
les  âmes,  qui  occupent  le  milieu  entre  la  vie  et  la 
mort,  obtiennent  le  privilège  de  l'immortalité. 
Arnobe  ne  redoute  pas  la  mort;  car  elle  n'est 
que  la  séparation  de  l'âme  avec  le  corps  ;  mais 
il  craint  que  l'âme,  oubliée  de  Dieu,  ne  soit  anéan- 
tie complètement  dans  les  flammes.  Par  ses  ver- 
tus, par  son  humilité,  l'âme  doit  donc  sans  cesse 
se  rappeler  à  Dieu.  Suivant  lui ,  croire  orgueil- 
leusement que  Dieu  a  départi  au  monde  le  germe 
d'une  vie  impérissable,  est  un  principe  moins 
vraisemblable  que  de  regarder  cette  vie  immor- 
telle comme  un  don  futur  de  Dieu.  On  le  voit  : 
Arnobe,  sous  le  rapport  théologique,  est  loin 
d'être  irréprochable.  Quant  au  plan  de  son  ou- 
vrage, il  n'est  pas  non  plus  très-régulier.  Les  ma- 
tières y  sont  mal  distribuées  et  développées  sans 
proportion.  Arnobe  évite  et  confond  les  ques- 
tions, les  quittant,  les  reprenant  sans  règle  et  sans 
nécessité;  en  un  mot,  en  se  faisant  chrétien,  il 
est  resté  rhéteur,  et  rhéteur  africain,  plein  d'em- 
phase et  d'hyperboles ,  plus  habile  à  étaler  les 
folies  et  les  absurdités  du  polythéisme ,  qu'à  ex- 
pliquer les  dogmes  de  la  foi  nouvelle;  aussi  Ar- 
nobe n'a-l-il  pas  été  accepté  sans  restriction  par 
l'Eglise;  il  est  exagéré  et  inégal,  dit  saint  Jérôme. 


CHAPITRE  VII. 

PROGRÈS    DU    CHRISTIANISME,  AVENEMENT   DE    CONSTANTIN. 

Le  christianisme  luttait  ainsi  depuis  trois  siècles 
contre  le  paganisme,  contre  sa  politique,  sa  phi- 
losophie, ses  intérêts  et  ses  passions;  il  avait  ré- 
sisté aux  persécutions  et  aux  sophismes  :  ce  L'É- 
glise commence  par  la  croix  et  les  martyrs.  Fille 
du  ciel,  il  faut  qu'il  paraisse  qu'elle  est  née  libre 
et  indépendante  dans  son  état.  Quand  après  trois 
cents  ans  de  persécutions ,  parfaitement  établie 
et  parfaitement  gouvernée,  il  paraîtra  clairement 
qu'elle  ne  tient  rien  de  l'homme  ;  venez  main- 
tenant, 6  Césars,  il  est  temps.  »  Constantin  parut, 
et  fit  asseoir  avec  lui  le  christianisme  sur  le 
trône.  Avant  de  rechercher  quels  furent  les  motifs 
qui  déterminèrent  Constantin  à  ce  grand  chan- 
gement, il  est  à  propos  de  revenir  sur  nos  pas,  et 
de  voir  quels  obstacles  le  christianisme  avait  eu 
à  surmonter  pour  arriver  à  cette  victoire. 

Nous  avons  dit  que  longtemps  les  chrétiens 
avaient  été  inconnus  et  confondus  avec  les  juifs. 
Tant  qu'ils  furent  ainsi  ignorés ,  le  mépris  qu'on 
avait  pour  les  juifs  leur  fut  en  quelque  sorte  une 


—  143  — 

sûreté;  mais  quand  on  les  reconnut  pour  une 
religion  nouvelle,  la  loi  leur  fut  impitoyable  :  on 
eût  dit  que  la  Rome  des  Césars  pressentait  en 
eux  ses  futurs  héritiers.  Alors  commencèrent  les 
persécutions  ;  Néron  le  premier  en  donna  le 
signal  :  «  Date  glorieuse  pour  nos  martyrs ,  s'é- 
crie Tertullien  ;  car  assurément  ce  que  proscri- 
vait le  cruel  tyran,  ne  pouvait  être  que  la  vertu 
même.  » 

Dès  lors  la  guerre  est  déclarée  aux  chrétiens. 
Domitien  reprend  contre  eux  les  vengeances  de 
JNéron.  Marc  Aurèle  même  est  pour  eux  sans  jus- 
tice. 11  prive  ceux  qui  sont  accusés  de  christia- 
nisme du  privilège  qu'ils  ont,  en  qualité  de 
citoyens  romains,  d'être  envoyés  à  Rome;  il  or- 
donne au  gouverneur  de  les  faire  exécuter  dans  la 
province.  Trajan  se  montre  plus  juste  envers  eux , 
mais  d'une  justice  incomplète  encore.  Quand 
Pline  lui  écrit  pour  le  consulter  sur  la  conduite 
qu'il  doit  tenir  à  l'égard  des  chrétiens  que  l'on 
défère  à  son  tribunal ,  Trajan  répond  :  «  11  ne 
faut  pas  faire  de  recherches  contre  eux;  s'ils  sont 
accusés  et  convaincus,  il  faut  les  punir.  »  —  «  Or- 
donnance impériale,  s'écrie  à  ce  sujet  Tertullien  , 
pourquoi  vous  combattez-vous  vous-même?  si 
vous  ordonnez  la  condamnation  d'un  crime, 
pourquoi  n'en  pas  ordonner  la  recherche  ?  et  si 
vous  en  défendez  la  recherche  ,  pourquoi  n'en 
pas  ordonner  l'absolution  ?  » 


—  144  — 

A  partir  des  Antonins,  cette  sévérité  envers 
les  chrétiens  s'adoucit.  Des  empereurs  étrangers 
à  Rome  v  introduisirent  avec  leurs  dieux  des 
idées  nouvelles  de  tolérance  religieuse.  Le  pre- 
mier, Adrien,  prince  philosophe  et  littérateur, 
se  montra  très-disposé  à  une  fusion  religieuse. 
La  famille  syrienne  des  empereurs  se  fit  de  cette 
tolérance  religieuse  et  philosophique ,  comme 
un  système  politique.  Septime  Sévère  con- 
struisit un  panthéon  dans  Alexandrie  ;  il  leva 
l'interdit  qui  excluait  les  juifs  des  charges  pu- 
bliques. Julia  Domna  reçoit  dans  son  palais  tou- 
tes les  sectes  ;  plus  tard  Héliogabale  essaye  une 
réunion  orientale  de  tous  les  cultes.  Il  y  eut  alors 
dans  le  monde  romain  une  espèce  de  syncré- 
tisme religieux ,  comme  en  Grèce ,  à  Alexandrie , 
il  y  aura  eu  un  syncrétisme  philosophique. 

Les  chrétiens  eurent  part  à  cette  tolérance. 
Septime  Sévère  les  protégea  contre  la  populace 
des  grandes  villes ,  toujours  acharnée  à  leur 
perte.  Son  fils,  Caracalla,  élevé  par  une  nourrice 
chrétienne,  se  montra  pour  eux  bienveillant. 
Alexandre  Sévère  suivit  celte  politique ,  bien  que 
sa  tolérance  fût  plus  philosophique  que  reli- 
gieuse. 11  avait  fait  placer  et  adorait,  dans  une 
espèce  de  sanctuaire  domestique,  les  âmes 
saintes  au  nombre  desquelles  il  avait  mis  le 
Christ  entre  Abraham  et  Orphée.  11  fut  égale- 
ment indulgent  aux  chrétiens.  Le  peuple  ayant 


—  145  — 

demandé  la  destruction  d'une  église  que  les 
chrétiens  avaient  bâtie  sur  un  emplacement  du 
domaine  public ,  Alexandre  voulut  qu'on  la  lais- 
sât subsister,  disant  que  mieux  valait  un  temple 
qu'une  taverne.  Il  aurait,  ajoute-t-on,  eu  la  pen- 
sée d  élever  un  temple  au  Christ  ;  mais  il  en  aurait 
été  détourné  par  ceux  qui,  chargés  de  consulter 
les  auspices,  déclarèrent  que  bientôt,  si  l'on  don- 
nait au  culte  des  chrétiens  cette  marque  d'adhé- 
sion, tout  le  monde  serait  chrétien.  Philippe 
l'Arabe ,  s'il  ne  fut  chrétien ,  fut  du  moins  favo- 
rable aux  chrétiens. 

A  la  faveur  donc  de  cette  tolérance  générale , 
religieuse  ou  philosophique,  et  surtout  par  la 
sagesse  de  ses  évêques,  l'Église  grandit  prompte- 
ment. 

Tacite  atteste  que  du  temps  de  Néron  les  chré- 
tiens étaient  déjà  nombreux  à  Rome;  Pline  le 
Jeune  écrivant  à  Trajan,  dit  :  «  La  chose  m'a  paru 
digne  de  consultation ,  principalement  à  cause 
du  nombre  de  ceux  qui  se  trouvent  exposés;  car 
on  met  en  péril  un  grand  nombre  de  personnes 
de  tout  âge ,  de  toute  condition  et  de  tout  sexe , 
celte  superstition  ayant  infecté  non-seulement 
les  villes,  mais  les  bourgades  et  les  campagnes.  » 
Aussi  Tertullien  pourra-t-il  bientôt  dire  :  «  Nous 
ne  sommes  que  d'hier,  et  nous  remplissons  tout, 
vos  villes,  vos  îles,  vos  conseils,  vos  camps,  vos 
tribus,  le  palais,  le  sénat,  la  place  publique,  nous 
i  10 


—  146  — 

ne  vous  laissons  que  vos  temples;  »  et  ailleurs 
il  trace  de  la  propagation  rapide  du  christianisme 
ce  magnifique  tableau  que  Bossuet  a  reproduit 
dans  son  Discours  sur  Vhisloire  universelle  : 
«  En  ces  temps  1  Eglise  encore  naissante  rem- 
plissait toute  la  terre,  et  non-seulement  l'Orient 
où  elle  avait  commencé,  c'est-à-dire  la  Pales- 
tine, la  Syrie,  l'Egypte,  l'Asie  Mineure  et  la 
Grèce;  mais  encore  dans  l'Occident,  outre  l'Ita- 
lie, les  diverses  nations  des  Gaules,  toutes  les 
provinces  d'Espagne,  l'Afrique,  la  Germanie, 
la  Grande-Bretagne,  dans  les  endroits  impéné- 
trables aux  armes  romaines  ;  et  encore  hors  de 
l'empire,  l'Arménie,  la  Perse,  les  Indes,  les 
peuples  les  plus  barbares,  les  Sarmates,  les 
Daces,  les  Scythes,  les  Maures,  les  Gétuliens, 
et  jusqu'aux  îles  les  plus  inconnues.  » 

En  même  temps  qu'elle  s'étend  dans  tout 
l'univers,  l'Eglise  s'affermit  et  s'organise;  ainsi 
que  sa  hiérarchie ,  sa  constitution  est  complète. 
Vers  le  commencement  du  nc  siècle,  se  for- 
ment les  diocèses,  réunions  de  plusieurs  petites 
églises  de  campagnes  avec  une  église  de  ville  ; 
plusieurs  villes  se  réunissent  à  leur  tour  :  ce 
sont  les  métropoles.  Vers  la  fin  du  11e  siècle, 
des  synodes  s'étaient  tenus  à  Éphèse,  à  Jéru- 
salem, dans  le  Pont  et  à  Rome.  Mais  ces  con- 
ciles n'étaient  assujettis  à  aucune  forme  régulière , 
à  aucun  retour  périodique.  Les  synodes  provin- 


—  147  — 

ciaux,  qui  d'abord  aussi  avaient  paru  sous  une 
forme  et  à  des  époques  irrégulières,  se  fixent  et 
se  régularisent.  Les  synodes  provinciaux  étaient 
formés  de  la  réunion  des  évéques  d'un  district 
soumis  au  métropolitain.  Ainsi  l'Église  avait 
son  gouvernement  public  en  même  temps  que 
sa  discipline  intérieure  ;  elle  élevait  le  pouvoir 
qui  devait  hériter  de  la  société  romaine  et  la 
sauver. 

A  côté  de  ce  mouvement  général  de  la  foi 
chrétienne,  de  ce  progrès  universel,  il  ne  sera 
pas  sans  intérêt  de  marquer  par  quelques  traits 
particuliers,  par  des  noms,  la  révolution  secrète 
qui,  troublant  et  renouvelant  la  société,  faisait 
monter  insensiblement  à  la  surface  ce  qui  jus- 
que-là avait  été  au  fond  :  l'esclave,  la  femme, 
les  pauvres  et  les  malheureux.  C'était  à  eux  que 
l'Évangile  s'était  surtout  adressé,  bien  qu'il  ne 
fit  acception  de  personne  ;  ce  furent  eux  qui  les 
premiers  y  répondirent.  Les  premiers  aussi,  ils 
en  sont  les  martyrs,  martyrs  connus  que  l'Église 
a  consignés  dans  ses  fastes;  martyrs  inconnus, 
comme  ces  malheureux  sur  lesquels  Néron  re- 
jeta le  crime  d'avoir  incendié  Rome ,  et  que  par 
un  supplice,  flétri  par  Juvénal ,  il  fit  périr  au 
milieu  des  flammes  que  nourrissait  le  vêtement 
de  soufre  dont  il  les  avait  fait  envelopper. 

L'Evangile  n'était  pas  accueilli  du  peuple  seu- 
lement \  dans  le  sénat ,  à  la  cour  des  empereurs , 


—  148  — 

il  allait  chaque  jour  gagnant  du  terrain.  Si  de 
Néron  date  la  première  persécution ,  de  son 
règne  aussi  datent  les  premiers  noms  qui,  célèbres 
dans  l'histoire  de  Piome,  le  sont  devenus  éga- 
lement dans  celle  de  l'Église.  C'était  une  chré- 
tienne sans  doute  que  Pomponia  Grécina,  qui, 
accusée  de  superstitions  étrangères,  mais  recon- 
nue innocente  par  le  tribunal  marital ,  vécut 
pendant  quarante  ans  dans  la  tristesse;  son  ha- 
billement annonçant  le  deuil,  son  esprit  l'afflic- 
tion. Sous  Domitien,  on  compte  au  nombre  des 
chrétiens  et  des  martyrs  Flavius  Clemens,  son 
cousin  germain  et  son  collègue  dans  le  consulat; 
les  deux  Flavie  Domitille,  l'une  femme  et 
l'autre  nièce  de  Flavius  Clemens.  Flavius  Cle- 
mens fut  mis  à  mort;  Flavia,  sa  femme,  relé- 
guée dans  l'île  de  Pandatarie ,  dans  la  baie  de 
Pouzzoles;  sa  nièce,  exilée  dans  l'île  de  Pontia. 
Trois  cents  ans  plus  tard,  une  descendante  des 
Scipions  ,  des  Gracques  et  des  Paul  Emile, 
sainte  Paule,  rejoignant  saint  Jérôme  dans  la  so- 
lilude  de  Bethléem,  s'arrêta  à  l'île  de  Pontia, 
pour  visiter  les  cellules  où  sainte  Domitille  avait 
passé  son  exil.  Ainsi  se  rencontraient,  ainsi 
s'expiaient,  dans  le  sacrifice  volontaire  de  la 
piété ,  les  grandeurs  de  la  Rome  ancienne. 

Mais,  si  rapides  que  fussent  les  progrès  du 
christianisme,  le  paganisme  ne  cédait  pas  sans 
résistance  :  il  luisait  appel  aux  passions,  aux  in- 


—  149  — 

térêts,  aux  souvenirs.  La  politique  tâchait  aussi 
de  rendre  aux  cérémonies,  aux  rites,  aux  solen- 
nités du  paganisme,  une  autorité  qu'ils  avaient 
depuis  longtemps  perdue. 

Il  y  a  dans  un  écrivain  de  Y  Histoire  Auguste, 
dans  Vopiscus,  deux  témoignages  importants  de 
cette  tentative  de  restauration  païenne.  L'une  est 
une  proposition,  dans  le  sénat,  de  Fulvius  Sabi- 
nus,  prêteur  urbain  ;  l'autre,  une  lettre  d'Auré- 
lien.  Voici  la  proposition  de  Sabinus  :  «  Nous 
soumettons  à  vos  lumières,  pères  conscrits,  l'avis 
des  pontifes  et  la  lettre  de  l'empereur,  ordonnant 
l'inspection  des  livres  sibyllins  ;  vous  savez  déjà 
que,  dans  toutes  les  guerres  importantes,  on  les  a 
consultés,  et  que  le  terme  des  calamités  publiques 
est  ordinairement  dans  les  sacrifices  qu'ils  pres- 
crivent. »  Alors  Ulpius  Sylîanus,  qui  opinait  le 
premier,  se  levant  :  «  Pères  conscrits,  dit-il,  nous 
avons  trop  tardé  à  nous  occuper  du  salut  de  l'État, 
trop  tardé  à  consulter  les  arrêts  du  destin,  sembla- 
bles à  ces  malades  qui  n'envoient,  qu'en  désespoir 
de  cause,  chercher  les  grands  médecins.  Vous 
vous  souvenez  sans  doute,  pères  conscrits,  que 
depuis  longtemps  déjà ,  quand  on  nous  an- 
nonçait l'invasion  des  Marcomans,  je  vous  ai 
conseillé  d'ouvrir  les  livres  sibyllins ,  d'user  des 
bienfaits  d'Apollon  et  d'obéir  à  l'ordre  des  dieux 
immortels.  Hâtez-vous  donc,  pontifes;  montez 
au    temple,  avec  la   pureté,  la  sainteté,  avec 


—  150  — 

J'esprit  et  dans  l'appareil  qu'exigent  de  telles 
cérémonies.  Alors  que  les  banquettes  auront  été 
couvertes  de  lauriers ,  vos  mains  vieillies  au  ser- 
vice des  dieux  ouvriront  les  livres  sacrés  ,  et 
leur  demanderont  les  destinées  de  l'État,  dont 
la  durée  doit  être  éternelle.  Aux  jeunes  enfants 
que  la  nature  n'a  privés  ni  d'un  père  ni  d'une 
mère,  apprenez  les  chants  qu'ils  doivent  réci- 
ter. Nous,  nous  voterons  les  frais  des  cérémo- 
nies, l'appareil  pour  les  sacrifices,  et  les  victimes 
ordinaires.  » 

Cet  avis  est  adopté  ;  on  rédige  le  sénatus- 
consulte.  Puis  on  se  rendit  au  temple  ;  les  livres 
sibyllins  furent  examinés,  les  vers  publiés;  l'eau 
lustrale  purifia  la  ville;  on  chanta  les  hymnes 
pieux  ;  on  fit  une  procession  solennelle  autour 
des  murs,  on  immola  les  victimes  promises,  et 
ainsi  furent  accomplies  les  solennités  prescrites. 
On  voit  quelle  magie  et  quelle  pompe  conser- 
vait encore  le  paganisme.  Voici  la  lettre  d'Auré- 
lien  au  sénat,  non  moins' importante  comme 
témoignage  historique  : 

«  Je  m'étonne,  sénateurs,  que  votre  sainteté 
ait  tardé  si  longtemps  à  ouvrir  les  livres  sibyl- 
lins ,  comme  si  vous  délibériez  dans  une  assem- 
blée de  chrétiens,  et  non  dans  le  temple  des 
dieux  immortels.  Hâtez-vous  donc,  et,  parla 
purification  des  prêtres,  par  les  cérémonies  im- 
posantes de  la  religion  ,  assistez  l'empereur  qui 


—  151  — 

souffre  de  la  position  difficile  où  se  trouve  la  ré- 
publique. Que  l'on  examine  les  livres  sacrés ,  que 
Ton  s'acquitte  envers  les  dieux  des  devoirs  qui 
auraient  dû  leur  être  déjà  rendus.  Toutes  les  dé- 
penses ,  les  captifs  de  toute  nation,  les  victimes 
royales  ,  loin  de  les  refuser ,  je  vous  les  offre  avec 
empressement  ;  car  il  ne  peut  y  avoir  de  honte 
à  vaincre  avec  l'aide  des  dieux.  C'est  ainsi  que 
nos  pères  ont  entrepris,  ainsi  qu'ils  ont  terminé 
tant  de  guerres.  Quant  aux  dépenses,  j'y  ai 
pourvu  en  écrivant  au  préfet  du  trésor.  D'ailleurs 
vous  avez  à  votre  disposition  la  caisse  de  l'État, 
et  je  le  trouve  plus  riche  que  je  ne  le  désire.  » 

Nous  pouvons  mieux  maintenant  apprécier  la 
hardiesse  des  apologistes  chrétiens,  de  Minucius 
Félix  et  de  Tertullien,  quand,  en  présence  des 
païens  qui  attribuaient  à  la  protection  de  leurs 
dieux  les  victoires  de  Rome ,  ils  déclaraient  que 
ces  dieux  n'y  étaient  pour  rien. 

Si  les  oracles  sibyllins  conservaient  tant  de 
crédit  qu'un  empereur,  tel  qu'Àurélien,  crût  de  sa 
politique  et  du  salut  de  l'empire  de  les  consulter 
dans  la  guerre  contre  les  Marcomans,  les  céré- 
monies païennes  dont  nous  venons  déjà  de  voir 
une  image  ne  conservaient  pas  un  moindre  éclat, 
comme  on  le  voit  par  la  description  qu'un  autre 
historien,  Zosime,  fait  de  la  célébration  des  jeux 
séculaires  sous  Dioclétien. 

Ainsi  veillait  la  politique  et  la  philosophie  à 


—  152  — 

combattre  les  progrès  du  christianisme;  la  loi  non 
plus  ne  sommeillait  pas.  De  Marc  Aurèle  à  Dioclé- 
tien ,  on  peut  suivre,  clans  le  code,  à  la  trace  du 
sang  des  martyrs ,  les  conquêtes  du  christianisme, 
et  les  obstacles  qu'il  rencontrait.  Au  me  siècle  en- 
core, un  jurisconsulte  célèbre,  Ulpien,  rassem- 
blait en  sept  livres  ,  sous  le  titre  de  V Office  du 
proconsul,  lesrescrits  des  princes  pour  faire  voir 
à  quel  supplice  on  devait  condamner  les  chré- 
tiens ,  et  il  déclarait  que  la  religion  chrétienne 
était  l'innovation  la  plus  dangereuse,  et  qu'elle 
détruirait  l'empire. 

Il  semblait  qu'ainsi  défendu  par  la  politique, 
la  loi,  la  philosophie,  le  paganisme  eût  long- 
temps encore  à  vivre;  son  heure  pourtant  était 
venue.  Des  catacombes,  son  berceau  et  sa  gloire, 
l'Église  allait  paraître  au  grand  jour;  elle  allait 
prendre  possession  du  monde  qu'elle  avait 
changé  ,  mais  non  conquis  encore,  et  avec  Con- 
stantin monter  sur  le  trône;  double  triomphe 
pour  elle ,  car  en  même  temps  que  l'empire ,  la 
croix  avait  subjugué  l'empereur. 

Quels  ont  été  les  motifs  de  la  conversion  de 
Constantin?  Selon  Zosime,  il  aurait  cherché  dans 
la  religion  chrétienne  une  absolution  à  des 
crimes  que  le  paganisme  se  refusait  a  absoudre, 
pour  lesquels  il  n'avait  point  d'expiation.  Si,  au 
contraire,  on  consulte  Eusèbe,  la  conversion  de 
Constantin  seraii  duc  tout  entière  à  un  coup  de 


—  153  — 

la  giace.  Tout  en  reconnaissant  la  sincérité  de  la 
conversion  de  Constantin  ,  on  peut  admettre 
aussi  que  la  politique  n'y  fut  point  étrangère.  Il 
est  permis  de  penser  que  l'exemple  de  Constance 
Chlore,  chéri  dans  son  gouvernement,  la  force  et 
la  discipline  des  chrétiens ,  l'appui  qu'il  en  pou- 
vait recevoir,  disposèrent  Constantin  à  un  chan- 
gement où  le  porta  aussi  sans  doute  le  spectacle 
contraire  de  la  cour  sanglante  de  Nicomédie.  Le 
principe  politique  du  christianisme  qui  conciliait 
la  liberté  avec  la  soumission,  et  qui  tendait  à  l'u- 
nité, lui  devait  aussi  convenir;  enfin  la  lutte,  la 
lutte  décisive  qu'il  eut  à  soutenir  contre  Licinius, 
qui  se  posait  comme  le  représentant  du  paga- 
nisme, acheva  de  vaincre  ses  dernières  hésita- 
tions, s'il  en  avait  encore;  il  dut  voir,  dans  un 
parti  nombreux,  actif,  ardent,  une  force  qui 
ferait  pencher  la  victoire  en  sa  faveur.  A  ne 
juger  donc  le  changement  de  religion  de  Cons- 
tantin qu'au  point  de  vue  politique,  on  trouvera 
qu'il  indiquait  dans  ce  prince  autant  d'intel- 
ligence de  l'avenir  que  de  courage  et  de  déci- 
sion. En  effet,  si  d'un  côté  l'on  réfléchit  à  la 
haine  ou  au  mépris  qu'avait  jusque-là  excités  la 
religion  chrétienne^  proscrite  par  les  empereurs, 
repoussée  par  le  sénat,  combattue  ou  tournée  en 
dérision  par  les  philosophes  et  les  autres  écrivains 
païens;  de  l'autre  coté  ,  au  respect,  aux  préven- 
tions nationales  qui  entouraient  encore  le  paga- 


—  1 54  — 

nisme ,  aux  racines  profondes  qu'il  avait  clans 
les  intérêts,  dans  les  passions  des  grands  et  du 
peuple,  dans  les  souvenirs  historiques  de  Rome, 
on  sera  frappé  de  la  fermeté  et  de  la  hardiesse 
d'esprit  qui  poussa  Constantin  à  faire  monter 
avec  lui  sur  le  trône  une  religion  nouvelle. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  résolution  fut  différem- 
ment jugée  :  les  païens  lui  ont  reproché  ses  pré- 
férences pour  le  culte  nouveau,  les  chrétiens  ont 
quelquefois  hlâmé  ses  ménagements  pour  l'ido- 
lâtrie ;  ces  reproches  étaient  également  fondés  ; 
car  dans  Constantin,  devenu  chrétien,  il  y  eut 
toujours  un  peu  du  païen.  Néanmoins,  Constan- 
tin protégea  la  religion  nouvelle  avec  amour.  L'é- 
dit  de  Milan  n'est  pas  un  simple  acte  politique, 
c'est  aussi  une  profession  de  foi  ;  Constantin  s'y 
exprime  non-seulement  en  prince  qui  veille  au 
bien  de  ses  sujets,  mais  en  chrétien  qui  prend 
un  tendre  intérêt  à  des  chrétiens.  En  tout ,  il 
montra  un  grand  zèle  pour  la  foi  nouvelle;  il 
proscrivit  les  cérémonies  païennes,  en  même 
temps  qu'il  accordait  des  privilèges  aux  ministres 
de  l'Église  chrétienne.  Il  leur  permit  d'affranchir 
leurs  esclaves  dans  l'église,  en  présence  du  peuple 
et  du  clergé  ;  ordonnant,  en  outre,  qu'une  simple 
attestation  de  la  part  de  l'évêque  suffirait  à 
rendre  valables,  devant  les  magistrats,  ces  sortes 
d'affranchissements.  Plus  tard,  chaque  chrétien 
put  donner  la  liberté  a  son  esclave,  sans  avoir, 


—  155  — 

pour  cela,  besoin  de  se  présenter  devant  l'évêque. 
Ainsi  les  réclamations  éloquentes  des  docteurs  de 
l'Église  en  faveur  des  esclaves,  se  traduisaient  en 
faits;  l'humanité  était  réhabilitée. 

La  conversion  de  Constantin  fut  donc  pour  le 
christianisme  une  grande  conquête.  Assurément, 
cette  conversion  ne  détruisit  pas  à  l'instant  même 
le  paganisme.  Outre  qu'un  changement  soudain 
et  complet  ne  se  pouvait  faire ,  la  politique  de 
Constantin  s'attacha  à  tenir  la  balance,  sinon 
égale,  incertaine  du  moins  entre  les  deux  cultes; 
néanmoins  c'était,  pour  la  religion  nouvelle,  un 
avantage  immense  que  cette  prédilection  du 
prince;  le  reste  devait  lui  venir  d'elle-même  et 
de  sa  seule  vertu. 

Après  la  conversion  de  Constantin  ,  le  plus 
grand  événement  de  son  règne ,  c'est  la  transla- 
tion du  siège  de  l'empire  à  Constantinople. 

Deux  villes  se  présentèrent  un  jour  devant  l'em- 
pereur Claude,  pour  en  obtenir  la  remise  d'impôts 
onéreux.  L'une  d'elles  faisait  valoir  humblement 
les  services  qu'elle  pouvait  avoir  rendus  à  Rome. 
Elle  rappelait  «  son  alliance  avec  Rome  dans  le 
temps  où  Rome  combattait  contre  le  roi  de  Ma- 
cédoine ,  qui  fut  surnommé  le  faux  Philippe ,  à 
cause  même  de  son  indigne  origine;  puis  les 
troupes  envoyées  contre  Antiochus,  contre  Per- 
sée,  contre  Aristonicus;  Antoine,  secouru  dans  la 
guerre  des  pirates;  l'assistance  offerte  à  Sylla,  à 


—  150  — 

Lucullus,  à  Pompée;  enfin,  ses  services  pins  ré- 
cents rendus  aux  Césars.  »  Cette  ville,  c'était  la 
rivale  future  de  Rome,  c'était  Byzance,  qui  de- 
vait être  Constantinople. 

La  résolution  que  prit  Constantin  de  donner 
à  l'empire  romain  une  capitale  nouvelle,  n'a  pas 
été  moins  diversement  jugée  que  sa  conver- 
sion même.  c<  L'envie  qu'eut  Constantin,  dit 
Montesquieu ,  de  faire  une  ville  nouvelle ,  la 
vanité  de  lui  donner  son  nom  le  déterminèrent 
à  porter  en  Orient  le  siège  de  l'empire.  »  Tacite  ne 
jugeait  pas  cette  position  de  Byzance  si  défavo- 
rable :  ((  Byzance  est  située  à  l'extrémité  de  l'Eu- 
rope, sur  le  point  qui  présente  le  plus  étroit  es- 
pace, entre  l'Europe  et  l'Asie;  elle  jouit  d'un  sol 
fertile,  d'une  mer  féconde.  »  Gibbon,  si  peu  fa- 
vorable à  Constantin  ,  parle  ici  comme  Tacite  : 
«  11  (Constantin)  avait  eu  souvent  l'occasion  d'ob- 
server, comme  capitaine  et  comme  homme  d'É- 
tat, l'incomparable  position  de  Byzance,  et  de 
remarquer  combien  la  nature,  en  la  mettant  à 
l'abri  d'une  attaque  étrangère,  lui  avait  prodigué 
de  moyens  pour  faciliter  et  encourager  un  com- 
merce immense.  La  nature  semblait  l'avoir  for- 
mée pour  êlre  la  capitale  et  le  centre  d'un  grand 
empire.  Le  spectacle  de  la  beauté ,  de  la  sûreté 
et  de  la  richesse  réunies  dans  un  coin  de  la  terre, 
suffisait  pour  justifier  le  choix  de  Constantin.  » 
En  lui-même,  et  comme  siège  de  l'empire,  le 


—  157   — 

choix  de  Byzance  était  donc  heureux.  Les  faits  ne 
sont  pas  toujours,  il  est  vrai,  des  témoignages 
irrécusables  de  sagesse,  et  le  succès  ne  suffit  pas 
à  absoudre  la  témérité  ;  néanmoins,  il  en  faut  te- 
nir quelque  compte  ;  et  quand  les  événements 
confirment  les  prévisions,  il  est  juste  de  penser 
qu'elles  étaient  sages  ;  or,  en  reportant,  de  l'I- 
talie aux  rives  du  Bosphore,  le  centre  et  la  garde 
de  l'empire,  Constantin  n'en  a-t-il  pas,  en  réa- 
lité, reculé  les  limites,  et  éloigné  les  dangers  de 
l'invasion  ?  N'était-il  pas  là  plus  à  même  de  se 
porter  partout  où  l'appellerait  le  péril?  et  si,  à 
l'égard  de  l'Italie ,  sa  prévoyance  a  pu  être  en 
défaut,  à  l'égard  de  l'Orient,  n'a-t-elle  pas  été 
justifiée?  Cet  empire  grec ,  cet  autre  empire  ro- 
main ,  fondé  par  Constantin  ,  a  duré  dix  siècles. 
La  pensée  même  de  transférer  à  Byzance  le 
siège  de  l'empire  n'a  donc  point  été  un  mouve- 
ment de  vanité,  le  simple  désir  de  donner  son 
nom  à  une  ville  nouvelle;  le  motif  même  de  ce 
changement  serait-il  celui  que  lui  prête  Zosime? 
Serait-il  vrai  que  ce  serait  pour  se  dérober  à  la 
haine  du  sénat,  qui  voyait  avec  peine  en  lui  le 
déserteur  et  l'ennemi  du  culte  païen,  que  Con- 
stantin aurait  transporté  loin  de  Rome  le  siège  de 
l'empire;  qu'après  avoir  songé  à  l'établir  dans 
un  lieu  situé  entre  la  Troade  et  l'ancienne  llion  , 
il  aurait  abandonné  ce  projet  commencé,  pour 
fixer  son  choix  sur  Bvzance  ? 


—  158  — 

Constantin  ne  fuyait  point,  ainsi  que  le  dit  Zo- 
sime,   devant  les  mécontentements  du   sénat, 
alors,   comme    depuis  longtemps,  peu   rebelle 
aux  empereurs.  Cependant  dans  ce  que  dit  Zo- 
sime ,  il  y  a  quelque  chose  de  vrai;  au  fond,  dans 
le  dessein  de  Constantin  .  il  y  avait  un  motif  qui 
tenait  à  la  religion.  Rome  était  trop  pleine  des 
souvenirs,  des  intérêts,  des  passions  du  paga- 
nisme, pour  que  le  christianisme  n'en  fût  pas , 
même  malgré  la  protection  de  l'empereur,  gêné 
et  combattu;  il  était  donc  sage  de  lui  chercher  un 
théâtre  plus  favorable  ,  un  ciel  nouveau  et  pur, 
où  ses  regards  ne  fussent  pas,  malgré  eux,  bles- 
sés du  contact  et  du  spectacle  du  paganisme. 
Constantin  avoue   lui-même  ce  motif  :   «  Nous 
l'avons,  dit-il,  fondée  par  l'ordre  de  Dieu;  »  et 
saint  Augustin  confirme  et  développe  cette  pen- 
sée :   «  Il  (Constantin)  a  fondé  une  ville ,  com- 
pagne de  l'empire  romain ,  et  qui  est  comme  la 
fille  de  Rome,  mais  où  il  n'y  a  pas  un  temple  de 
faux  dieux ,  ni  une  seule  idole  !  »  Singulière  pré- 
voyance de  la  sagesse  humaine!  Constantin,  en 
croyant  déshériter  Rome ,  lui  laissait  plus  qu'il 
ne  lui  enlevait;  elle  n'était  plus  le  siège  de  l'em- 
pire; elle  sera  la  capitale  du  monde  chrétien  :  au 
lieu  du  trône  impérial,  elle  a  la  chaire  de  Saint- 
Pierre.  Toutefois,  il  le  faut  dire,  si  la  translation 
du  siège  de  l'empire  à  Constantinople  fut  plus  tard 
un  avantage  pour  Rome;  si,  moins  voisine  des 


—  159  — 

empereurs  7  elle  put  mieux  conserver  son  indé- 
pendance et  son  pouvoir,  le  séjour  même  de 
l'Asie,  le  contact  de  l'Orient  et  de  l'Occident  ne 
furent  pas  pour  l'Église  latine  sans  quelques  in- 
convénients. Le  luxe  de  l'Orient  y  pénétra;  et  le 
temps  n'est  pas  loin,  où  saint  Jérôme  pourra  dire 
qu'en  s'enrichissant  des  biens  de  ce  monde, 
l'Eglise  est  devenue  plus  pauvre  en  vertus  : 
Postquatn  ad  principes  christianos  venit,  potentia 
quidem  et  divitiis  major,  sed  virtutibus  minor. 
Cependant  s'il  faut  donner  à  cette  résolution 
de  Constantin,  à  côté  d'un  dessein  religieux,  un 
motif  politique ,  en  voici  un  qui  ne  contredit  ni 
Zosime  ni  saint  Augustin,  et  qui  peut  les  con- 
cilier. A  proprement  parler,  la  monarchie  de 
Constantin  n'était  plus  une  monarchie  romaine  ; 
avant  la  translation  du  siège  de  l'empire  à  Con- 
stantinople ,  cette  monarchie  était  déjà  plus 
orientale  que  latine.  Dioclétien  le  premier  avait 
entouré ,  avait  rehaussé  la  majesté  impériale  de 
cet  éclat  extérieur  qui  devait,  mieux  que  les 
prétoriens,  protéger  l'empereur.  Le  cérémonial 
nouveau  mis  en  usage  et  en  honneur  par  le  fu- 
tur solitaire  de  Salone ,  n'était  pas ,  que  je  sa- 
che, une  satisfaction  de  la  vanité,  mais  un  ar- 
tifice de  la  politique.  Constantin  suivit  cet 
exemple  :  par  la  hiérarchie  domestique  et  mili- 
taire du  palais,  il  constitua  les  dignités  et  les 
garanties  extérieures  de  la  royauté  ;   et  à  cette 


—  460  — 

royauté  parte  des  pompes  orientales,  le  chris- 
tianisme ajouta  une  autre  et  plus  inviolable 
majesté.  Cependant,  au  sein  de  Rome,  cette  doc- 
trine de  respect  devait  trouver  des  résistances 
dans  les  souvenirs  et  les  prétentions  des  soldais 
et  du  sénat  ;  et  les  formes  nouvelles  de  la  monar- 
chie ,  le  cérémonial  de  l'Orient ,  introduits  dans 
l'Italie,  v  pouvaient  paraître  déplacés.  Transpor- 
ter ailleurs,  sous  le  ciel  et  aux  portes  de  l'Asie, 
la  majesté  impériale,  c'était  la  placer  dans  un 
lointain  favorable  et  sous  un  plus  heureux  jour, 
dans  des  conditions  meilleures  et  pour  le  prince 
et  pour  la  religion.  Ainsi  donc  au  point  de  vue 
politique,  ainsi  qu'au  point  de  vue  chrétien,  cette 
translation  avait  ses  raisons  et  sa  légitimité. 


CHAPITRE  VIII. 

LACTANCE. FIRMICUS    MATERNUS . 

La  littérature  fut  pour  beaucoup  dans  le  ca- 
ractère et  le  respect  nouveaux  que  prit  et  garda 
la  rovauté  de  Constantin. 

La  littérature  chrétienne,  au  temps  de  Constan- 
tin ,  présente  une  étude  intéressante  :  soit  que 
dans  sa  victoire,  elle  se  repose  d'un  combat  long 
et  opiniâtre;  soit  que  les  grands  génies  lui  man- 
quant au  moment  même  où  ils  ne  semblent  plus 
aussi  nécessaires,  elle  quitte  le  champ  des  hautes 
questions  religieuses,  pour  entrer,  à  la  suite  du 
prince,  dans  des  voies  de  modération  et  de  tolé- 
rance politique  :  c'est  le  caractère  que  me  pa- 
raissent surtout  offrir  les  écrits  de  Lactance. 

Né  en  Afrique ,  Lactance  étudia  l'éloquence  à 
Sicca  ,  sous  Arnobe ,  et  en  donna  bientôt  lui- 
même  des  leçons  à  JNicomédie,  où  il  avait  été 
appelé.  Lactance  avait  été  élevé  dans  le  paga- 
nisme, et  il  y  persévéra  longtemps;  il  ne  fut 
converti  que  par  le  spectacle  même  des  persé- 
cutions qui,  sous  Dioctétien,  s'exercèrent  au  nom 
de  la  philosophie.  La  persécution,  par  un  de  ses 

i.  a 


—  162  — 

effets  assez  ordinaires ,  lui  fit  embrasser  le  parti 
des  victimes  :  ce  Lorsque  j'enseignais  la  rhéto- 
rique, en  Bithynie,  nous  raconte-t-il  lui-même, 
et  que  le  temple  de  Dieu  y  fut  abattu,  il  se  trouva 
deux  hommes  qui  insultèrent  à  la  vérité  persé- 
cutée ,  et  qui  le  firent  d'une  manière  où  la 
cruauté  le  disputait  à  l'arrogance.  » 

Quels  sont  les  deux  philosophes  dont  parle  ici 
Laclance  ?  On  peut,  à  des  traits  certains,  recon- 
naître Hiéroclès  dans  le  second;  quant  au  pre- 
mier, on  ne  peut  que  former  des  conjectures  in- 
certaines. Est-ce  Maxime?  est-ce  Porphyre? 

Lactance  fut  choisi  par  Constantin,  et  par  lui, 
envoyé,  vers  317,  dans  les  Gaules  pour  présider 
aux  études  de  Grispus ,  son  fils.  Au  sein  de  la 
cour,  Lactance  vécut  pauvre ,  pauvre  jusqu'à 
manquer  quelquefois  du  nécessaire  :  c'est  l'ex- 
pression d'Eusèbe,  son  contemporain. 

Nous  avons  de  Lactance  plusieurs  ouvrages  : 
le  plus  important,  ce  sont  ses  Institutions  divi- 
nes, remarquables  et  comme  apologie  de  la  reli- 
gion chrétienne  ,  et  comme  témoignage  de  cette 
tolérance  sage  et  habile  qui  fut,  sous  Constantin, 
le  caractère  particulier  de  la  littérature.  Considé- 
rons-le d'abord  comme  apologiste. 

Les  Institutions  divines  forment  sept  livres  ; 
les  trois  premiers  sont  consacrés  à  montrer  les 
contradictions  et  les  monstruosités  du  poly- 
théisme; Lactance  y  résume  avec  force  et  bon- 


—  163  — 

lieur  tout  ce  que  jusque-là  avaient  dit  les  apolo- 
gistes grecs  et  latins.  Après  avoir  renversé  le 
paganisme  dans  ses  bases,  Lactance  élève  le 
temple  nouveau  de  la  vraie  religion  ;  c'est  le  sujet 
des  quatre  derniers  livres.  Ainsi  donc  l'ouvrage 
de  Lactance  se  partage  en  deux  grandes  divisions  : 
la  réfutation  de  Terreur,  l'enseignement  de  la 
nouvelle  religion  ;  d'un  côté,  Lactance  rassemble 
et  confond  toutes  les  erreurs  du  polythéisme;  de 
l'autre  côté,  il  cherche  à  doucement  amener  à  la 
vraie  religion  les  esprits  droits  et  sincères.  Aussi 
y  emploie- 1- il  les  considérations  morales  plus 
que  les  raisons  théologiques;  apologiste  plutôt 
que  docteur. 

Les  Institutions  divines  sont  précieuses  et  im- 
portantes à  un  autre  titre  :  elles  peuvent  être  re- 
gardées comme  un  manifeste  officieux  de  cette 
politique  sage  et  tolérante  que  Constantin  garda 
et  à  l'égard  du  paganisme  et  envers  les  chrétiens. 
«  Nous  avons  cru  devoir  travailler  à  bannir  du 
monde  cette  double  erreur,  en  faisant  connaître 
aux  savants  la  sagesse  qu'ils  doivent  suivre ,  au 
peuple  la  religion  qu'il  doit  embrasser.  »  Ainsi 
commence  Lactance,  et  il  finira  en  disant  :  «  Il  ne 
me  reste  plus  qu'à  exhorter  tout  le  monde  à  em- 
brasser la  véritable  religion.  »  Lactance  s'adresse 
à  tous  les  hommes  de  bonne  foi  qui,  comme  lui, 
engagés  autrefois  dans  l'erreur,  sont  revenus  à 
la  religion  par  la  raison  et  la  justice.  L'appel 


—  164  — 

qu'il  leur  fit,  fut  entendu.  On  voit  par  l'ouvrage 
même  combien  les  progrès  du  christianisme 
furent  rapides;  la  préface  et  la  fin,  dédiées 
toutes  deux  à  Constantin ,  en  sont  un  éclatant 
témoignage.  En  commençant  son  ouvrage,  Lac- 
lance  exprime  des  vœux  et  des  espérances  pour 
le  triomphe  de  la  foi  ;  il  le  termine  par  des 
actions  de  grâces  :  «  Maintenant,  dit-il  en  s'a- 
d ressaut  à  l'empereur,  maintenant  que  vous  gou- 
vernez l'empire  romain  avec  une  si  haute  sagesse 
et  une  si  parfaite  équité,  les  serviteurs  de  Dieu 
ne  sont  plus  traités  comme  des  scélérats  et  des 
impies;  maintenant  la  vérité  est  découverte,  el 
elle  paraît  avec  éclat;  on  ne  nous  reproche  plus 
le  nom  de  Dieu.  » 

Après  les  Institutions  divines,  l'ouvrage  le  plus 
important  de  Lactance  est  le  Traité  de  la  mort  des 
persécuteurs ,  traité  que  la  critique  lui  a  quelque- 
fois contesté,  mais  qui  aujourd'hui  ne  lui  est  plus 
disputé.  Ce  traité  a  un  caractère  de  circonstance , 
un  cachet  politique  qu'il  serait  difficile  de  ne  pas 
reconnaître  :  il  célèbre  hautement  le  triomphe  de 
la  religion  et  flétrit  ses  persécuteurs;  il  les  montre 
périssant  tous  misérablement  sous  la  main  du 
Dieu  qu'ils  ont  bravé,  et  en  expiation  des  maux 
qu'ils  ont  faits  aux  chrétiens.  Mais  en  même  temps 
qu'il  a  ce  caractère  général  d'une  protestation, 
au  nom  de  la  conscience,  contre  les  oppresseurs 
de  l'Humanité,  il  présente  un  intérêt  particulier. 


—  165  — 

Lactance,  il  est  vrai,  reprend  les  choses  de  loin; 
il  remonte  jusqu'au  premier  empereur  qui  ait  per- 
sécuté les  chrétiens;  mais  ce  n'est  qu'un  détour 
pour  arriver  à  ce  qui  était  proprement  le  but  de 
son  ouvrage,  la  lutte  de  Constantin  et  de  Maxi- 
min, c'est-à-dire  le  duel  du  paganisme  et  du 
christianisme;  alors  son  récit  a  toute  l'ardeur  et 
l'émotion  d'un  grand  spectacle,  d'une  vive  at- 
tente. Après  avoir  raconté  la  défaite  de  Maximin , 
la  fuite  de  cet  empereur,  sa  mort  horrible,  il 
s'écrie  ,  faisant  allusion  aux  titres  pompeux  que 
prenait  cet  ennemi  des  chrétiens  : 

«  Où  sont  maintenant  ces  noms  de  Jovien  et 
d'Herculien,  autrefois  si  révérés  des  nations,  ces 
noms  que  Dioclès  et  Maximin  avaient  pris  avec 
tant  d'insolence,  et  dont  après  eux  leurs  succes- 
seurs se  sont  parés?  Le  Seigneur  a  effacé  de  la 
terre  ces  noms  superbes.  Célébrons  donc  avec 
joie  le  triomphe  de  Dieu;  jour  et  nuit  adressons- 
lui  nos  prières  et  nos  louanges.  »  Bossuet  com- 
mentant ces  paroles  a  dit  :  «  En  attendant,  Jé- 
sus-Christ ne  laissera  pas  d'exercer  son  empire 
sur  la  terre.  Il  brisera  la  tête  des  rois.  Un  Néron  , 
un  Domitien  attaqueront  son  Église.  Mais  il  bri- 
sera leur  tète  superbe.  Un  Maximien,  un  Gallien, 
un  Maximin  tourmenteront  les  fidèles  ;  mais  il  les 
dégradera ,  il  les  perdra ,  il  les  frappera  d'une  plaie 
irrémédiable.  Tremblez  donc,  6  rois  ennemis  de 
l'Église;  mais  vous,  petit  troupeau,  ne  craignez 


—  166  — 

rien;  votre  roi  mettra  à  vos  pieds  tous  vos  en- 
nemis ,  fussent-ils  les  plus  puissants  de  tous  les 
rois.  » 

Au  premier  coup  d'œil ,  une  telle  vivacité  de 
langage  surprend;  mais  après  tout,  on  comprend 
l'indignation  de  Lactance  :  en  même  temps  qu'il 
vengeait  la  religion ,  il  satisfaisait  la  conscience 
du  genre  humain.  Les  païens  eux-mêmes  avaient 
fait  entendre  contre  plusieurs  de  ces  empereurs 
flétris  par  Lactance ,  les  mêmes  imprécations. 
Au  milieu  des  renseignements  curieux  et  offi- 
ciels qu'offre  X Histoire  Auguste ,  on  remarque 
surtout  ces  anathèmes  dont  le  sénat  poursui- 
vait, après  leur  mort,  les  princes  qui  avaient 
par  leurs  cruautés  encouru  sa  haine  et  celle  du 
genre  humain.  Bien  que  cet  écrit  de  Lactance 
ait  été  composé  au  moment  de  la  lutte  armée 
du  paganisme  contre  le  christianisme  et  en 
quelque  sorte  au  milieu  de  la  mêlée;  bien  que 
Lactance  s'y  laisse  un  peu  emporter  à  ses  ressenti- 
ments légitimes  contre  les  ennemis  du  nom  chré- 
tien ,  il  y  conserve  cependant  une  vue  nette  des 
événements  et  un  jugement  supérieur  à  celui  des 
historiens  païens  du  même  temps;  il  voit,  mieux 
qu'eux,  où  sont  les  causes  de  la  décadence  de 
l'empire,  où  est  son  avenir.  Il  attribue  justement 
à  Dioclétien  et  au  partage  qu'il  fit  de  l'empire, 
cette  décadence  que  l'on  a  attribuée  à  Constan- 
tin, pour  avoir  transféré  à  J'.yzance  le  siège  de 


—  1G7  — 

l'empire  :  «  Les  chrétiens  disaient  que  Dioclétien 
avait  perdu  l'empire  en  s'associant  trois  collègues, 
parce  que  chaque  empereur  voulait  faire  d'aussi 
grandes  dépenses  et  entretenir  d'aussi  fortes  ar^ 
mées  que  s'il  avait  été  seul  ;  que  par  là  le  nombre 
de  ceux  qui  recevaient  n'étant  pas  proportionné 
au  nombre  de  ceux  qui  donnaient ,  les  charges 
devinrent  si  grandes ,  que  les  terres  furent  aban- 
données par  les  laboureurs,  et  se  changèrent  en 
forêts.  »  Montesquieu ,  de  qui  sont  ces  paroles , 
ne  s'explique  point  sur  cette  réponse  que  les 
païens  faisaient  aux  chrétiens.  Ce  silence  est  fâ- 
cheux ;  il  eût  pu ,  il  eût  dû ,  ce  nous  semble , 
ajouter  que  le  partage  de  la  puissance  fut ,  ainsi 
que  le  dit  Lactance ,  fatal  à  l'empire,  et  qu'il  ex- 
plique mieux  sa  décadence  que  la  translation  du 
siège  de  l'empire  de  Rome  à  Constantinople. 

En  étudiant  les  œuvres  de  Lactance ,  on  voit 
que  la  teinte  païenne  ne  s'est  point  complète- 
ment effacée  en  lui  ;  sa  science  est  plus  philoso- 
phique que  religieuse  ;  il  sait  mieux  exposer  et 
embellir  les  préceptes  de  la  morale ,  que  pré- 
senter les  vérités  de  la  religion  :  c'est  le  juge- 
ment de  saint  Jérôme  sur  lui.  Mais  dans  cette  to- 
lérance où  il  se  maintient,  dans  cet  accord  d'une 
science  profane  et  d'une  pensée  chrétienne  ?  qui 
est  sa  physionomie  propre,  Lactance  a  peut-être 
mieux  servi  la  foi  nouvelle,  que  ne  l'eût  fait  une 
doctrine  plus  rigoureuse.  Que  d'hoiumes,  sous 


—  168  — 

Constantin ,  qui  ,  indifférents  au  paganisme  ,  ne 
l'eussent  pas  cependant  quitté  si ,  pour  arriver  à  la 
religion  chrétienne ,  on  ne  leur  eut  montré  ,  on  ne 
leur  eût  offert,  dans  les  vérités  générales  de  la  phi- 
losophie et  de  la  conscience  humaine,  une  facile 
et  heureuse  transition  à  des  dogmes  plus  relevés! 
c'est  l'œuvre  que  Lactance,  a  entreprise,  qu'il  a 
accomplie.  Ecrivain  élégant,  moraliste  pur, 
homme  d'une  grande  science,  également  versé 
dans  la  littérature  grecque  et  dans  la  littérature 
latine,  il  unit  l'indulgence  des  apologistes  grecs 
à  l'exactitude  des  apologistes  latins.  Quelquefois 
cependant  son  origine  africaine  se  trahit  sous  les 
précautions  de  rhéteur  ;  dans  la  Mort  des  perse' 
cuteurs,  on  retrouve  un  peu  de  l'exagération  de 
Tertullien,  ainsi  que  dans  le  style,  malgré  son 
habituelle  élégance ,  quelques  traces  de  rudesse 
et  de  corruption.  Ce  qui  fut  irréprochable ,  c'est 
sa  vie.  On  remarque  en  lui  ce  que  l'on  remar- 
que en  beaucoup  d'autres  écrivains  qui  passè- 
rent du  paganisme  au  christianisme  :  leur  âme 
prit  plus  facilement  les  vertus  de  leur  foi  nou- 
velle, que  leur  esprit  ne  renonça  aux  souvenirs 
de  la  science  païenne;  Lactance  le  chrétien  rap- 
pelle quelquefois  Lactance  le  rhéteur. 

Après  Lactance,  nous  placerons  Firmicus  Ma- 
ternus,  auteur  sur  lequel  on  n'a  que  des  rensei- 
gnements incertains  ,  mais  que  l'on  peut  avec 
vraisemblance  rattacher  au  règne  des  empereurs 


—  169  — 

Constance  et  Constant,  fils  de  Constantin,  aux- 
quels il  a  adressé  un  ouvrage  intitulé  :  De  ï erreur 
des  religions  profanes .  «  Il  me  reste  maintenant, 
Constance  et  Constant ,  augustes  empereurs  ,  à 
implorer  la  puissance  de  votre  foi ,  élevée  au- 
dessus  des  hommes,  au-dessus  de  la  fragilité 
humaine,  et  qui,  associée  en  quelque  sorte  aux 
conseillers  célestes ,  suit  dans  tous  ses  actes , 
autant  qu'il  lui  est  donné,  la  volonté  de  Dieu  ; 
il  vous  reste  bien  peu  à  faire,  pour  que,  entière- 
ment renversé  par  vos  lois,  le  diable  soit  anéanti  ; 
pour  que  s'arrête  la  contagion  funeste  de  l'ido- 
lâtrie :  chaque  jour  son  poison  expire  ,  chaque 
jour  sa  profane  cupidité  s'éteint.  Elevez  donc 
l'étendard  de  la  foi;  c'est  la  gloire  que  le  ciel 
vous  a  réservée,  le  ciel  qui  vous  a  fait  triompher 
de  tous  vos  ennemis;  élevez -le,  cet  étendard 
vénéré;  portez  des  lois,  des  décrets  qui  soient 
utiles.  » 

Cet  ouvrage  se  distingue,  à  quelques  traits  par- 
ticuliers, des  réfutations  du  polythéisme  que  nous 
avons  vues  jusqu'ici.  Firmicus  montre  comment 
les  hommes  se  sont  abusés  eux-mêmes,  en  faisant 
des  quatre  éléments  des  divinités ,  et  explique 
l'origine  des  dieux  de  la  Fable,  en  rapportant 
historiquement  ce  que  les  poètes  ont  déguisé.  11 
fait  sentir  l'absurdité  et  l'impiété  de  la  théologie 
des  païens  qui  mettent  au  nombre  des  dieux  des 
hommes  qui  ont  commis  toutes  sortes  de  crimes; 


—  170  — 

car  ces  dieux  ont  été  tués,  Massés  et  mal  traités 
par  les  hommes.  11  prétend  que  la  religion  des 
Egyptiens  a  commencé  au  temps  de  Joseph,  et 
que  leur  dieu  Sérapis  est  ce  patriarche  qu'ils  ont 
ainsi  appelé  parce  qu'il  était  fils  de  Sara.  Il  re- 
marque que  les  hommes  ont  respecté  comme  des 
divinités  les  choses  qu'ils  aimaient ,  ou  dont  ils 
avaient  besoin.  Ils  ont  appelé  Pénates  le  manger 
et  le  boire  ;  Vesta,  le  feu  domestique  dont  on  se 
sert,  et  ainsi  de  plusieurs  autres  objets;  et  c'est 
pour  cela  que  le  nom  des  dieux  marque  les  pro- 
priétés des  choses  naturelles.  Enfin  il  décrit  les 
signes  profanes  ou  les  paroles  mystérieuses  dont 
on  se  servait  dans  la  religion  des  païens  ;  révé- 
lation que  Clément  d'Alexandrie  et  Arnobe  ont 
faite  comme  lui.  L'ouvrage  de  Firmicus  a  un  autre 
intérêt  ;  il  donne  de  curieux  détails  sur  les  reli- 
gions étrangères  ;  on  y  voit  que  le  culte  de  Cybèle, 
le  culte  longtemps  proscrit ,  et  que  nous  avons 
retrouvé  dans  Apulée  ,  avait  fait  à  Rome  de 
grands  progrès  ;  les  imaginations  étaient  conver- 
ties aux  pratiques  singulières  et  sanglantes  des  cul- 
tes orientaux  ;  le  criobole  et  le  taurobole  étaient 
la  consécration  nouvelle  des  inities»  l'homme  y 
cherchait  une  régénération  dont  le  besoin  se  fai- 
sait partout  sentir;  c'était  le  baptême  de  l'idolâ- 
trie. 

Tel  est  un  coté  de  ce  traité,  d'ailleurs  assez 
court,  qui  n'offre  rien,  on  le  voit,  de  nouveau, 


—  171   — 

sinon  cette  idée  de  trouver,  dans  l'altération  de 
l'histoire,  l'origine  de  la  Fable;  on  y  peut  aussi 
remarquer  comment  le  paganisme  ,  ne  pouvant 
plus  soutenir  le  sens  littéral  de  ses  croyances,  se 
rejetait  dans  les  interprétations  philosophiques 
et  allégoriques.  Cette  révolution,  à  proprement 
parler,  n'était  point  nouvelle  ;  les  premiers ,  les 
stoïciens  y  avaient  eu  recours.  Mais  insensible- 
ment elle  devint  générale  ;  nous  verrons  quel  rôle 
joue  chez  les  néo-platoniciens,  l'allégorie  :  les 
poètes  seront  leurs  théologiens.  Mais  ce  traité  a 
un  autre  côté  plus  frappant. 

Quelque  pure  que  soit  d'abord  une  opinion  , 
le  jour  où  elle  triomphe ,  l'ambition  ou  le  ressen- 
timent courent  grand  risque  de  la  corrompre.  Il 
se  mêle  aux  partis  les  plus  nobles,  aux  plus  sincè- 
res croyances ,  des  partis  moyens ,  des  convic- 
tions politiques  qui  ne  s'y  associent  que  pour  en 
tirer  des  fruits;  convictions  qui  peuvent  porter 
dans  leur  intolérance  de  la  bonne  foi  encore, 
mais  qui  n'ont  pas  la  vertu  du  désintéressement. 
Quand  la  victoire  du  christianisme  fut  assurée, 
la  réaction  commença.  Elle  fut  conseillée  par 
des  hommes  qui  semblaient  retenir  dans  leur 
croyance  nouvelle  l'âpreté  d'une  erreur  ancienne, 
et  qui,  dans  la  victoire  d'un  culte  nouveau,  ne 
voyaient  que  la  part  à  prendre  des  dépouilles  de 
la  religion  vaincue.  Je  crains  que  Firmicus  Ma- 
termis  n'ait  été  un  de  ces  hommes  ;  à  l'ardeur  avec 


—  172  — 

laquelle  il  conjure  les  princes  auxquels  il  s'a- 
dresse, de  détruire  les  restes  du  paganisme,  de  le 
dépouiller  de  sa  grandeur  ou  de  sa  force,  on  re- 
connaît facilement  l'interprète  d'une  de  ces  opi- 
nions pour  qui  l'intolérance  est  le  prix  du  succès. 
Ces  lois ,  ces  dispositions  favorables  à  la  religion 
que   Firmicus   avait  indirectement   demandées 
dans  sa  dédicace,  il  les  réclame  ici  explicitement  : 
«  Enlevez ,  augustes  empereurs ,   enlevez   sans 
scrupule  les  dépouilles  des  temples;  livrez  à  la 
flamme  leurs  dieux  ;  qu'ils  aillent  grossir  le  trésor 
public  ;  versez-en  dans  vos  épargnes  tous  les  re- 
venus, consacrez-les  à  votre  utilité.  Depuis  que 
les  temples  ont  été  détruits,  vous  êtes  entrés  plus 
avant  dans  la  vertu  de  Dieu;  vous  avez  vaincu 
vos  ennemis ,  reculé  les  limites  de  l'empire  ;  et 
pour  que  votre  gloire  éclatât  davantage ,  vous 
avez  méprisé   et  renversé  l'ordre   des  saisons. 
L'hiver,  spectacle  jusqu'alors  inouï,  et  qui  ne  se 
renouvellera  point ,    l'hiver ,  les  éléments    ont 
cédé  à  votre  courage.  Que  vous  faut-il  encore? 
Mais  ce  que  Dieu  défend  ,  les  saintes  Ecritures  le 
proscrivent  aussi  :  elles  ne  veulent  point  qu'on 
élève  des  idoles.  » 

Et  comme  s'il  craignait  de  n'avoir  point  été 
assez  bien  compris,  il  ajoute  plus  loin  :  «  Dieu, 
augustes  empereurs,  vous  promet  les  récom- 
penses de  sa  miséricorde;  il  augmentera  votre 
grandeur  déjà  si  étendue.  Faites  donc  ce  qu'il 


—  173  — 

ordonne,  achevez  ce  qu'il  conseille.  Les  prémices 
de  votre  règne  ont  été  comblées  des  plus  grandes 
faveurs  ;  au  début  de  votre  foi  f  vous  avez  senti 
s'accroître  pour  vous  la  faveur  divine.  Jamais  la 
main  de  Dieu  ne  vous  a  abandonnés  ;  jamais,  dans 
vos  besoins,  elle  ne  vous  a  fait  défaut.  »  Et  il  ter- 
mine en  leur  promettant,  en  appelant  sur  eux  de 
plus  grandes  faveurs  divines,  récompense  et 
obligation  d'un  zèle  plus  ardent  pour  la  religion 
nouvelle,  d'une  plus  vive  attaque  contre  le  pa- 
ganisme. Ce  langage  surprend  ;  on  y  doit  re- 
connaître cette  violence  et  cet  égarement  qui  se 
mêlent  quelquefois  aux  causes  les  plus  pures,  le 
lendemain  de  la  victoire.  J'aime  à  croire  que 
ceux  qui  appelaient  ainsi,  contre  les  païens  et 
leurs  temples,  la  foudre  impériale,  ne  les  avaient 
pas  quittés  depuis  bien  longtemps  :  Firmicus 
n'est  pas  encore  véritablement  chrétien. 


CHAPITRE  IX. 


SAINT    HILAIRE. 


L'Église ,  un  moment  triomphante ,  eut  bien- 
tôt ses  épreuves.  Constance  succéda  à  Constantin, 
et  l'arianisme  trouva  en  lui  un  appui  qui  in- 
quiéta l'Église;  mais  elle  eut  dans  saint  Hilaire 
un  intrépide  défenseur. 

Hilaire,  né  à  Poitiers,  vers  355,  avait  été  élevé 
dans  les  ténèbres  du  paganisme  ;  il  fut  converti  à 
la  doctrine  nouvelle  par  des  circonstances  dont 
il  nous  a  laissé  un  intéressant  récit.  Cette  con- 
version fut  vive  et  profonde  ;  elle  se  manifesta 
par  des  vertus  qui  ne  tardèrent  pas  à  attirer  sur 
Hilaire  les  suffrages  de  la  société  chrétienne. 
Quoique  marié  ,  il  fut  choisi  pour  évêque.  Les 
temps  étaient  difficiles.  C'était  le  moment  où,  sou- 
tenu et  propagé  par  deux  évêques  courtisans  et 
ambitieux,  Ursace  et  Valens,  l'arianisme  menaçait 
d'envahir  la  Gaule.  Pour  arrêter  les  ravages  de  cette 
hérésie,  Hilaire  composa  le  Traite  de  la  Trinité, 
Ce  traité  est  divisé  en  douze  livres:  le  premier  livre 
est  une  introduction  à  tout  l'ouvrage;  Hilaire  en 
trace  le  plan,  et  indique  les  matières  dont  chacun 
des  livres  suivants  doit  se  composer.  Il  y  suit  pas 


_  175  — 

à  pas ,  et  y  réfute  les  erreurs  d'Arius.  Mais  on 
sent  qu'il  est  mal  à  Taise  dans  ces  subtiles  distinc- 
tions si  familières  au  génie  des  Grecs,  et  auxquelles 
au  contraire  se  refusaient  même  l'exactitude  et 
la  sévérité  de  la  langue  latine.  Hilaire  s'épou- 
vante ,  il  recule ,  en  quelque  sorte ,  en  présence 
de  ces  grands  problèmes ,  de  ces  impénétrables 
mystères  :  «  C'est,  dit-il,  une  tâche  immense,  une 
incompréhensible  audace  d'ajouter  quelque  chose 
à  la  définition  de  Dieu  ;  il  s'est  donné  les  noms 
de  Père,  de  Fils,  d'Esprit  saint;  tout  ce  qu'on 
cherche  au  delà  dépasse  la  portée  du  discours 
et  la  conception  de  l'intelligence;  il  ne  saurait 
plus  être  énoncé,  atteint,  saisi.  La  nature  de  l'ob- 
jet dévore  le  sens  des  paroles;  une  lumière  que 
l'on  ne  peut  soutenir  aveugle  l'œil  de  la  contem- 
plation, et  ce  qui  n'a  aucune  borne,  dépasse  la 
capacité  de  l'intelligence.»  Il  ajoute  ailleurs  avec 
tristesse  :  «  L'hérésie  et  l'impiété  nous  obligent  à 
dépasser  la  loi,  à  les  suivre  dans  les  routes  es- 
carpées qu'elles  ont  ouvertes;  à  traiter  des  choses 
au-dessus  du  langage  humain  ;  à  chercher  à  ex- 
pliquer des  mystères  qu'il  n'est  pas  permis  d'exa- 
miner; et  quand  on  devrait  se  borner  à  croire, 
nous  nous  voyons  forcés  d'employer  nos  faibles 
raisonnements  à  la  défense  d'une  doctrine  qui 
n'admet  point  ces  raisonnements  humains,  et  de 
paraître  ainsi  nous  rendre  coupables ,  parce  que 
d'autres  le  sont.  » 


—   1/6  — 

Ce  Traité  de  la  Trinité',  manifeste  vigoureux 
contre  l'arianisme,  excita  la  colère  de  Constance 
qui  punit  Hilaire,  en  l'exilant  en  Phrygie  ou,  se- 
lon d'autres  auteurs ,  dans  la  Thébaïde  d'Egypte. 
Cet  exil  fut  le  salut  de  l'Église.  Les  conciles  de 
Ri  mini  et  de  Séleucie  s'étaient  ouverts.  Le  concile 
de  Rimini,  commencé  sous  d'heureux  auspices, 
s'était  terminé  par  une  espèce  de  surprise. 

Les  ariens  vaincus  au  concile  de  Nicée  ne  se 
résignèrent  point  à  leur  défaite;  mais  ce  ne  fut 
pas  par  des  attaques  ouvertes  qu'ils  cherchèrent 
à  regagner  le  terrain  qu'ils  avaient  perdu  ;  ils  y 
employèrent  de  plus  adroites  pratiques.  Ils  ne 
visaient  pas  à  la  domination,  mais  au  succès;  ils 
voulaient  moins  s'imposer  que  se  faire  accepter. 
Ainsi,  au  concile  de  Sirmium,  inspiré  par  les 
ariens,  en  357,  on  convint  de  retrancher  des 
confessions  de  foi,  les  mots  qui  n'étaient  pas 
dans  l'Écriture  sainte.  Osius  de  Cordoue  et  Libé- 
rius  de  Rome,  adhérèrent  à  cette  correction; 
c'était  cependant  une  victoire  pour  les  ariens 
qui,  lors  du  concile  de  Nicée,  avaient  de  tous 
leurs  efforts  repoussé  le  mot  Consubstantiel  ;  ce 
mot,  disaient-ils,  ne  se  rencontre  nulle  part 
dans  toute  l'étendue  des  divines  Ecritures.  Aussi 
les  protestations  ne  se  firent  pas  attendre  :  Rimini 
reprit ,  ou  du  moins  chercha  à  reprendre  ce 
qu'avait  enlevé  Sirmium.  Les  ariens  y  présentè- 
rent une  formule  de  foi;  la  dernière  formule  de 


—  177  — 

Sirmium ,  celle  où  rejetant  les  mots  de  substance 
et  de  consubstantiel  consacres  par  le  concile  de 
Nicée ,  ils  se  bornaient  à  dire  que  le  Fils  était  en 
toutes  choses  semblable  au  Père.  Les  catholiques 
cette  fois  ne  se  laissèrent  point  surprendre  ;  ils  ré- 
pondirent qu'ils  n'avaient  pas  besoin  de  nouvelles 
formules,  et  demandèrent,  à  l'unanimité,  que  la 
doctrine  d'Arius  fût  condamnée.  Les  anathèmes 
lancés  contre  Arius  et  sa  doctrine  furent  donc 
solennellement  renouvelés.  Mais  cet  acte  de  vi- 
gueur ne  se  soutint  pas  :  Constance  qui,  sans  pa- 
raître, dirigeait  cette  assemblée,  vint  à  bout  d'en 
amortir  l'ardeur  par  des  délais  affectés  et  des 
rebuts  mortifiants.  L'ennui  d'une  longue  absence, 
les  fatigues  d'un  séjour  prolongé  dans  un  pays 
étranger,  les  tracasseries  suscitées  par  les  agents 
de  l'empereur,  le  prétexte  de  la  paix,  excuse  si 
facile  des  consciences  pusillanimes,  mille  autres 
motifs  affaiblirent  les  meilleures  résolutions. 
On  souscrivit  une  formule  captieuse,  où  le 
terme  de  substance  était  abandonné.  Les  ariens 
triomphèrent;  et  à  peine  revenus  dans  leurs 
églises,  les  évêques  surpris  reconnurent  le  piège 
qu'on  leur  avait  tendu. 

En  même  temps  que  les  évêques  d'Occident 
fléchissaient  à  Fumini,  ceux  d'Orient  étaient  as- 
semblés à  Séleucie,  métropole  de  l'Isaurie.  Hi- 
laire  y  assista.  Mais  à  Séleucie,  comme  à  Rimini, 
l'arianisme,  soutenu  par  l'empereur,  triompha. 

12 


O 

H  U 


—  178  — 

En  358,  Hilaire  reçut  une  lettre  des  évêques  de  la 
Gaule,  qui  protestaient  contre  la  lâcheté  du  con- 
cile de  Rimini.  Ils  lui  demandaient  ce  qu'il  pen- 
sait des  orientaux  ;  c'est  le  nom  que  l'on  donnait , 
dans  l'Occident,  aux  semi-ariens.  En  réponse  à 
leur  lettre,  Hilaire  écrivit  le  Traité  des  synodes.  Ce 
traité  a,  s'il  est  permis  d'ainsi  parler,  un  but  po- 
litique. À  cette  époque ,  les  semi-ariens  effrayés 
des  exagérations  de  leurs  frères  inclinaient  vers 
l'orthodoxie ,  et  semblaient  disposés  à  négocier 
avec  elle.  Sans  rien  céder   sur   les   principes, 
Hilaire  se  montre  accessible  à  la  conciliation  ;  il 
ne  repousse  point  absolument  le  mot  qui  exprime 
la  similitude  des  substances,  le  mot  omoiousion ; 
quant  au  mot  consubstantiel,  il  l'admet,  il  le  to- 
lère, mais  avec  un  correctif  qui  préviendra  la 
confusion  des  personnes.  Cette  sagesse  trouva 
des  contradicteurs  :  Lucifer  de  Cagliari,  toujours 
extrême,  ne  s'y  associa  point.  Lucifer,  défenseur 
intrépide   d'Athanase  et   adversaire  ardent   de 
l'arianisme ,  mais  depuis  entraîné  dans  le  schisme 
par  son  inflexible  opiniâtreté;  et  de  leur  coté, 
les   ariens  persistèrent  dans  la   formule  de  foi 
qu'ils  avaient  dressée  à  Rimini  :  issue  ordinaire 
de  toutes  ces  tentatives  de  conciliation.  Hilaire 
ne  se  découragea  point.  Prenant  à  partie  Con- 
stance lui-même ,  il  lui  redemanda  la  foi  de  l'É- 
vangile, la  tolérance  pour  les  catholiques,  en 
butte   alors    à  de    violentes  persécutions.    Ses 


—  179  — 

prières  ne  furent  point  écoutées.  C'est  alors  que 
dans  l'ardeur,  j'allais  dire  dans  l'emportement  de 
son  zèle,  Hilaire  lança  contre  l'empereur  deux  ma- 
nifestes; Constance  ne  répondit  point.  Irrité  de 
ce  silence,  saint  Hilaire  écrivit,  mais  ne  publia 
point  les  paroles  que  nous  citerons  en  partie  :  «  Si 
je  romps  aujourd'hui  le  silence  que  j'avais  gardé 
si  longtemps,  j'en  appelle  à  tout  homme  raison- 
nable :  on  ne  m'accusera  pas  de  m'ètre  tu  par 
indifférence,   ou  de   parler    par  emportement. 
Point  d'intérêt  qui  m'anime  que  l'intérêt  de  Jé- 
sus-Christ. Pourquoi ,  ô  mon  Dieu ,  ne  m'avez- 
vous  pas  fait  naître  plutôt  du  temps  des  Dèce  et 
des  Néron  ?  J'aurais  béni  des  combats  à  soutenir 
contre  des  ennemis  déclarés.  Mais  ici  nous  avons 
affaire  à  un  ennemi  qui  ne  se  montre  pas,  qui  ne 
s'avance  que  sous  le  masque,  ne  procède  que  par 
artifices  et  que  par  séductions.  Ici  sous  le  nom  de 
Constance,  c'est  l'Antéchrist,  armé,  non  pas  de 
fouets,  mais  de  caresses;  non  d'arrêts  de  pro- 
scription, mais  de  manœuvres  hypocrites;  il  n'en 
veut  pas  à  la  vie,  mais  à  l'âme.  Ce  n'est  point 
par  le  fer  qu'il  menace  les  victimes;  c'est  par 
l'attrait  des  récompenses  qu'il  cherche  à  corrom- 
pre la  foi.  11  ne  professe  Jésus-Christ  que  pour  le 
mieux  trahir ,  ne  parlant  d'union  que  pour  trou- 
bler la  paix ,  ne  comprimant  l'hérésie  que  pour 
empêcher  qu'il  y  ait  des  chrétiens,    n'honorant 
le  sacerdoce  que  pour  anéantir  l'épiscopat,  ne 


—  180  — 

bâtissant  des  églises  que  pour  sacrifier  la  foi. 
Votre  tyrannie  s'exerce  non-seulement  contre  les 
hommes,  mais  contre  Dieu.  Vous  affectez  les  de- 
hors du  chrétien  ;  on  ne  s'y  trompe  point  ;  vous 
anéantissez  la  foi  par  vos  œuvres  contraires  à  la 
foi.  Vous  réservez  les  évêchés  pour  vos  compli- 
ces; aux  bons  évêques  vous  en  substituez  de 
mauvais  ;  vous  incarcérez  les  prêtres  ;  vous  faites 
marcher  vos  légions  pour  tenir  l'Église  dans  l'ef- 
froi ;  vous  enchaînez  les  conciles.  Tyran  plus  cruel 
que  les  plus  cruels  tyrans  qu'ait  vus  l'univers,  vos 
persécutions,  avec  leurs  raffinements ,  nous  lais- 
sent, à  nous,  bien  moins  de  moyens  d'y  échapper, 
et  vous  rendent,  vous,  bien  plus  criminel.  Vos 
victimes  n'auront  pas  à  présenter  au  souverain 
juge,  pour  excuser  leur  défaite,  et  des  commen- 
cements de  torture  et  quelques  cicatrices  impri- 
mées sur  leur  corps,  et  la  faiblesse  de  la  nature 
à  laquelle  ils  ont  succombé.  Votre  politique 
barbare  s'y  prend  mieux  ;  elle  sauve  à  l'apostasie 
l'apparence  du  crime,  et  ôte  à  la  confession  le 
mérite  du  martyre.  »  C'est  le  martyre  que  de- 
mandait Hilaire  en  écrivant  ces  pages  brûlantes  : 
Ad  martyrium  per  lias  çoces  exeamus ;  il  ne 
l'obtint  pas;  mais  comme  le  milieu,  la  fin  de 
sa  carrière  fut  troublée  par  de  continuels  orages. 
Sous  Valentinien ,  l'arianisme  disputait  à  l'or- 
thodoxie quelques-unes  de  ses  Eglises.  Auxence, 
évêque  de  Milan ,  faisait  profession  (l'arianisme. 


—  181  — 

Toujours  inquiet,  toujours  armé  pour  la  foi,  Hi- 
laire  ne  recula  point  devant  ce  nouvel  ennemi , 
et  il  alla  l'attaquer  au  sein  même  de  son  empire, 
à  Milan.  Il  fut  à  ce  propos  traduit  devant  le 
questeur,  sous  l'accusation  de  mettre  le  trouble 
dans  l'Église  de  Milan.  Il  put  toutefois  revenir  à 
Poitiers  sans  autre  disgrâce;  mais  en  se  retirant, 
Hilaire  crut  devoir  avertir  l'Église  de  ce  nouveau 
danger,  et  la  mettre  en  garde  contre  une  pro- 
fession de  foi  trompeuse  que,  pour  séduire 
Valentinien,  Auxence  avait  signée  :  «  C'est  quel- 
que chose  d'imposant,  dit-il,  que  le  nom  de 
paix;  et  l'on  fait  bien  de  nous  parler  d'union. 
Mais  hors  de  l'Église  et  de  l'Évangile,  hors  de 
Jésus-Christ,  peut-il  y  avoir  de  l'union?  Non,  il 
n'y  a  de  paix  véritable  et  de  sincère  union  que 
dans  la  doctrine  de  l'Église  et  de  l'Évangile.  Qui 
en  doute  ?  Mais  aujourd'hui  sous  le  masque  d'une 
fausse  piété,  on  ne  tend  qu'à  détruire  l'empire 
de  Jésus-Christ.  On  veut  que  Dieu  ait  besoin  de 
la  protection  des  hommes,  et  que  l'Eglise  de 
Jésus-Christ  ne  se  puisse  passer  de  l'assistance  du 
siècle;  on  l'appelle,  on  l'invoque  à  grands  cris.  » 
A  la  chaleur  avec  laquelle  il  cherche  à  éloi- 
gner l'hérésie  de  la  Gaule,  au  bonheur  qu'il 
éprouve  à  l'en  voir  préservée,  Hilaire  semble 
pressentir  ce  lointain,  mais  glorieux  résultat  de 
son  courage  religieux  :  le  pouvoir  bienfaisant  du 
clergé  gaulois. 


CHAPITRE  X. 


SAINT    AMBROISE. 


Ambroise  naquit  à  Trêves,  vers  333,  dans 
le  prétoire  des  Gaules ,  dont  son  père  était  pré- 
fet. Il  commença,  h  Trêves,  des  études  bril- 
lantes qu'il  vint  achever  à  Rome.  Ses  études 
terminées,  il  se  fixa  à  Milan,  et  se  consacra  au 
barreau.  Milan  était  alors  la  résidence  des  em- 
pereurs, qui  de  là  se  pouvaient  porter  plus  faci- 
lement à  la  défense  des  provinces  menacées  par 
les  barbares.  Ambroise  plaida  devant  le  préfet 
du  prétoire  ;  ses  débuts  furent  heureux  et  atti- 
rèrent sur  lui  l'attention  publique.  Il  devint  pre- 
mier magistrat  de  Milan ,  et  bientôt  fut  nommé 
gouverneur  général  de  l'Italie  septentrionale 
et  centrale.  Une  circonstance  imprévue  vint 
tout  à  coup  changer  sa  destinée,  et  l'enlever  au 
monde  pour  le  donner  à  l'Église.  La  lutte  entre 
les  évêques  ariens  et  les  évêques  catholiques  du- 
rait encore.  L'évêque  de  Milan,  Auxence,  étant 
mort,  chaque  parti  aspirait  à  le  remplacer  par 
un  de  ses  candidats.  Le  peuple  s'agitait  en  tu- 
multe, flottant  et  partagé,  quand  du  milieu  de 


—  183  — 

ce  tumulte,  une  voix  s'élève,  la  voix  d'un  en- 
fant :  «  Ambroise  évêque.  »  Ce  cri  de  l'inno- 
cence parut  l'ordre  du  ciel,  et  Ambroise  fut 
nommé.  Effrayé  de  cet  honneur,  Ambroise  vou- 
lut s'y  dérober,  et  pour  y  échapper  il  employa 
inutilement  mille  moyens,  quelques-uns  fort 
étranges,  mais  où  le  peuple  ne  vit  que  les  pieux 
artifices  de  sa  modestie.  Enfin  il  fallut  céder. 

Le  peuple  avait  bien  jugé  :  Ambroise  était 
l'homme  que  demandaient  et  l'Église  et  les 
temps  difficiles  où  se  trouvait  l'Église.  L'évéque 
devait  alors  être  l'épée  aussi  bien  que  le  bou- 
clier d'Israël;  il  lui  fallait  un  égal  courage  d'es- 
prit et  d'âme.  Ambroise  suffit  à  sa  double  tâche; 
il  achèvera  la  victoire  du  christianisme  sur  le 
paganisme;  il  triomphera  des  ariens  soutenus 
par  une  impératrice  plus  jalouse  de  son  pouvoir 
que  de  la  foi  ;  il  fixera  le  code  de  la  morale 
chrétienne  ;  enfin ,  orateur  en  même  temps  qu'é- 
vêque  et  docteur,  il  rapproche  et  unit  le  génie 
de  l'Orient  et  de  l'Occident  dans  des  ouvrages 
où,  à  travers  de  nombreuses  imitations ,  il  con- 
servera un  cachet  particulier  de  grâce  suave  et 
d'onction  biblique. 

La  première  lutte  qu'Ambroise  eut  à  soutenir 
fut  contre  le  paganisme. 

11  existait  dans  la  curia  Julia,  lieu  des  séances  du 
sénat,  un  autel  dédié  à  la  Victoire  et  surmonté 
de  la  statue  de  cette  divinité.  Au  commencement 


—  184  — 

de  chaque  séance,  les  sénateurs  brûlaient  aux 
pieds  de  la  déesse  quelques  grains  d'encens ,  et 
prêtaient  devant  elle  serment  de  fidélité  à  l'empe- 
reur. Gratien  avait  ordonné  de  faire  disparaître  du 
sein  de  la  curie  ce  monument  des  prétentions  et 
des  souvenirs  du  paganisme,  que  sous  son  règne 
les  païens  essayèrent  vainement  d'y  faire  replacer. 
Ils  espérèrent  être  plus  heureux  sous  Valenti- 
nien  II.  En  382,  une  députation  fut  donc  envoyée 
à  l'empereur  pour  lui  demander  le  rétablisse- 
ment de  cet  autel ,  auprès  duquel  se  livra  le  der- 
nier combat  du  paganisme  et  du  christianisme  : 
les  champions  furent  Symmaque  et  Ambroise. 
Symmaque  est,  au  ive  siècle  ,  le  représentant 
le  plus  illustre  du  paganisme;  sénateur,  préfet 
de  Rome,  orateur  brillant  et  habile,  sa  fidé- 
lité à  l'ancienne  religion  de  l'empire  tient  tout 
à  la  fois  du  rhéteur  et  du  citoyen  ;  il  y  reste  at- 
taché par  les  souvenirs  de  la  gloire  et  de  l'élo- 
quence, du  patriotisme  et  de  la  religion.  Liba- 
nius  et  ïhémiste  regretteront  et  défendront 
avant  tout  dans  le  polythéisme  le  symbole 
des  vérités  philosophiques  et  les  riantes  fantai- 
sies de  l'imagination  ;  Symmaque,  lui,  s'y  attache 
et  le  défend  comme  l'appui  et  la  vie  même  de 
l'empire.  Aussi  son  opposition  au  christianisme 
et  ses  préférences  pour  le  paganisme  ne  se  bornè- 
rent-elles pas  à  de  simples  paroles,  elles  se  mani- 
festèrent par   des  actes  qui  tous  ne  furent  pas 


—  185  — 

toujours  conformes  à  une  parfaite  loyauté;  et 
il  eut  besoin  de  la  clémence  de  Théociose  pour 
échapper  aux  rigueurs  que  son  attachement  ex- 
trême au  paganisme  lui  devait  attirer  :  au  mo- 
ment où  le  christianisme  était  inquiété  par  la 
révolte  de  Maxime,  Symmaque  n'avait  pas  gardé 
envers  lui  une  impartialité  complète.  Tel  est  le 
rival  contre  lequel  saint  Ambroise  avait  à  lutter. 
Le  débat  fut  solennel  ;  c'était  le  duel  de  deux 
cultes,  du  passé  de  Rome  et  de  son  avenir. 

Symmaque  prit  le  premier  la  parole.  M.  de 
Chateaubriand,  par  un  anachronisme  permis  au 
poëte,  a  transporté  cette  lutte  dans  ses  Martyrs , 
et  l'a  placée  sous  le  règne  de  Dioclétien.  Il  a  repro- 
duit celte  célèbre  prosopopée  où  personnifiant 
Rome ,  Symmaque  lui  fait  redemander,  au  nom 
de  sa  vieillesse  et  de  sa  gloire ,  le  culte  qui  lui  a 
donné  l'empire  de  l'univers.  Mais  il  faut  bien  le 
dire  :   cette  défeuse  de  l'autel   de  la  Victoire, 
côté   spécieux   et   national  de   la  lutte,   n'était 
pas  la  seule  et  au  fond  la  vraie  question  ;  la  gloire 
ici  masquait  l'intérêt;  ce  qu'il  s'agissait  d'obte- 
nir, au   moins  autant  que  le  rétablissement  de 
l'autel  de  la  Victoire,  c'était  la   révocation   de 
ledit  qui  avait  enlevé  aux  vestales  les  privilèges 
dont  elles  avaient  joui  jusque-là,  et  attiré,  dit 
Symmaque ,  l'inclémence  des  cieux  :  «  La  famine 
se  fit  bientôt  sentir  ;  une  triste  récolte  trahit  l'es- 
poir des  provinces.  La  faute  n'en  était  pas  à  la 


—  186  — 

terre;  nous  n'avons  rien  à  reprocher  aux  astres; 
ce  n'est  pas  la  nielle  qui  a  détruit  le  blé ,  ni  l'i- 
vraie qui  a  étouffé  les  moissons  ;  ce  qui  a  dessé- 
ché le  sol,  c'est  le  sacrilège.  »  Et  Symmaque 
conclut  par  ces  mots  :  «  Le  respect  des  temps  pas- 
sés veut  que  vous  ne  balanciez  pas  a  révoquer  une 
loi  qui  n'est  pas  digne  d'un  prince.  »  On  voit  que 
l'on  a  un  peu  oublié  l'autel  de  la  Victoire. 

Ambroise  répondit  officiellement  à  cette  rela- 
tion de  Symmaque.  Il  prouve  que  ce  n'est  point  à 
ses  dieux,  mais  à  ses  propres  verlus  que  Rome 
a  dû  l'empire  de  l'univers  ;  et  réfutant  la  seconde, 
et  au  fond  la  plus  importante  partie  du  discours 
de  Symmaque ,  car  l'abolition  des  privilèges  des 
vestales ,  ce  n'était  rien  moins  que  le  décret  de 
mort  du  paganisme,  il  montre  qu'avant  même 
l'édit  du  prince,  l'indifférence  païenne  a  con- 
damné cette  institution  :  «  A  peine  comptez-vous 
sept  vestales.  Voilà  ce  que  peuvent  de  nos  jours 
et  les  bandelettes  révérées  ,  et  les  robes  bordées 
de  pourpre,  et  les  litières  des  pontifes  toujours 
escortées  par  la  foule,  et  d'énormes  privilèges.  » 
Puis  opposant  à  ce  faste  des  vestales  la  simplicité 
des  vierges  chrétiennes ,  il  ajoute  :  «  Il  n'est  pas 
nécessaire  que  des  bandelettes  brodées  décorent 
la  tête  ;  quand  elle  est  ornée  par  la  pudeur ,  un 
voile  grossier  suffit.  Il  faut  effacer,  et  non  relever 
les  attraits  de  la  beauté;  c'est  le  jeûne  qui  lui 
convient,  et  non  la  pourpre.  » 


—  187  — 

Cette  réponse  d'Ambroise  souvent  citée,  sou- 
vent admirée,  me  paraît,  l'avouerai -je?  de- 
voir sa  célébrité  plutôt  à  la  grandeur  même  de 
la  cause  qui  se  débattait,  qu'à  sa  beauté  même  et 
à  sa  force.  Elle  a  en  quelque  sorte  un  caractère 
officiel ,  et  si  j'osais  le  dire,  jusqu'à  un  certain 
point  philosophique,  que  je  n'approuve  pas  ici. 
On  y  a  vanté  ces  paroles  où  saint  Àmbroise  pro- 
clame, a-t-on  dit,  la  loi  du  progrès  :  «  Tout  ne 
va-t-il  pas  en  s'améliorant  ?  le  chaos  a  précédé  le 
monde,  et  les  ténèbres  ont  devancé  la  lumière; 
la  terre  nouvelle,  dépouillant  ses  ombres  hu- 
mides ,  s'étonne  de  la  nouveauté  du  soleil. 
L'homme  ne  sut  d'abord  pas  cultiver  la  terre, 
L'année,  au  commencement,  est  stérile,  puis 
viennent  les  fruits  et  les  fleurs.  Qu'ils  disent  donc 
que  tout  aurait  dû  rester  à  ses  commencements  ; 
qu'ils  accusent  la  moisson ,  parce  qu'elle  vient  à 
la  fin  de  l'année;  qu'ils  accusent  l'olive,  parce 
qu'elle  est  le  dernier  des  fruits.  »  Je  l'avoue,  ces 
raisons  me  paraissent  peu  concluantes,  et  le  goût 
seul  ne  les  pourrait  même  guère  approuver;  je 
crains  qu'ici  Févêque  ne  se  souvienne  d'avoir  été 
avocat. 

Il  y  a  clans  cette  même  cause,  non  un  dis- 
cours, mais  une  lettre  d'Ambroise,  moins  citée, 
et  selon  nous  plus  éloquente  et  plus  vraie.  11  l'a- 
dresse à  l'empereur  Valentinien ,  au  moment 
même  où  il  apprend  que,  avant  même  que  les 


—  188  — 

évèques  en  eussent  pu  être  informés ,  Valent  i- 
nien ,  dans  son  conseil,  a  reçu  la  requête  que 
Symmaque  avait  surprise  au  sénat  pour  le  réta- 
blissement de  l'autel  de  la  Victoire.  Après  avoir 
montré  que  les  païens  ne  sont  pas  fondés  dans 
leur  demande,  il  s'écrie  :  «  Qu'aujourd'hui  un 
empereur  païen,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  élevât 
un  autel  aux  idoles  et  contraignît  les  chrétiens  à 
se  trouver  aux  sacrifices  avec  les  idolâtres,  et  à 
jurer  devant  cet  autel;  qu'il  portât  une  pareille 
ordonnance  en  plein  sénat,  en  présence  des 
chrétiens  qui  y  forment  une  si  nombreuse  ma- 
jorité, tout  chrétien  ne  prendrait-il  pas  cette 
démarche  pour  une  véritable  persécution  ?  mais 
que  penserait-il  d'un  empereur  chrétien  qui 
commettrait  ce  sacrilège?  C'est  là  pourtant  le 
crime  dont  vous  vous  rendriez  coupable,  si  vous 
souscriviez  au  décret  qui  vous  est  présenté.  » 
Puis  il  demande  à  Valentinien  copie  de  la  re- 
quête qui  lui  a  été  présentée,  pour  y  répondre 
plus  à  loisir,  et  afin  qu'elle  soit  discutée  mûre- 
ment par  l'empereur  Théodose.  «  Si,  ajoute-t-il , 
on  en  ordonne  autrement,  il  n'est  point  d'évèque 
qui  puisse  ni  le  souffrir  ni  le  dissimuler.  Vous 
pourrez  venir  à  l'église,  mais  il  n'y  aura  point 
d'évèque  pour  vous  y  recevoir,  ou  il  n'y  sera 
que  pour  vous  résister,  et  rejeter  vos  offrandes.  » 
Et  enfin  par  une  prosopopée  hardie,  il  ajoute  : 
«  Que  répondrez-vous  à  votre  frère  Gratien ,  vous 


—  189  — 

disant  du  fond  de  la  tombe  :  Je  me  consolais  de 
mes  levers ,  parce  que  je  laissais  l'empire  dans 
vos  mains;  de  n'être  plus,  parce  que  vous  me 
succédiez;  d'avoir  perdu  avec  la  vie  le  titre 
d'empereur,  parce  que  je  me  survivais  à  moi- 
même  dans  mes  ordonnances  en  faveur  d'une 
religion  immortelle.  C'étaient  là  autant  de  tro- 
phées érigés  par  moi  à  la  piété,  de  dépouilles 
remportées  sur  l'ennemi  du  salut,  de  gages  qui 
m'assuraient  une  victoire  à  l'abri  des  temps  et 
des  révolutions.  Mon  assassin  n'a  pu  m'enlever 
que  la  vie;  vous,  en  annulant  mes  ordonnances, 
vous  avez  plus  fait  que  celui  qui  osa  porter  les 
armes  contre  moi.  De  deux  choses  l'une  :  en 
souscrivant  volontairement,  vous  condamnez 
ma  foi;  en  cédant  à  la  violence,  vous  trahissez 
la  votre.  »  Ambroise  triompha.  Symmaque,  ac- 
cablé de  chagrin,  voulut  abdiquer  les  fonctions 
qu'il  remplissait;  il  avait  compris  que  c'en  était 
fait  de  l'ancien  culte. 

Le  paganisme  n'était  pas  le  plus  redoutable 
ennemi  qu'eût  à  combattre  saint  Ambroise.  L'a- 
rianisme  qui,  dans  Alexandrie,  sera  l'ennemi 
le  plus  actif  qu'ait  à  combattre  Athanase,  fut 
aussi,  dans  Milan,  la  grande  lutte  d'Ambroise. 
L'impératrice  Justine,  chargée  pendant  la  jeu- 
nesse de  Gratien,  son  fils,  du  gouvernement  de 
renipiie,  était  favorable  aux  ariens.  En  385,  elle 
lit   sommer  l'évêque  de  Milan   de  lui  livrer  la 


—  490  — 

basilique  Portia ,  située  hors  des  murs  de  Milan. 
Ambroise   répondit  qu'il  ne  livrerait  jamais  le 
temple  de  Dieu  à  ses   ennemis.  De   nouvelles 
sommations ,    faites  au   nom  de  l'impératrice, 
n'eurent  pas  plus  de  succès.  On  vint  de  sa  part 
tendre  les  tapisseries  impériales  à  la  basilique 
Porcienne;  c'était  une  espèce  de  prise  de  pos- 
session. Cette  violence  excita  une  émeute.  Des 
comtes  et  des  tribuns  vinrent  sommer  Ambroise 
de  céder  la  basilique  qui,   disaient-ils,  apparte- 
nait à  l'empereur  :   «  Que  ce  prince,  répondit 
l'archevêque,   me  demande  ce  qui  est  à  moi, 
mes  terres,  mon  argent,  je  ne  les  lui  refuserai 
pas,  quoique  tout  ce  que  je  possède  appartienne 
aux  pauvres;  mais  il  n'a  aucun  droit  sur  ce  qui 
appartient  à  Dieu.  Voulez-vous  mon  patrimoine, 
vous  pouvez  le  prendre.  Demandez-vous  mon 
corps,  je  suis  prêt  à  vous  le  livrer.  Avez-vous 
dessein  de  me  mettre  à  mort,  vous  n'éprouve- 
rez de  ma  part  aucune   résistance.  Je  n'aurai 
point  recours  à  la  protection  du  peuple;  je  ne 
me  réfugierai  point  au  pied  des  autels;   mais 
pour  ces  mêmes  autels ,  je  sacrifierai  ma  vie.  » 
Cette  lutte  dura  plusieurs  jours,  et  par  l'ordre  de 
l'empereur,  les  soldats  se  retirèrent  de  la  basili- 
que qu'ils  occupaient.  Justine  ne  se  découragea 
point.  Elle  engagea  son  fils  à  rendre  une  loi  qui 
autorisât  les  assemblées  religieuses  des  ariens, 
et  en  vertu  de  celle  loi ,  elle  insista  de  nouveau 


—  191   — 

pour  que  la  basilique  Porcienne  fût  donnée  à  ceux 
de  son  paru.  Averti  du  nouveau  péril ,  Ambroise 
se  retira  dans  l'église.  Il  y  fut  quelque  temps 
gardé  par  le  peuple,  qui  nuit  et  jour  veillait  pour 
empêcher  qu'on  ne  lui  enlevât  son  pasteur.  Une 
seconde  fois  encore  l'empereur  fléchit ,  et  donna 
aux  soldats  l'ordre  de  se  retirer.  D'autres  soins 
d'ailleurs  occupaient  l'empire  ;  Maxime  s'avan- 
çait. 

Nous  touchons  ici  à   un  moment  solennel. 
Nous  avons  vu  Tertullien  séparer  par  le  glaive 
ardent  de  sa  parole  le  pontife  de  l'empereur,  et 
commencer  ainsi,  théoriquement  du  moins,  la 
séparation  du  spirituel  et  du  temporel.  Plus  tard 
Athanase  avait  soutenu  contre  Tarianisme  une 
lutte  opiniâtre;  mais  cette  lutte  n'était  point  po- 
litique: si  la  religion  y  était  intéressée,  l'empe- 
reur même  ne  l'était  pas.  Ici  il  n'en  est  pas  de 
même.  L'empereur  pour  ainsi  dire  est  en  cause; 
et  de  quelque  respect  que  saint  Ambroise  voile 
sa  résistance  ,  elle  n'est  pas  moins  réelle  ;  il  n'y  a 
plus  dans  la  société  un  seul  pouvoir;  il  y  en  a 
deux ,  l'empereur  et  l'évêque  :  «  Le  tribut  appar- 
tient à  César;  à  Dieu,  son  Église;  elle  ne  peut 
être  à  César,  car  l'autorité  de  César  ne  s'étend 
pas  sur  le  temple  de  Dieu;  l'empereur  est  dans 
l'Eglise ,  non  au-dessus  d'elle.  »  C'est  ainsi  que 
saint  Ambroise  formula  le  droit  de  l'Église  ;  et 
ailleurs  :  «  On  nous  dit  :  Cédez  la  basilique.  — 


—  192  — 

Je  réponds  :  Il  ne  m'est  pas  plus  permis  de  la  cé- 
der, qu'à  vous,  prince,  de  la  prendre.  Vous  ne 
pourriez,  sans  crime,  vous  emparer  de  la  maison 
d'un  simple  particulier;  à  plus  forte  raison  de  la 
maison  de  Dieu. — Tout  est  permis  à  l'empereur; 
tout  est  à  lui.  —  Je  reponds  :  Ne  vous  faites  pas  le 
tort  de  croire  que,  comme  empereur,  vous  ayez 
quelque  droit  sur  les  choses  divines;  votre  do- 
maine ,  ce  sont  les  murailles  de  la  cité ,  non  les 
choses  de  la  religion.  » 

Le  caractère  de  saint  Ambroise,  sans  doute,  le 
portait  à  cette  fermeté  ;  les  circonstances  aussi  lui 
furent  favorables.  Ambroise  n'était  pas  seulement 
un  évêque  d'une  merveilleuse  éloquence,  d'une 
admirable  vertu,  d'une  inépuisable  charité;  il  fut 
le  conseiller  et  comme  l'appui  de  plusieurs  empe- 
reurs. Quand  Gratien  a  été  tué,  à  Lyon,  par  l'usur- 
pateur Maxime ,  c'est  Ambroise  que  Justine ,  qui 
depuis  ne  s'en  souvint  guère,  envoya  à  Trêves 
pour  v  défendre  les  intérêts  du  jeune  Valenti- 
nien ,  intérêts  que  saint  Ambroise  soutint  avec 
une  habileté  profonde;  lui  qu'elle  députe  une  se- 
conde fois  auprès  du  même  Maxime  :  moins 
heureux  dans  cette  ambassade,  Ambroise  n'y 
avait  pas  fait  preuve  de  moins  de  zèle  et  de  moins 
de  courage.  Appui  de  ses  princes,  il  était  en 
ou  Ire  leur  guide  spirituel.  Quand  Gratien  va 
combattre  les  Gotlis  et  rejoindre  son  oncle  Va- 
lens ,  qui  était  arien,  saint  Ambroise  compose 


—  193   — 

pour  lui  le  traité  De  la  foi,  quoiqu'il  évitât  de 
se  mêler  aux  discussions  théologiques,  «  aimant 
mieux ,  dit-il ,  exhorter  à  la  foi  que  disputer  sur 
la  foi.  » 

Nous  avons  vu  en  quelque  sorte  agir  saint 
Ambroise;  il  le  faut  maintenant  étudier  dans  ses 
écrits ,  et  considérer  le  docteur  après  avoir  ad- 
miré l'évèque. 

Malgré  la  réserve  qu'avait  mise  saint  Ambroise 
dans  le  traité  De  la  foi,  qu'il  avait  adressé  à  Gra- 
tien,  la  doctrine  en  avait  été  attaquée.  Pour  la  dé- 
fendre, l'évèque  de  Milan  composa  les  trois  livres 
Sur  le  Saint-Esprit,  et  le  livre  De  V incarnation. 
Ces  éclaircissements  mêmes  ne  le  mirent  point  à 
l'abri  de  tout  reproche.  Saint  Jérôme  l'accusa 
de  soulever,  dans  le  traité  Du  Saint-Esprit , 
quelques  opinions  qui  touchent  à  l'erreur.  Ces 
reproches  pouvaient  n'être  pas  sans  quelque  jus- 
tice, car  saint  Ambroise,  bien  que  dans  ces  dif- 
férents traités  il  s'attache  surtout,  selon  le  génie 
de  l'Occident ,  à  confirmer  les  mystères  par  la 
tradition  et  par  les  témoignages  des  Écritures , 
n'est  cependant  pas  tout  à  fait  exempt  de  cette 
disposition  particulière  aux  Grecs ,  et  qu'il  avait 
contractée  dans  leur  commerce,  d'incliner  au 
sens  allégorique.  Ses  commentaires  des  Écritures 
sacrées,  sur  YEden  ,  sur  Gain  et  Abel\  sur  Noe , 
sur  Abraham,  sur  fsaac ,  sur  la  Mort,  sur  Elle 
et  sur  le  Jeûne,  sur  la  Fuite  du  monde  ;  ses  Livres 
i  13 


—  194  — 

sur  Jacob  et  la  vie  bienheureuse  attestent  mani- 
festement limitation  d'Origène. 

Mais  s'il  se  trompe  dans  l'interprétation  mys« 
tique  de  l'Écriture,  Ambroise  est  un  grand  maître 
dans  la  science  de  la  vie  chrétienne;  en  lui  nous 
voyons  commencer  cette  direction  des  conscien- 
ces, que  l'Église  latine  a  beaucoup  mieux  connue 
que  l'Église  grecque.  Moraliste  sage  et  profond, 
ferme  et  habile  conducteur  des  âmes ,  sa  parole 
douce  et  touchante  avait  un  charme  particulier. 
De  toutes  parts,  les  vierges  accouraient  pour  l'en- 
tendre ;  d'Afrique  même  elles  venaient.  Cet  em- 
pressement ne  doit  pas  surprendre.  La  prédica- 
tion et  l'éloge  de  la  virginité  étaient  le  texte 
favori  de  l'éloquence  et  des  travaux  de  saint 
Ambroise.  Le  premier  de  ces  ouvrages,  le  traité 
Sur  les  vierges  est  comme  un  hymne  à  la  virgi- 
nité :  «  L'état  le  plus  pur  sur  la  terre ,  la  plus 
heureuse  condition  est  celle  d'une  vierge.  »  Saint 
Ambroise,  après  avoir  tracé  d'une  manière  vive 
et  brillante  ce  tableau  plein  de  grâce  et  de  fraî- 
cheur, finit  par  de  sages  conseils,  en  recomman- 
dant aux  jeunes  filles  d'imiter  les  abeilles,  qui, 
laborieuses  et  chastes  ,  ne  connaissent  point 
l'hymen,  et  se  nourrissent  de  rosée. 

Le  second  ouvrage  est  intitulé  :  De  la  virginité'. 
Cet  ouvrage  va  plus  loin  que  le  premier.  Dans 
le  traité  Des  vierges,  saint  Ambroise,  tout  en  re- 
commandant la  chasteté,  ne  s'était  point  pro- 


—  195  — 

nonce  contre  îe  mariage;  il  n'a  pas  ici  la  même 
réserve.  Son  premier  ouvrage  avait  excité  quel- 
ques plaintes  :  on  l'accusait,  sinon  de  proscrire 
le  mariage,  d'en  détourner  du  moins.  Ces  plaintes 
semblent  avoir  moins  refroidi  qu'enflammé  son 
zèle  pour  le  célibat  9  et  il  y  répond  avec  quelque 
vivacité. 

Rattachons  au  même  sujet  un  traité  Sur  les 
veuves,  adressé  à  une  veuve,  d'abord  inconso- 
lable, et  qui  songeait  à  se  remarier.  Ambroise  ne 
lui  interdit  pas  absolument  les  secondes  noces  ; 
mais  il  ne  les  approuve  point;  son  avis,  du  reste, 
est  un  conseil ,  et  non  une  défense. 

Remarquons  comment  par  une  nuance  légère, 
mais  vraie,  Ambroise  concilie  la  sagesse  et  l'aus- 
térité dans  ses  conseils  sur  la  fidélité  à  un  pre- 
mier mariage  ;  il  est  près  de  Tertullien ,  et  pour- 
tant il  ne  tombe  point  dans  ses  exagérations  ; 
remarquons  aussi  comme  insensiblement  les  es- 
prits ont  incliné  vers  une  sévérité  plus  grande,  Et 
ici,  il  faut  bien  se  garder  d  imputer  aux  écrivains 
chrétiens  ce  qui  est  l'œuvre  de  leur  temps,  qu'ils 
ont  suivi  aussi  souvent  qu'ils  l'ont  guidé.  Si  les 
âmes  se  détachent  ainsi  du  monde;  si  l'on  se  ré- 
fugie dans  les  cloîtres  et  dans  le  sanctuaire  ;  si 
l'on  préfère  aux  devoirs  et  aux  douceurs  du  ma- 
riage la  sécurité  et  l'isolement  du  célibat ,  tout 
l'honneur  n'en  est  point  à  l'éloquence  des  Pères; 
le  malheur  des  temps,  le  désenchantement  de  la 


—  196  — 

vie  y  sont  pour  beaucoup.  Que  de  vides,  en 
effet  alors  ,  et  de  calamités  dans  le  monde  ! 
et  ne  faut-il  pas  admirer  cette  force  nouvelle  de 
lame  qui  se  crée,  au  milieu  de  ces  ruines  et  de 
ces  désolations,  un  asile  où,  retirée  et  élevée 
au-dessus  des  orages  passagers  de  la  terre  ,  elle 
échappe  aux  misères  matérielles  ainsi  qu'aux 
tristesses  morales? 

Après  avoir  tracé  pour  les  vierges  les  règles 
de  la  vie  chrétienne,  saint  Ambroise  rédigea, 
sous  le  titre  d'Offices,  le  code  des  devoirs  du  prê- 
tre. Ce  mot  d'Offices  rappelle  tout  d'abord  l'ou- 
vrage que  Cicéron  a  composé  sous  le  même  titre. 
La  ressemblance  n'est  pas  seulement  dans  le  mot , 
elle  est  dans  les  choses-,  et,  au  début,  saint  Am- 
broise ne  se  défend  pas  d'une  imitation,  qui  est 
d'ailleurs  manifeste.  Mais  si  les  ressemblances 
sont  nombreuses ,  les  différences  le  sont  plus  en- 
core; et  le  point  de  départ  comme  le  but  est 
entièrement  différent.  Cicéron,  en  effet,  écrit 
pour  tous  les  hommes;  sans  exclure  qui  que  ce 
soit  de  ses  préceptes ,  Ambroise  écrit  plus  parti- 
culièrement pour  les  ministres  des  autels.  En 
concentrant  ainsi  les  devoirs,  il  les  fortifie;  il  ne 
conseille  plus  seulement  des  vertus,  il  les  impose  ; 
et  les  vertus  mêmes  qui  deviennent  ainsi  des 
obligations,  il  les  rend  plus  étroites.  Marquons 
les  différences  dans  les  rapports  mêmes.  Comme 
Cicéron,  saint  Ambroise  reconnaît  quatre  vertus 


—  197  — 

principales  :  la  prudence,  la  justice,  la  force  et  la 
tempérance;  mais  en  les  adoptant,  il  les  trans- 
forme. La  prudence,  chez  lui,  est  la  bonne  di- 
rection de  la  science,  aboutissant  à  Dieu;  la  jus- 
tice n'est  plus  la  simple  notion  du  tien  et  du 
mien,  c'est  la  justice  universelle;  mieux  que  cela, 
c'est  la  piété  envers  Dieu,  envers  la  patrie,  en- 
vers les  parents,  envers  tous  les  hommes.  Mais 
la  justice  même,  ainsi  devenue  chrétienne,  est 
encore  incomplète;  il  faut  mieux;  où  s'arrêtait  la 
sagesse  païenne ,  le  christianisme  a  placé  une 
vertu  nouvelle,  la  charité.  C'est  ici,  entre  Cicé- 
ron  et  saint  Ambroise,  disons  mieux,  entre  le 
monde  ancien  et  le  monde  chrétien ,  la  grande 
différence  et  la  grande  supériorité  du  dernier  : 
sur  cette  vertu  nouvelle  et  si  féconde,  Ambroise 
s'étend  avec  complaisance.  Au  tableau  qu'il  en 
trace,  au  devoir  qu'il  en  fait,  on  reconnaît  l'évê- 
que  qui,  pour  racheter  des  captifs,  ne  craignit  pas 
de  vendre  les  vases  du  sanctuaire.  Aux  yeux  de 
saint  Ambroise,  du  pauvre  qui  reçoit  et  du  riche 
qui  donne,  l'obligé  n'est  pas  le  pauvre,  l'obligé 
c'est  le  riche;  car  il  reçoit  du  pauvre  plus  qu'il 
ne  lui  donne  :  il  lui  doit  son  salut,  debilor  salutis. 
Celte  tendresse  pour  les  malheureux,  elle  éclate 
dans  saint  Ambroise ,  à  toutes  les  pages.  Nous 
verrons  avec  quelle  éloquence  les  Pères  grecs 
faisaient  appel  aux  riches  en  faveur  des  pauvres. 
Ni  Grégoire,  ni  Basile  ne  surpassent  pourtant 


—  198  — 

Ambroise  dans  les  vives  peintures  des  souffrances 
de  l'indigent,  de  la  dureté  des  riches.  Écoutez  ces 
paroles  tirées  du  livreur  Naboth  :  «  L'histoire  de 
Nabot li  est  vieille ,  quant  au  temps  ;  mais  elle  est 
habituelle;  elle  est  d'aujourd'hui,  Quel  est,  en  ef- 
fet, le  riche  qui  ne  convoite  point  chaque  jour  les 
biens  d'autrui?  Quel  est  l'opulent  qui  ne  s'efforce 
pas  de  chasser  le  pauvre  du  petit  champ  qu'il 
possède,  et  d'expulser  l'indigent  des  confins  de  la 
terre  léguée  par  ses  aïeux?  Qui  donc  se  contente 
de  ce  qu'il  a  ?  Quel  est  le  riche  qui  n'a  point  l'es- 
prit tourmenté  des  possessions  voisines?  Il  n'est 
pas  né  un  seul  Achab;  et  ce  qui  pis  est ,  chaque 
jour ,  Achab  renaît ,  et  ne  meurt  jamais  dans  le 
siècle.  Pour  un  qui  tombe  ,  il  s'en  élève  plusieurs. 
Il  n'y  a  pas  que  Naboth  le  pauvre  qui  ait  été  mis 
à  mort;  chaque  jour  Naboth  est  opprimé,  chaque 
jour  le  pauvre  est  tué. . . .  Jusqu'où  étendrez-vous, 
o  riches,  vos  passions  insensées?  Est-ce  que  vous 
habitez  seuls  sur  la  terre?  Pourquoi  chassez- 
vous  celui  qui,  comme  vous,  a  part  h  la  nature? 
pourquoi  en  voulez-vous  être  les  possesseurs  ab- 
solus? La  terre  a  été  établie  pour  tous  les  pauvres 
et  pour  tous  les  riches  en  commun.  Pourquoi 
donc,  6  riches,  vous  appropriez-vous  seuls  le 
droit  de  la  posséder?  Elle  ne  connaît  pas  de  ri- 
ches, la  nature  qui  nous  enfante  tous  pauvres. 
Elle  nous  met  au  jour,  et  nus,  et  manquant  de 
nourriture,   de  boisson,  de  vêtement;  la  terre 


—  199  — 

reçoit  nus  ceux  qu'elle  crée  ;  elle  renferme  dans 
un  tombeau  les  confins  des  possessions.  Un  tertre 
étroit  suffît  et  au  riche  et  au  pauvre.  La  nature 
nous  crée  donc  tous  semblables;  elle  nous  ren- 
ferme tous  semblables  dans  le  sein  du  sépulcre. 
Qui  donc  discernera  les  figures  des  morts?  Ouvrez 
la  terre,  et  si  vous  le  pouvez,  reconnaissez  le 
riche.  Ensuite,  remuez  un  peu  le  tombeau,  et 
dites-nous  si  vous  distinguez  le  riche  du  pauvre  ; 
oui  peut-être,  à  cette  seule  différence,  qu'en  mou- 
rant ,  le  riche  avait  plus  à  perdre.  »  Et  dans  le 
même  livre  Sur  Naboth  :  «  Vous  revêtez  les 
murs  ,  et  vous  mettez  à  nu  les  hommes.  Un 
homme  nu  crie  devant  votre  maison ,  et  vous 
l'oubliez.  Un  homme  nu  crie,  et  toi,  tu  t'inquiè- 
tes de  quels  marbres  tu  couvriras  tes  parvis.  Un 
pauvre  demande  de  l'argent,  et  n'en  reçoit  pas; 
un  homme  demande  du  pain ,  et  ton  cheval  broie 
l'or  sous  ses  dents.  Quel  jugement  tu  te  prépares, 
ô  riche!  Le  peuple  a  faim,  et  tu  fermes  tes  gre- 
niers, toi  ;  il  est  en  ton  pouvoir  de  sauver  de  la 
mort  tant  de  personnes,  et  tu  ne  le  veux  pas; 
et  pourtant  une  seule  gemme  de  ton  anneau 
pourrait  conserver  la  vie  de  tout  un  peuple.  » 

Telle  est  la  vivacité  de  saint  Ambroise,  quand  il 
plaide  pour  le  pauvre.  Cette  vivacité,  il  faut  le 
reconnaître,  l'emporte  quelquefois  un  peu  loin. 
C'est  ainsi  que  dans  les  Offices ,  oubliant  la  dis- 
tinction, très-bien  établie  par  Cicéron  et  consacrée 


—  200  — 

par  le  droit  romain  ?  entre  les  choses  qui  sont  na- 
turellement communes  à  tous  les  hommes  et 
celles  qui  ne  le  sont  pas,  et  partant  de  cette  idée 
que  la  nature  aurait  tout  donné  à  l'homme  en 
commun  ,  et  Dieu  ordonné  à  chaque  chose  de 
naître ,  afin  que  ce  qui  était  produit  fût  commun 
à  tous,  il  arrive  à  cette  conclusion  :  que  le  droit 
commun  ,  c'est  la  propriété  commune ,  et  le  droit 
privé,  l'usurpation.  11  ne  faut  pas  l'oublier,  du 
reste  :  cette  vivacité  de  zèle  avait  dans  la  religion 
même  son  préservatif.  Si  la  charité  est  un  devoir 
pour  le  riche  ,  si  les  biens  ne  sont  qu'un  dépôt  en- 
tre ses  mains,  ce  dépôt,  c'est  Dieu  qui  l'y  a  mis , 
c'est  à  lui  qu'il  en  doit  et  qu'il  en  rendra  compte; 
l'insensibilité  du  riche  n'autorise  pas  la  révolte 
du  pauvre:  entre  eux,  le  ciel  est  juge. 

Nous  avons  examiné  saint  Ambroise  sous  des 
faces  diverses  ;  il  nous  reste ,  pour  achever  de 
le  peindre,  à  le  montrer  comme  orateur,  et 
principalement  comme  panégyriste.  L'oraison 
funèbre ,  dans  saint  Ambroise ,  est  double  ;  elle 
est,  si  je  puis  dire,  domestique  et  historique, 
consacrée  à  exprimer  des  regrets  de  famille  ou 
à  déplorer  des  calamités  publiques.  Parlons 
d'abord  de  la  première.  Saint  Ambroise  a  fait 
deux  oraisons  funèbres  sur  la  mort  de  son  frère , 
Satyrus,  ou  plutôt  une  seule  oraison  partagée  en 
deux  livres  ;  le  second  de  ces  deux  livres  est  plu- 
tôt une  homélie  sur  la  foi,  à  l'occasion  même  de 


—  201   — 

la  mort  de  Satyrus,  qu'une  oraison  funèbre;  nous 
nous  arrêterons  donc  principalement  au  premier 
livre,  ou  pour  parler  plus  exactement,  à  la  seule 
oraison  funèbre.  Le  jour  qui  suivit  immédiatement 
la  mort  de  Satyrus,  saint  Ambroise  apporta  lui- 
même,  dans  son  église,  le  corps  de  son  frère. 
L'exorde,  simple  et  vif,  est  pris  de  cette  circon- 
stance :  «  Nous  venons ,  mes  frères ,  d'amener  à 
l'autel  du  sacrifice,  la  victime  qui  m'a  été  de- 
mandée, victime  pure,  agréable  à  Dieu,  Satyrus, 
mon  guide  et  mon  frère.  Je  n'avais  pas  oublié 
qu'il  était  mortel.  Bien  loin  donc  de  me  plaindre, 
je  dois  à  Dieu  des  actions  de  grâces  ;  car  j'avais 
toujours  souhaité  que  dans  les  malheurs  qui  de- 
vaient menacer  l'Eglise  ou  ma  personne ,  l'orage 
tombât  plutôt  sur  moi  et  sur  ma  famille.  Grâces 
donc  soient  rendues  au  Seigneur,  puisque ,  dans 
l'alarme  universelle  où  nous  jette  la  crainte  des 
barbares  qui  remuent  de  toutes  parts,  j'ai  satisfait 
à  la  commune  affliction  par  mes  chagrins  parti- 
culiers ;  et  que  j'ai  seul  été  frappé  ,  quand  j'avais 
à  craindre  pour  tous;  et  daigne  le  ciel  agréer  ma 
douleur,  en  échange  de  la  douleur  publique  !  » 

Ce  sentiment  patriotique ,  saint  Ambroise  y 
revient  encore  dans  le  cours  de  cette  oraison  fu- 
nèbre, et  on  le  retrouve  souvent  dans  ses  autres 
ouvrages  ;  ce  lui  est  un  trait  particulier;  il  est,  si 
je  puis  ainsi  parler,  le  plus  romain  des  Pères  de 
l'Eglise;  il  a  l'âme  de  l'ancienne  Italie    ainsi, 


—  202  — 

dans  ses  Offices,  adoptant  la  classification  de 
Cicéron,  dans  l'ordre  de  nos  devoirs,  après  avoir 
mis  an  premier  rang  ce  mot  :  Dieu,  que  la  mo- 
rale païenne  ne  connaissait  pas,  il  place  immé- 
diatement, après  et  avant  la  famille,  la  patrie.  Les 
autres  Pères  latins,  sans  doute,  ne  sont  pas  insen- 
sibles aux  malheurs  de  Rome;  mais  ils  n'ont  pour 
elle  qu'une  pitié  chrétienne,  et  non  patriotique  : 
Jérôme  et  Augustin  se  résignent  assez  facilement 
à  la  chute  de  Rome.  Revenons  à  Satyrus. 

Saint  Ambroise,  après  ce  premier  épanche- 
ment  de  la  douleur ,  réveille  les  grandes  idées 
chrétiennes  de  l'immortalité  :  «  L'espérance  des 
gentils,  c'est  que  la  mort  fasse  cesser  tous  les 
maux  ;  quant  à  nous ,  qui  avons  une  plus  géné- 
reuse espérance ,  nous  avons  une  plus  facile  et 
plus  pieuse  consolation  ;  nous  ne  perdons  pas , 
nous  envoyons  devant  nous  ceux  qui  nous  quit- 
tent; nous  donnons,  non  pas  des  victimes  à  la 
mort,  mais  des  citoyens  à  l'éternité.  Donc,  ar- 
rêtons nos  pleurs.  »  Mais  le  chrétien  fait  vaine- 
ment violence  à  sa  douleur;  le  frère  reparaît  dans 
l'évêque,  et  par  un  mouvement  qui  part  de  l'âme, 
il  s'écrie  bientôt  :  «  Mais  comment,  hélas!  la 
source  en  pourrait-elle  tarir  ,  quand  à  votre  nom 
seul ,  ô  mon  frère ,  je  sens  qu'elle  se  rouvre  ; 
quand  tout  me  ramène  à  votre  souvenir  ;  quand 
votre  image ,  profondément  gravée  dans  mon 
cœur,  est  sans  cesse  présente  à  mes  yeux  ?  A  tous 


—  203  — 

les  moments,  je  vous  vois,  je  vous  parle,  je  vous 
serre  dans  mes  bras.  Durant  le  silence  des  nuits, 
sous  la  clarté  du  ciel ,  j'entends  les  paroles  de 
consolation  que  vous  m'adressez.  La  nuit,  dont 
l'approche  m'était  importune ,  le  sommeil  lui- 
même  à  qui  je  reprochais  de  rompre  nos  entre- 
tiens, ils  me  sont  chers  maintenant,  parce  qu'ils 
me  rendent  à  moi.  »  Puis,  s'oubliant  lui-même 
pour  parler  à  leur  sœur  commune,  à  cette  sœur, 
qui  est  à  Rome ,  solitaire  et  affligée ,  il  ajoute  : 
«  Encore  trouvé-je ,  moi ,  quelque  relâche  à  ma 
douleur,  dans  l'exercice  de  mes  devoirs,  dans  les 
travaux  du  saint  ministère  ;  mais  elle ,  notre 
pieuse  sœur,  que  deviendra-t-elle ?  Console-la, 
ô  toi  qui  peux  pénétrer  dans  son  âme.  »  Enfin , 
l'orateur  triomphant  de  sa  douleur  par  sa  foi , 
termine  ce  discours  par  un  chant  de  victoire  ;  ses 
dernières  paroles  sont  un  hymne  :  «  Mon  âme 
est  impatiente  de  quitter  ce  monde ,  de  voir  tes 
noces ,  6  Jésus  !  ces  noces  dans  lesquelles  ton 
Épouse  est  conduite  en  triomphe  de  la  terre  au 
ciel  ;  de  voir  ses  lits  ornés  de  roses ,  de  lis  et  de 
couronnes!  Et  quelle  autre  noce  est  ainsi  parée 
du  sang  des  martyrs,  des  lis  des  vierges  et  des 
couronnes  des  pontifes  ?  » 

Ambroise,  nous  l'avons  dit,  a  donné  à  l'éloge 
funèbre  un  caractère  nouveau.  Cette  oraison  , 
dans  les  premiers  siècles  de  l'Église,  était  surtout 
consacrée   à   honorer   des    vertus  chrétiennes , 


—  204  — 

simples  et  modestes.  Si  elle  avait  un  côté  histo- 
rique, ce  n'était  qu'accidentellement.  Sans  doute, 
dans  l'éloge  d'Atbanase,  dans  l'éloge  de  Césaire, 
Grégoire  de  Nazianze  touche  à  deux  grands  évé- 
nements, l'arianisme  et  la  persécution  de  Julien, 
événements  politiques  en  même  temps  que  reli- 
gieux ;  mais  ce  n'est  là  qu'une  vue,  pour  ainsi  dire, 
ouverte  sur  l'histoire,  et  que  bientôt  l'orateur 
abandonne  pour  se  renfermer  dans  un  cercle,  en 
quelque  sorte,  intime.  Saint  Ambroise,  lui,  trans- 
porta hardiment  l'oraison  funèbre  dans  le  champ 
de  l'histoire.  Ses  sujets,  il  est  vrai,  l'y  introdui- 
saient naturellement.  Les  funérailles  qu'il  cé- 
lèbre; ce  sont  des  funérailles  de  princes,  d'em- 
pereurs. Si  l'autorité,  ou  plutôt  la  majesté  des 
princes,  gagna  dans  l'imagination  des  peuples  à 
cette  consécration  que  la  religion  donnait  à  leur 
vie  comme  à  leur  mort,  la  religion  elle-même  y 
trouva  une  source  nouvelle  d'inspirations;  elle 
en  fit  le  texte  éloquent,  où  elle  étala  la  vanité 
des  grandeurs  humaines,  et  dans  un  dernier 
hommage  rendu  à  la  puissance,  lui  donna,  ainsi 
qu'à  tous  les  chrétiens,  un  solennel  enseigne- 
ment. L'oraison  funèbre  devint  ainsi  une  déco- 
ration du  pouvoir  et  une  des  pompes  de  l'Église. 
Deux  des  oraisons  funèbres  de  saint  Ambroise 
offrent  surtout  à  un  haut  degré  un  caractère  et 
un  intérêt  historiques;  ce  sont  :  la  Consolation 
sur  la  mort  de  Valentinien  et  Y  Éloge  de  Thebdose. 


—  205  — 

Valentinien  avait  été  tué  à  Vienne,  sur  les 
bords  du  Rhône,  en  391,  par  quelques-uns  de 
ses  gardes  :  il  n'avait  guère  que  vingt  ans.  Saint 
Àmbroise  prononça  son  oraison  funèbre,  dans 
la  chaire  de  Milan,  en  présence  des  sœurs  de 
cet  infortuné  prince.  Dans  cette  oraison  funèbre, 
où  l'orateur  était  réduit  à  louer  dans  le  prince 
qu'il  regrette  les  vertus  privées  plus  que  les  ta- 
lents d'un  empereur,  l'espérance  plus  que  les 
fruits ,  saint  Ambroise  a  des  traits  touchants.  11 
retrace  avec  émotion  les  adieux  que  lui  avait 
adressés  Valentinien  expirant;  puis  par  un  rap- 
prochement bien  naturel ,  il  unit  dans  ses  éloges 
et  ses  regrets  Gratien  à  Valentinien  :  «  Heureux 
l'un  et  l'autre,  si  mes  prières  sont  exaucées, 
tous  les  jours  vous  serez  présents  à  ma  pensée; 
dans  tous  mes  entretiens  votre  éloge  viendra  se 
placer  sur  mes  lèvres  ;  toutes  mes  nuits  vous 
apporteront  le  tribut  de  mes  prières  :  votre  nom 
sera  mêlé  à  toutes  nos  offrandes.  Si  jamais  je 
vous  oublie,  ô  couple  sacré,  ô  âmes  pacifiques  et 
saintes!  que  ma  langue  desséchée  s'attache  à  mon 
palais.  »  Puis  par  un  mouvement  pathétique, 
emprunté  aux  Ecritures  :  «  Comment,  s'écrie-t-il , 
tous  les  deux  ont-ils  péri?  comment  sont  morts 
les  puissants  ?  ô  Gratien  !  ô  Valentinien  !  princes 
chers  à  mes  yeux  et  à  mon  cœur,  que  vos  morts 
sont  pressées!  que  vos  cercueils  sont  proches 
l'un  de  l'autre  !  6  Gratien  !  6  Valentinien  !  princes 


_  206  — 

chers  à  tous  les  veux  comme  a  tous  les  cœurs , 
avec  quelle  promptitude  la  mort  a  frappé  ses 
coups  et  rapproché  vos  tombeaux!  »  Et  dans  des 
regrets  qu'il  prolonge  ?  saint  Ambroise  rappelle, 
avec  un  charme  attendrissant ,  son  dévouement 
à  ces  jeunes  princes;  avec  une  réserve  délicate, 
les  services  qu'il  a  pu  leur  rendre,  et  rattache- 
ment qui  de  leur  part  en  fut  le  prix.  C'est  au 
milieu  de  beaucoup  de  traits,  que  le  goût  ne 
saurait  approuver,  l'intérêt  de  ce  discours;  ce 
sera  aussi  celui  de  l'oraison  funèbre  de  Théo- 
dose, que  l'intervention  personnelle  de  l'ora- 
teur :  la  vie  politique  de  saint  Ambroise,  ou 
plutôt  son  rôle  de  grand  évêque ,  sert  merveil- 
leusement en  lui  le  panégyriste. 

L'éloge  de  Théodose  présentait  à  l'orateur  une 
riche  matière,  si  riche  qu'au  premier  coup  d'œil 
le  talent  de  saint  Ambroise  en  paraît  plutôt 
accablé  que  soutenu.  Toutefois,  si  l'on  y  regarde 
de  plus  près,  on  reconnaîtra  que  l'évêque  de 
Milan  n'a  point  été  au-dessous  de  son  sujet  ;  il 
ne  le  domine  pas,  mais  il  l'égale.  11  est  vrai  qu'il 
y  montre  le  chrétien  plus  que  l'empereur  ;  qu'il 
rappelle  les  vertus  plus  que  les  combats;  mais 
cela  même  ,  si  je  ne  me  trompe ,  fait  le  mérite  de 
son  discours.  Tout  l'intérêt  du  temps  était  là.  Qui 
n'est  ému,  quand  l'orateur  rappelant  cette  grande 
expiation ,  que  par  sa  bouche  l'Eglise  avait  impo- 
sée à  Théodose  pour  le  massacre  de  Thessaloni- 


—  207  — - 

que,  et  la  soumission  de  ce  prince  à  une  péni- 
tence publique  qui,  après  tout,  n'était  qu'une 
publique  satisfaction  donnée  à  l'humanité,  s'é- 
crie :  «  Je  l'aimais  cet  homme,  parce  qu'il  re- 
cherchait plus  les  réprimandes  que  les  flatteries  : 
il  a  pleuré  dans  l'assemblée  des  fidèles ,  le  crime 
que  la  faute  des  autres  lui  avait  fait  commettre; 
il  n'a  pas  rougi  de  faire  une  publique  pénitence , 
et  depuis  il  n'a  cessé  de  pleurer  sa  faute.  Oui, 
je  l'aimais  cet  homme  de  miséricorde ,  et  parce 
que  je  l'aimais,  je  le  conduirai  dans  la  région  des 
vivants,  et  ne  l'abandonnerai  point  que,  par  mes 
pleurs ,  je  ne  l'aie  introduit  dans  le  repos,  sur  la 
montagne  du  Seigneur,  là  où  la  vie  est  immor- 
telle, où  elle  est  sans  tristesse  et  sans  douleur.  » 
Puis  associant  l'Italie  à  ses  regrets  et  à  sa  justice  : 
ce  Ne  craignez  pas  que  ces  restes  d'un  grand  mo- 
narque passent  sans  honneur  dans  les  lieux  qu'ils 
doivent  traverser  :  tels  ne  sont  pas  les  sentiments 
de  l'Italie,  qui  a  vu  les  triomphes  de  Théodose  et 
qui,  deux  fois  affranchie  de  ses  tyrans,  honore 
l'auteur  de  sa  liberté.  Ainsi  ne  pense  pas  Constan- 
tinople,  qui  l'avait  vu  partir  une  seconde  fois  pour 
la  victoire.  Maintenant ,  il  est  vrai ,  elle  attendait , 
avec  le  retour  de  son  prince,  des  solennités 
triomphantes  et  des  monuments  de  gloire.  Elle 
attendait  le  maître  du  monde,  suivi  d'une  ar- 
mée vaillante,  escortée  de  toutes  les  forces  du 
monde  soumis.  Mais,  aujourd'hui,  Théodose  re- 


—  208  — 

vient  plus  puissant,  revient  plus  glorieux,  recon- 
duit par  la  troupe  des  anges  et  suivi  du  chœur 
des  bienheureux.  »  Cette  traduction,  nous  n'a- 
vons pas  besoin  de  le  dire,  est  de  M.  Villemain. 

Rassemblons  les  traits  divers  qui,  comme  écri- 
vain et  comme  évêque,  forment  la  physionomie 
particulière  de  saint  Ambroise. 

On  a  dû  le  reconnaître  :  saint  Ambroise,  au 
milieu  des  défauts  de  son  siècle ,  au  milieu  de 
ses  défauts  particuliers ,  la  diffusion,  la  recher- 
che, les  traits  prétentieux,  le  mauvais  goût  enfin, 
a  la  qualité  qui  fait  le  grand  orateur,  la  sensibilité. 
S'il  n'offre  aucun  de  ces  grands  mouvements  qui 
frappent  dans  Tertullien,  ou  de  ces  vives  images 
et  de  ces  pittoresques  expressions  qui  se  trouve- 
ront dans  Jérôme  et  dans  Augustin,  il  a  une  ten- 
dresse de  sentiments  qui  louche  lame,  et  la  dis- 
pose au  recueillement  ;  son  style  est  agréablement 
tempéré.  Il  n'a  ni  l'élégance  travaillée  des  écoles 
gauloises,  où  cependant  il  avait  étudié,  ni  la  ru- 
desse originale  du  style  africain.  Son  mérite,  se- 
lon nous,  est  dans  la  variété  et  la  souplesse  d'une 
imagination  plus  habile  à  profiter  des  ressources 
étrangères  ,  que  forte  par  elle-même  et  féconde  ; 
d'une  diction,  souvent  suave  et  harmonieuse,  mais 
d'une  harmonie  qui  vient  plus  de  la  douceur  et 
du  calme  de  la  pensée,  que  du  nombre  et  de  la 
pureté  des  expressions.  Ambroise  a  d'ailleurs 
un  mérite  particulier  :  le  premier  des  écrivains 


—  209  — 

latins  ecclésiastiques,  il  unit  en  lui  le  génie  ro- 
main et  le  génie  grec;  il  se  teint  des  couleurs 
empruntées  à  l'Orient  ;  il  a  des  reflets  de  Platon 
et  de  saint  Basile  :  il  forme  évidemment  une 
transition  entre  l'Église  latine  des  premiers  siè- 
cles et  l'Église  latine  du  rve  et  du  ve  siècle.  Il  n'a 
plus  pour  la  littérature  profane  le  superbe  dé- 
dain de  Tertullien  ;  il  aime  au  contraire  à  en 
rappeler  les  souvenirs  et  les  pensées  ;  on  peut 
même  lui  reprocher,  et  saint  Jérôme  l'a  fait, 
de  n'avoir  point  assez  fondu  en  une  seule 
nuance ,  qui  lui  fût  propre ,  ces  teintes  diffé- 
rentes et  quelquefois  disparates.  Ambroise,  bien 
qu'il  ait  d'éclatants  mérites,  ne  présente  donc 
pas,  comme  écrivain,  une  physionomie  pro- 
fonde et  distincte.  Mais  si  l'écrivain  s'efface  quel- 
que peu  ,  l'évêque  se  montre  avec  un  caractère 
singulièrement  haut  et  puissant. 

Au  premier  coup  d'oeil,  cette  grandeur  ne  pa- 
raît pas»  Les  qualités  d'Ambroise  sont  si  unies,  si 
solides  et  en  même  temps  si  naturelles,  qu'il  faut 
la  chercher,  cette  grandeur,  plutôt  qu'elle  ne  se 
découvre  d'abord.  Ainsi,  contre  l'arianisme , 
Ambroise  a  fait  autant  qu'Athanase;  mais  sans 
moins  de  fermeté,  il  l'a  fait  avec  moins  de  bruit. 
Assurément,  dans  ses  résistances  diverses,  Atha- 
nase  ne  franchit  jamais  la  limite  où  la  hardiesse 
serait  la  révolte;  cependant,  on  reconnaît  en  lui, 
tout  prévoyant  et  arrêté  qu'il  est,  cet  esprit  grec 
i  14 


—  210  — 

qu'anime  et  qu'exalte  la  lutle  :  Athanase  est 
l'athlète  invincible  d'une  croyance;  est-il  tou- 
jours le  chef  modéré  et  prudent  du  peuple  chré- 
tien ?  Je  ne  l'oserais  assurer.  Comme  Athanase, 
Ambroise  a  son  église  à  défendre  contre  les 
ariens  ;  mais,  quel  que  soit  le  danger  qui  le  me- 
nace, il  reste  à  son  poste,  exemple  admirable  de 
vigueur  tout  ensemble  et  de  modération.  Atha- 
nase au  contraire  s'éloigne.  Jusque-là,  l'évêque 
n'avait  eu,  pour  ainsi  dire,  qu'un  troupeau  à 
conduire  chrétiennement  ;  de  ce  gouvernement , 
saint  Ambroise  fait  une  société  civile  à  laquelle 
il  donne  un  guide  temporel  en  même  temps  qu'un 
guide  spirituel  :  l'Italie  désormais  peut  se  passer 
d'un  empereur;  elle  a  un  chef  :  saint  Ambroise 
prépare  Grégoire  le  Grand. 


CHAPITRE  XI. 


SAINT    JEROME. 


Cette  dernière  majesté  que  l'empire  devait  à 
Théodose,  ne  se  soutint  pas  après  lui  ;  ce  que  sa 
main  puissante  avait  réuni .  se  sépara  ;  les  hom- 
mes, les  peuples  durent  donc  songer  eux-mêmes 
à  leur  sûreté.  11  se  fait  alors,  en  effet,  dans  le 
monde  romain,  en  même  temps  qu'une  disper- 
sion effroyable,  un  singulier  travail  de  recom- 
position sociale.  Les  différentes  parties  de  l'em- 
pire tombent   et    se   détachent   de   Rome;    les 
Goths,  les  Àlains,  les  Vandales,  prennent  pos- 
session de  l'Italie;  Rome,  elle-même,   va  deve- 
nir leur  proie;   l'empire  se  dissout;  mais  dans 
cette  confusion  et  cette  épouvante  ,   la  société 
trouve  où  se  reconnaître  et  se  rassurer.  Les  mo- 
nastères se  bâtissent,  se  multiplient,  s'organisent 
pour  recevoir  les  débris  épars  du  monde  ro- 
main ;    dans  leur  enceinte ,  ou   autour  d'eux , 
se  forment  par  groupes,  et  sous  une  discipline 
nouvelle,  discipline  de  l'âme  tout  à  la  fois  et 
du  corps ,  des  associations  civiles  et  religieuses 
où   le   travail  doit  avoir  sa  place  à  côté  de  la 


—  212  — 

prière,  et  contenir,  régler  ce  que  la  vie  contem- 
plative et  ascétique,  livrée  à  elle-même  ,  aurait 
offert  de  dangereux.  Le  législateur  de  cette  so- 
ciété encore  irrégulière,  de  ces  couvents  qui  de- 
viennent comme  autant  de  petites  patries ,  ce 
sera  un  génie  libre  et  fier,  ce  sera  Jérôme. 

Jérôme  naquit ,  vers  l'an  331 ,  à  Stridon  ,  sur 
les  confius  de  la  Dalmatie  et  de  la  Pannonie  :  ori- 
gine un  peu  barbare,  à  laquelle  il  attribuera  lui- 
même  quelques-unes  des  vivacités  de  sa  pensée 
et  de  son  caractère.  Sa  famille  était  riche  ;  elle 
lui  fit  donner  une  brillante  éducation.  Il  vint  à 
Rome  étudier  sous  les  maîtres  les  plus  habiles, 
sous  Donat  le  commentateur  de  Virgile  ,  et  sous 
Victorin,  rhéteur  éloquent  et  célèbre  par  sa  con- 
version au  christianisme.  Rome  était  alors  pleine 
de  séductions  auxquelles  n'échappa  pas  la  jeu- 
nesse de  Jérôme.  Une  plume  illustre  ,  la  plume 
de  M.  de  Chateaubriand,  a  rapproché  et  poé- 
tiquement retracé  cette  vie  de  plaisirs  et  d'é- 
tude que  menaient  alors,  à  Rome,  trois  jeunes 
gens  qui  devaient  être  plus  tard  trois  Pères  de 
l'Eglise. 

Contre  le  tourment  deTâme  et  le  dégoût  du 
monde,  le  premier  remède  de  Jérôme  fut  l'étude  : 
il  voulut  commenter  le  prophète  Abdias  ;  mais 
l'étude  étant  impuissante  à  calmer  les  vivacités  de 
son  âge  et  de  son  imagination ,  il  eut  recours  aux 
voyages.  Il  quitta  donc  Rome  pour  Aquilée,  au- 


—  213  — 

jourcThui  obscur  viliage,  alors  ville  florissante; 
puis  il  passa  dans  les  Gaules.  11  visita  Toulouse, 
Bordeaux,  Autun,  Trêves,  et  fut  témoin  des  ra- 
vages qu'y  firent  les  barbares.  La  Gaule  ne  le 
retint  pas  longtemps  toutefois  :  l'Orient  sollicitait 
son  ardente  imagination.  Il  se  rendit  en  Syrie 
avec  un  prêtre  d'Antioche,  Évagre.  Évagre  pos- 
sédait aux  environs  d'Antioche  un  village  ap- 
pelé Maronie  ;  Jérôme  s'y  relira  d'abord  ;  puis 
cette  solitude  ne  lui  paraissant  plus  assez  pro- 
fonde, il  choisit,  pour  s'y  ensevelir,  les  déserts 
de  Chalcis ,  sur  les  confins  de  la  Syrie  ;  que  , 
plus  tard,  il  échangea  pour  Bethléem. 

Enchanté  du  bonheur  qu'il  y  trouvait ,  il 
convie  ses  amis  à  venir  le  rejoindre  ;  il  écrit  à 
Héliodore  pour  l'engager  à  rompre  tous  les  liens 
qui  peuvent  l'attacher  au  monde ,  liens  de  fa- 
mille et  de  devoirs  ;  et  dans  son  enthousiasme 
pour  le  désert,  il  s'écrie  :  «  Que  faites-vous  dans 
le  monde,  ô  mon  frère,  vous  qui  êtes  plus  grand 
que  le  monde  ?  Jusques  à  quand  demeurerez- 
vous  à  l'ombre  des  maisons?  jusques  à  quand 
serez-vous  renfermé  dans  des  villes  d'où  s'élève 
une  noire  fumée  ?  Croyez-moi ,  il  me  semble 
être  ici  comme  dans  un  nouveau  jour.  Délivré 
du  poids  accablant  de  mon  corps,  je  prends  un 
essor  plus  libre  pour  m'élancer  dans  une  région 
pure  et  sans  nuage.  »  Dans  le  désert  qu'il  célé- 
brait ainsi ,  où  il  appelait  ses  amis  ,   Jérôme  ne 


—  214  — 

trouvait  pas  cependant  toujours  le  calme  qu'il  y 
avait  espéré,  et  qu'il  leur  promettait.  Deux  pas- 
sions de  sa  jeunesse  l'y  assiégeaient,  les  voluptés 
de  Rome  et  les  souvenirs  de  la  poésie.  Vaine- 
ment par  la  fatigue  de  l'étude,  il  apprenait  l'hé- 
breu ;  par  le  travail  des  mains,  par  les  austérités 
de  jeûne,  essayait-il  de  dompter  les  révoltes  de 
son  corps  et  de  son  imagination  ;  tout  y  était 
impuissant  :  u  Oh  !  combien  de  fois ,  depuis  que 
ie  suis  venu  fixer  ma  demeure  au  désert,  dans 
cette  vaste  solitude  qui ,  dévorée  par  des  cha- 
leurs sans  relâche,  ne  présente  aux  solitaires  qui 
l'habitent  que  les  plus  sauvages  aspects,  combien 
de  fois ,  en  imagination,  me  suis-je  cru  trans- 
porté au  sein  de  Rome  et  de  ses  voluptés  ! 
plongé  que  j'étais  dans  un  abîme  d'amertumes, 
je  me  laissais  tomber  au  fond  de  ma  cellule  so- 
litaire. Un  rude  sac  couvrait  mon  corps  hideux; 
ma  peau  noircie ,  desséchée ,  me  donnait  la 
figure  livide  d'un  esclave.  Tout  le  jour  dans  les 
larmes,  dans  les  gémissements  ;  et  si ,  durant  la 
nuit,  le  sommeil,  en  dépit  de  toutes  mes  résis- 
tances ,  venait  parfois  fermer  ma  paupière ,  à 
peine  avais-je  la  force  de  soutenir  mon  corps 
qui  retombait  sur  une  terre  nue.  Eh  bien ,  ce 
même  homme  qui,  pour  éviter  les  feux  de  l'en- 
fer, s'était  de  lui-même  condamné  à  s'ensevelir 
dans  une  espèce  de  prison,  où,  pour  compa- 
gnie,  il   n'avait  que  les  bêtes  féroces  et  veni- 


—  215  — 

meuses,  son  imagination  le  transportait  parmi 
les  danses  des  vierges  romaines.  Sous  un  visage 
défait,  abattu  par  un  jeûne  opiniâtre,  et  dans 
une  chair  déjà  morte  avant  sa  destruction ,  brû- 
lait une  âme  pleine  de  coupables  souvenirs  et  agi- 
tée de  désirs  et  de  regrets.  Implorant  du  secours 
et  ne  sachant  plus  où  trouver  un  asile  contre 
moi-même,  j'allais  et  venais;  épuisé,  je  tom- 
bais aux  pieds  de  la  croix,  baigné  de  mes  pleurs 
qui  coulaient  à  grands  flots,  et  que  j'essuyais  de 
mes  cheveux  :  par  les.  plus  rudes  austérités,  je 
luttais  contre  les  révoltes  de  ma  chair.  Je  me 
souviens  d'avoir  passé  souvent  les  nuits  à  crier 
et  à  me  frapper  la  poitrine,  jusqu'à  ce  que  le 
Seigneur,  dissipant  la  tempête,  eût  rendu  le 
calme  à  mes  sens.  Cependant,  je  n'approchais 
de  ma  cellule  qu'avec  effroi ,  comme  si  elle  eût 
connu  mes  pensées  ;  et ,  m' armant  contre  moi- 
même  de  courroux  et  d'indignation,  j'allais  m'en- 
foncer  dans  le  plus  profond  de  ma  solitude. 
D'autres  fois,  égaré  sur  la  cime  des  montagnes, 
perdu  dans  les  obscurités  du  vallon,  ou  dans  les 
antres  des  rochers,  c'est  là  que  je  priais  ,  là  que 
je  domptais  une  chair  criminelle.  Quand  mes 
larmes  avaient  coulé  en  abondance  ;  quand  mes 
yeux  s'étaient  longtemps  reposés  sur  le  ciel,  plus 
d'une  fois  aussi  il  m'est  arrivé  de  me  croire 
transporté  parmi  les  chœurs  des  anges.  »  Les  vo- 
luptés de  Rome  ne  le  troublaient  pas  seules  ;  une 


—  21 G  — 

autre  enchanteresse ,  la  poésie ,  venait  aussi  lui 
apparaître,  et  excitait  en  lui  des  scrupules  et  des 
extases  qui  allaient  jusqu'à  la  vision  ;  laissons-le 
parler  :    «  11  y   a   plusieurs  années ,  je    quittai 
patrie,  père,  mère,  sœur,  parents,  dans  l'inten- 
tion d'aller  à  Jérusalem  pour  y  servir  Dieu;  je 
n'emportais  avec  moi  que  les  livres  que  j'avais 
amassés  à  Rome  avec  beaucoup  de  soin  et  de 
travail,  et  dont  je  ne  pouvais  me  passer.  Tel  était 
alors  l'excès  de  ma  misère  :  je  jeûnais  pour  lire 
Cicéron.    Après  de    longues    et    de    fréquentes 
veilles ,  après   des   torrents  de  larmes ,  que  le 
souvenir  de  mes  premières  fautes  faisait  couler 
de  mon  cœur,  je  me  mettais   à  lire  Platon  ;  et 
lorsque,  rentrant  en  moi-même,  je  commençais 
la  lecture  de  quelques-uns  de  nos  prophètes, 
leur  style  inculte  me  rebutait.  Séduit  et  trompé 
ainsi  par  les  artifices  de  l'ancien  serpent,  j'eus 
une  fièvre  qui  pénétrant  jusqu'à  la  moelle  des  os 
de  mon  corps  épuisé  par  de  continuelles  austé- 
rités, et  me  tourmentant  nuit  et  jour  avec  une 
violence  incroyable ,   me  dessécha  au  point  de 
n'avoir  plus  que  les  os.  Le  principe  de  la  vie 
était  à  peine  soutenu   en  moi  par  un  reste  de 
chaleur,   qui  se  faisait   reconnaître   à  quelques 
battements  de  mon   cœur.  Tout  à  coup,  il  me 
survint  un  ravissement  ;  je  me  vis  transporté  en 
esprit  devant  un  tribunal.  Là,  ébloui  de  l'éclat 
qui  jaillissait  du  trône  où  le  juge  était  assis,  je 


—  217  — p 

tombai  prosterné  contre  terre,  n'osant  seulement 
pas  lever  les  yeux,  quand,  interrogé  sur  ma  pro- 
fession, je  répondis  :  Je  suis  chrétien. — Tu  mens, 
me  répliqua  le  juge  ;  tu  n'es  pas  un  chrétien  , 
mais  un  cicéronien.  Je  n'avais  rien  à  répondre. 
Muet,  déchiré  par  les  remords  de  ma  conscience, 
je  n'avais  de  force  que  pour  pousser  de  profonds 
gémissements.   Ayez  pitié  de    moi,    Seigneur! 
c'étaient  là  les  seules  paroles  que  je  pusse  faire 
entendre.  A  la  fin,  on  demanda  ma  grâce  en  fa- 
veur de  ma  jeunesse;  on  promit  pour  moi  que 
je  ne  lirais  plus  aucun  des  auteurs  profanes  ;  je 
le  promis  moi-même  avec  serment  :  on  me  remit 
en  liberté.   Revenu  à  moi,  je  me  retrouvai  sur 
la  terre,  les  yeux  baignés  de  larmes  qui   cou- 
laient si  abondantes,  que  les  assistants  s'en  éton- 
nèrent, et  purent  aisément  reconnaître  combien 
j'avais  eu  à  souffrir.  »  Telles  étaient  ces  luttes  de 
Jérôme,  qui  aboutissaient  à  des  visions  extati- 
ques. Jérôme  tint  parole.  «  Vous  le  savez,  écrit- 
il  plus  tard ,  il  y  a  plus  de  quinze  ans  qu'il  ne 
m'est  tombé  dans  les  mains  un  Cicéron,  un  Vir- 
gile, aucun  auteur  profane;  et  si  parfois,  dans 
mes   conversations ,   il  s'en  rencontre   quelque 
passage ,  ce  n'est  qu'un  songe  d'autrefois  qui  a 
laissé  dans  la  mémoire  une  idée  confuse.  » 

D'autres  soucis  venaient  encore  troubler  sa 
solitude.  Les  controverses  religieuses,  et  princi- 
palement la  question  des  hypostases,  avaient  pé- 


—  218  — 

nétré  dans  les  solitudes  de  Chalcis,  et  causé 
parmi  les  moines  une  agitation  et  une  curiosité 
de  demandes  qui  fatiguaient  Jérôme  ;  il  ne  dis- 
simula pas  assez  son  mépris  pour  ces  turbulents 
solitaires,  et  bientôt  leurs  menaces  et  leurs  per- 
sécutions le  décidèrent  à  quitter  le  désert.  Il  re- 
vint à  Antioche,  auprès  de  son  ami  Evagre.  C'est 
là  que,  malgré  ses  scrupules  et  sa  résistance  ,  il 
fut  ordonné  prêtre  par  Paulin  d'Antioche.  11 
alla  ensuite  à  Jérusalem  visiter  les  lieux  saints  ; 
puis,  il  se  rendit  à  Constantinople,  où  il  entendit 
Grégoire  de  Nazianze.  Rome  enfin  le  revit  :  le 
pape  Damase  l'y  avait  appelé  pour  l'aider  à  ré- 
gler les  affaires  d'Orient  et  d'Occident.  A  Rome, 
Jérôme,  avec  d'illustres  amitiés,  retrouva  des 
inimitiés  nombreuses  qui  l'y  avaient  précédé,  et 
que  sa  présence  ne  devait  pas  calmer,  non  plus 
que  l'honneur  que  lui  avait  fait  le  pape  Damase. 
Damase  mourut ,  et  son  successeur  n'eut  pas 
pour  Jérôme  la  même  déférence.  La  malveil- 
lance en  profita  ;  il  y  eut  contre  Jérôme  un  sou- 
lèvement général.  Ses  censures  trop  vives  contre 
quelque  prêtres  étaient  le  motif  de  ces  inimi- 
tiés; en  voici  les  prétextes. 

Jérôme  était  lié  avec  les  femmes  les  plus  illus- 
tres de  Rome,  avec  les  descendantes  des  Fabius, 
des  Paul  Emile  et  des  Scipions.  Cette  familiarité 
spirituelle  fut  calomniée.  Longtemps  Jérôme  se 
contenta  de  repousser  avec  indignation  ces  atta- 


—  219  — 

ques  de  la  malveillance;  à  la  fin,  si  prêt,  si  ardent 
qu'il  fût  à  la  lutte,  tant  de  haine  et  d'injustice  le 
lassa.  Il  prit  le  parti  de  quitter  Rome.  Le  désert 
sans  doute  aussi  le  rappelait.  DansPvome,  il  était 
à  l'étroit,  et  ses  yeux  ne  pouvaient  oublier  ce 
ciel  de  l'Orient  qu'ils  avaient  vu.  En  partant,  il 
laissa  ces  adieux  éloquents ,  qui  seraient  en 
même  temps ,  s'il  en  avait  besoin ,  une  éclatante 
justification  : 

«  Noble  Asella  ,  c'est  ainsi  que  je  vous  écris  à 
la  bâte,  au  moment  de  m'embarquer,  triste ,  les 
yeux  baignés  de  larmes.  Insensé  que  j'étais!  je 
voulais  chanter  le  cantique  du  Seigneur  sur  une 
terre  étrangère,  et  j'ai  abandonné  le  mont  Sinaï 
pour  les  vaines  espérances  de  l'Egypte.  Je  ne  me 
souvenais  plus  du  voyageur  de  l'Évangile  qui,  à 
peine  sorti  de  Jérusalem,  tombe  dans  les  mains 
des  voleurs  qui  le  dépouillent ,  l'accablent  de 
coups  et  le  laissent  pour  mort.  Saluez  Paule  et 
Eustochia ,  mes  filles  en  Jésus-Christ  ;  saluez 
Albina  leur  mère ,  et  dites-leur  :  Nous  serons 
tous  un  jour  devant  le  tribunal  de  Dieu  ,  où 
chacun  comparaîtra  avec  ses  œuvres.  Adieu,  mo- 
dèle de  la  plus  pure  vertu;  souvenez-vous  de 
moi,  et,  par  vos  prières,  apaisez  les  flots  sur  ma 
route.  » 

Parti  de  Rome ,  Jérôme  ne  se  rendit  pas  de 
suite  dans  la  solitude  qu'il  ne  devait  plus  quit- 
ter. Mais,  comme  pour  dire  un  dernier  adieu  au 


—  220  — 

monde,  et  épuiser  cette  inquiétude  qui  ne  l'a- 
bandonnait jamais  entièrement,  il  visita  l'île  de 
Chypre,  Antioche,  Jérusalem,  l'Egypte  :  Beth- 
léem fut  enfin  le  terme  de  sa  course. 

Il  n'y  fut  pas  longtemps  seul.  Quelques-unes 
de  ces  illustres  femmes  qui  l'avaient  connu  à 
Rome,  l'y  rejoignirent,  poussées  moins  encore 
par  le  besoin  qu'elles  avaient  de  sa  parole,  que 
par  le  désir  qui  saisissait  les  plus  belles  âmes  de 
chercher  dans  la  solitude  un  abri  contre  les 
tristesses  et  les  ruines  d'un  monde  qui  s'écrou- 
lait :  telles  furent  Paula  et  sa  fille  Eustochia. 
Paula  bâtit  un  monastère  pour  les  hommes  et 
trois  monastères  pour  les  femmes;  Jérôme  en 
eut  la  direction.  Les  monastères  prennent  en  ce 
moment  un  caractère  grave  et  nouveau.  Ce  n'est 
plus  seulement  le  besoin  d'une  vie  ascétique, 
plus  rigoureuse,  le  désir  enthousiaste  de  la  soli- 
tude qui  poussent  tout  un  peuple  d'hommes  et 
de  femmes  à  se  séparer  de  la  société.  Les  mo- 
nastères ne  sont  plus  un  isolement,  mais  le 
germe  d'une  société  nouvelle  qui  se  forme  au 
milieu  des  morcellements  de  la  société  ancienne, 
Quel  trouble,  en  effet,  dans  le  monde!  et  dans 
un  seul  empire,  que  d'empires  s'écroulent!  Du 
fond  de  sa  solitude,  Jérôme  contemple  et  décrit 
avec  une  pittoresque  imagination  et  tout  en- 
semble une  remarquable  exactitude  historique, 
ces  catastrophes  contre  lesquelles  le  désert  même 


—  221    — 

n'était  pas  un  sur  asile  :  «  D'une  extrémité  du 
monde  à  l'autre,  l'empire  s'écroule.  L'Orient 
semblait  être  à  couvert  de  ces  malheurs;  et  voilà 
que  pendant  le  cours  de  l'année  qui  vient  de 
s'écouler,  des  loups  sortis,  non  de  l'Arabie,  mais 
du  milieu  des  rochers  les  plus  reculés  du  Cau- 
case, sont  venus  fondre  sur  ces  vastes  provinces 
avec  la  rapidité  du  torrent.  Que  de  monastères 
sont  devenus  leur  proie  !  Que  de  fleuves  ils  ont 
teints  de  sang  humain  !  Antioche  assiégée  par 
eux,  toutes  les  villes  que  baignent  l'Halis,  le 
Cydnus,  l'Oronte  et  l'Euphrate,  menacées  par 
les  armes;  des  troupeaux  de  captifs  emmenés 
loin  de  leur  pays  ;  l'Arabie  ,  la  Phénicie ,  la  Pa- 
lestine, l'Egypte,  muettes  d'épouvante;  »  et  ail- 
leurs, il  peint  «  ces  barbares  qui,  montés  sur  de 
légers  chevaux,  paraissent  en  mille  endroits  à  la 
fois,  portant  partout  le  carnage  et  la  consterna- 
tion. »  La  Gaule  qui  est  plus  particulièrement 
exposée  à  leur  fureur  :  «  Une  prodigieuse  multi- 
tude de  nations  cruelles  et  barbares  s'est  em- 
parée de  toutes  les  Gaules.  Tout  ce  qui  est  entre 
les  Alpes  et  les  Pyrénées  ,  entre  l'Océan  et  le 
Rhin,  a  été  en  proie  aux  Quades  ,  aux  Vandales, 
aux  Sarmates,  aux  Alains,  aux  Gépides ,  aux 
liérules,  aux  Saxons,  aux  Bourguignons,  aux  Alle- 
mands et  aux  Pannoniens,  qui  en  ont  fait  un  vaste 
théâtre  de  deuil.  Mayence,  cette  ville  autrefois 
si  considérable,  tombée  en  leur  pouvoir,   a  été 


—  222  — 

ruinée  de  fond  en  comble  ;  elle  a  vu  égorger 
dans  ses  temples  plusieurs  milliers  de  ses  habi- 
tants. Reims,  cette  ville  si  forte,  Amiens,  Arras, 
Térouenne,Tournay,  Spire,  Strasbourg,  toutes  ces 
villes  sont  aujourd'hui  sous  la  domination  des  Al- 
lemands. Les  barbares  ont  ravagé  presque  toutes 
les  villes  d'Aquitaine,  de  Gascogne  et  des  provin- 
ces lyonnaises  et  narbonnaises.  L'épée  au  dehors, 
au  dedans  la  faim,  tout  conspire  à  leur  ruine.  » 
Rome  elle-même  n'échappa  pas  à  ce  désastre. 

Où  se  réfugiaient  alors  ces  restes  de  la  fureur 
des  barbares ,  ces  débris  du  monde  romain  ? 
Dans  l'asile  qu'avait  préparé  la  piété  des  des- 
cendantes des  Scipions  et  des  Marcellus  :  c'était 
l'expiation  de  la  conquête  de  l'univers  ;  ainsi  se 
trouvaient  sanctifiées  les  dépouilles  opimes. 
Chaque  jour  donc  arrivaient  à  Jérusalem  les  plus 
illustres  familles,  ainsi  que  les  plus  obscures; 
confondues  dans  l'égalité  du  malheur  et  de  la 
piété,  elles  venaient  s'abriter  à  la  crèche  de  Beth- 
léem :  les  hôtes  de  ces  monastères,  c'étaient  les 
débris  d'un  empire. 

Si  grand  cependant  que  fut  ce  bruit  d'un 
monde  qui  tombait  avec  tant  de  fracas,  il  ne 
pouvait  effrayer  la  pensée  chrétienne  et  la  dis- 
traire de  ses  profondes  et  habituelles  médita- 
tions sur  les  desseins  de  la  Providence.  Ce  monde 
qui  s'en  allait,  il  avait  été  condamné  ;  il  devait 
faire  place  à  un  monde  nouveau.  Aussi,  au  mi- 


—  223  — 

iieu  même  de  sa  sympathie  pour  les  malheurs 
qui  accablent  Rome,  Jérôme  ne  se  peut-il  dé- 
fendre d'une  certaine  joie  :  «  Rome  est  devenue, 
pour  la  gentilité,  une  espèce  de  désert  ;  ces  dieux 
qui  recevaient  les  hommages  des  nations,  n'ont 
plus  d'asile  que  les  greniers  qu'ils  habitent  avec 
les  oiseaux  de  nuit.  L'étendard  de  la  croix  flotte 
avec  honneur  parmi  nos  légions  ;  l'Egypte,   de- 
venue chrétienne,  a  consacré  au  vrai  Dieu  les 
dépouilles  de  Sérapis;  Jupiter  tremble  pour  ses 
autels.  Peuplées  de  solitaires,  l'Inde,  la  Perse, 
l'Ethiopie  ,   répandent  au  loin  de  saintes  colo- 
nies.   L'Arménien  a  mis  bas  son  carquois;   les 
Huns  font  retentir  leurs  déserts  du  chant  de  nos 
cantiques  sacrés.  Les  Gètes  se  rassemblent  dans 
leurs  tentes ,  comme  en  autant  d'églises ,  pour 
chanter  les  louanges  du  Seigneur.  »  Ainsi  Rome 
chrétienne    s'élevait    sur    les    ruines  de    Rome 
païenne  et  enivrée  du  sang  des  martyrs.  Au  sein 
de  Rome,  le  christianisme  obtenait  des  victoires 
qui  lui  devaient  être    plus  chères.   Dans  celte 
même  lettre,  où  il  nous  peint  les  progrès  de  l'É- 
vangile chez  les  peuples  barbares ,  Jérôme  nous 
montre,  dans  la  maison  d'un  pontife  consacrée 
au  culte  des  idoles,  sa  petite-fille  faisant  retentir 
le  nom  et  la  louange  de  Jésus-Christ;  et  au  dé- 
clin des  ans,  le  pontife ,  le  grand-père  aimant  à 
tenir  sur  ses  genoux  sa  jeune  fille,  vouée,  par 
sa  mère,  à  la  virginité  chrétienne!  Aussi  ailleurs, 


—  224  — 

Jérôme,  célébrant  cette  victoire,  s'écrie-t-il,  en 
s'adressant  à  Rome  :  «  Et  toi  qui  as  effacé  par  la 
confession  du  nom  de  chrétien ,  le  mot  de  blas- 
phème que  tu  portais  écrit  sur  ton  front!  cité 
puissante,  maîtresse  de  l'univers,  remplis  tes 
destinées,  justifie  ce  nom  de  Rome,  c'est-à-dire, 
de  force  et  d'élévation,  en  te  montrant  grande 
par  tes  vertus.  Ton  capitole  n'est  plus;  les  autels 
et  les  sacrifices  de  Jupiter  sont  détruits;  pour- 
quoi en  retiendrais-tu  le  nom  et  les  vices  ?  » 

Ce  n'était  point  assez  ;  il  fallait  de  ces  ruines 
faire  sortir  un  monde  nouveau  ;  il  fallait  donner, 
non  pas  seulement  à  la  société  chrétienne  en 
général,  si  dispersée  elle-même  et  si  troublée 
par  les  barbares,  mais  à  chaque  chrétien  en  par- 
ticulier, une  règle  qui  le  pût  guider  dans  cette 
confusion  du  monde.  Les  monastères  avaient  la 
leur;  mais  si  vastes ,  si  nombreux  qu  ils  fussent , 
les  monastères  n'abritaient  pas  et  ne  pouvaient 
abriter  toute  la  famille  chrétienne  :  si  les  vierges, 
si  les  veuves  y  entraient,  l'enfant,  la  mère  n'y 
pénétraient  pas.  Les  instructions  de  Jérôme  iront 
donc  les  chercher  dans  cette  Rome  désolée,  dans 
ce  monde  condamné  qu'ils  n'ont  pu  quitter,  et 
leur  porter,  avec  les  enseignements  de  la  re- 
ligion ,  les  plus  douces  paroles  de  la  tendresse 
chrétienne. 

Jérôme  a  donné  sur  l'éducation  des  enfants, 
et  des  filles  en  particulier,  des  conseils  empreints 


—  225  — 

du  sceau  de  la  plus  profonde  expérience ,  de  la 
plus  délicate  sollicitude.  Ses  conseils  sont  sim- 
ples d'ailleurs  :  marquer  du  cachet  chrétien  les 
premières  pensées,  les  premiers  travaux  et  même 
les  premiers  jeux  de  l'enfance  ;  imprimer  insen- 
siblement, mais  fortement  dans  son  esprit  et  son 
âme,  la  croix  du  Christ ,  tel  est  tout  le  système 
d'éducation  de  saint  Jérôme  :  «  Car  l'enfance 
est  une  nature  molle  et  flexible  ;  dans  une  ri- 
gole, l'eau  suit  le  doigt  qui  la  conduit;  ainsi 
l'enfance  suit,  pour  le  bien  comme  pour  le  mal, 
la  route  qui  lui  est  tracée.  »  Vaut-il  mieux,  pour 
la  prémunir,  initier  la  jeunesse  au  mal  qu'elle 
rencontrera  plus  tard  ?  Jérôme  ne  le  pense  point. 
«  Il  peut  y  avoir,  dit-il,  plus  de  vertu  à  mépriser 
la  volupté  qui  est  sous  vos  yeux;  mais  j'estime 
que  la  continence  est  mieux  assurée,  à  ignorer  ce 
que  l'on  doit  chercher.  »  Ainsi  ne  pensait  point 
le  philosophe  de  Genève,  alors  que  traçant  le 
plan  de  sa  chimérique  éducation,  il  faisait  de  la 
connaissance  du  mal  comme  la  condition  de  la 
pudeur  et  la  sécurité  de  la  vertu. 

Si  l'enfant,  si  la  jeunesse  ont  besoin  de  con- 
seils et  de  guides,  il  est,  dans  la  discipline  chré- 
tienne, des  âmes  qui  n'en  réclament  pas  moins. 
La  veuve  chrétienne  a  des  devoirs  que  ne  con- 
naissait pas  le  paganisme.  Rester  fidèle  à  la 
mémoire  d'un  époux,  c'est  le  moindre  de  ces 
devoirs  ;  elle  se  doit  à  elle-même ,  elle  doit  h  la 
i  15 


—  226  — 

religion  un  autre  culte  et  plus  difficile  au  milieu 
des  périls  auxquels  elle  peut  être  exposée,  des 
révoltes  ou  des  défaillances  d'une  chair  qui, 
n'ayant  plus  l'innocence ,  doit  conserver  la  pu- 
reté. Cette  chair,  toujours  prompte  à  se  rani- 
mer, il  la  faut  éteindre;  éteindre  par  la  solitude, 
par  la  mortification,  par  le  jeûne,  par  la  prière, 
par  toutes  ces  pratiques  qui  sont  le  rempart  de 
la  fragilité  et  la  garantie  de  la  vertu  chrétienne. 
Jérôme  ne  tarit  pas  sur  ces  préceptes  qui  forment 
comme  un  code  aussi  complet  que  sage  de  la 
conduite  des  veuves  chrétiennes. 

Mais,  au  milieu  de  ses  sollicitudes  pour  l'en- 
fance ,  la  jeunesse  et  le  veuvage ,  le  soin  et  la 
prédilection  en  quelque  sorte  de  Jérôme  sont 
pour  la  vierge.  C'est  elle  qu'il  dirige ,  qu'il  en- 
toure de  ses  plus  affectueux  conseils;  elle,  dont, 
sous  mille  formes  diverses,  il  a  peint  l'idéal  pur 
et  touchant.  Reprenant  en  quelque  sorte  l'image 
déjà  tracée  si  heureusement  par  Cyprien  et  par 
saint  Ambroise,  il  y  ajoute  de  nouvelles  et  char- 
mantes couleurs.  Dans  cet  amour  de  la  virginité 
chrétienne,  Jérôme  ne  sut  pas  s'arrêter,  et  l'éloge 
de  cette  vertu  devient  presque  sous  sa  plume 
la  condamnation  du  mariage;  aussi  eut-il,  à  cet 
égard  ,  à  se  défendre  d'accusations  qui ,  pour 
vives  qu'elles  fussent,  n'étaient  pas  sans  fonde- 
ment. 

Ainsi,  le  travail  des  mains,  les  grands  travaux 


—  227  — 

sur  l'Écriture  sainte,  la  direction  des  âmes,  la 
discipline  de  la  société  chrétienne  occupaient 
l'activité  infatigable  et  le  génie  ardent  de  Jé- 
rôme. Au  milieu  des  ruines  qui  s'amoncelaient 
sur  le  monde  ancien,  il  élevait  l'édifice  nouveau 
du  spiritualisme  chrétien  ,  qui  devait  être  la  vie 
nouvelle.  Son  vaste  et  perçant  regard  en  em- 
brassait tous  les  détails  ;  il  en  pénétrait  les 
obscurités  les  plus  profondes  et  les  plus  délicats 
mystères.  Tel  est,  en  effet,  le  caractère  de  ce 
rare  génie  :  il  unit  la  douceur  à  la  vivacité ,  l'é- 
nergie à  la  grâce  ,  la  connaissance  habile  du 
cœur  humain  aux  aspirations  les  plus  sublimes 
de  la  pureté  chrétienne  ;  âme  ardente  et  sen- 
sible, emportée  et  calme  tour  à  tour,  il  semble- 
rait ne  pouvoir,  ne  devoir  parler  que  le  langage 
des  prophètes,  et  il  sait  cependant  pour  l'enfant, 
pour  la  vierge,  pour  la  mère  elle-même,  quand 
elle  est  frappée  dans  ses  entrailles  ,  dans  ceux 
qu'elle  a  mis  au  monde,  il  sait  les  plus  simples , 
les  plus  douces  et  les  plus  affectueuses  paroles. 

Cette  âme  tendre  de  Jérôme  et  sa  vive  imagi- 
nation ne  se  montrent  nulle  part  mieux  que 
dans  les  oraisons  funèbres  qu'il  a  consacrées  à 
la  mémoire  des  personnes  qui  faisaient,  à  Beth- 
léem, sa  société  spirituelle  et  sa  famille  chré- 
tienne; triste  mais  touchant  ministère!  Dans  ses 
dernières  années ,  nous  voyons  Jérôme  assister 
aux  funérailles  de  tous  ceux  qu'il  a  aimés,  celé- 


—  228  — 

brer  la  mort  de  cette  enfant  qu'il  avait  tenue 
entre  ses  bras,  pour  laquelle  il  avait  écrit  sa 
lettre  sur  l'éducation,  Lœta,  la  fille  de  Paula. 

Mais  la  blessure  la  plus  profonde  qu'il  reçut, 
fut  celle  que  lui  causa  la  mort  de  son  cher  Né- 
potien.  Népotien  était  comme  le  fruit  de  ses  en- 
trailles ;  il  l'avait  élevé,  il  l'avait  formé  pour  être 
l'honneur  du  sacerdoce.  C'est  à  Népotien  qu'il 
adressait ,  pour  Népotien  qu'il  avait  écrit  cette 
lettre  où  prenant  sans  doute  pour  modèle  les 
vertus  qu'il  voyait  dans  le  neveu  d'Héliodore, 
il  traçait  d'après  lui  l'idéal  du  prêtre  chrétien. 
Plein  de  sa  douleur  il  s'écrie  :  «  Népotien,  mon 
fils,  le  vôtre,  noire  bien  à  tous  deux,  Népotien 
nous  a  abandonnés,  nous,  sur  le  déclin  delà 
vie.  A  la  place  de  ce  brillant  espoir  qui  nous 
promettait  un  successeur,  il  ne  nous  reste  qu'un 
tombeau.  À  qui  désormais  Jérôme  consacrera-t-il 
ses  veilles  laborieuses  ?  Dans  quel  sein  épan- 
chera-t-il  ses  plus  secrètes  pensées  ?  Où  est-il, 
cette  âme  de  mes  travaux ,  qui  les  animait  par 
des  sons  plus  doux  que  les  derniers  chants  du 
cygne  ?  Mon  esprit  accablé  demeure  sans  force  ; 
ma  main  est  tremblante  ;  un  voile  épais  s'est 
appesanti  sur  mes  yeux;  ma  langue  est  incapable 
de  rien  articuler;  en  vain  voudrais-je  parler; 
Népotien  ne  m'entend  plus.  Autrefois,  c'étaient 
les  enfants  qui  venaient  faire  à  la  tribune  l'éloge 
de  leurs  pères,  en  présence  de  leurs  dépouilles 


—  229  — 

mortelles;  aujourd'hui  Tordre  naturel  est  ren- 
versé; le  tribut  que  la  jeunesse  devait  à  nos 
cheveux  blancs,  c'est  nous,  vieillards,  qui  le  lui 
payons.  »  Puis  après  avoir  retracé  les  vertus  de 
Népotien  et  s'être,  autant  qu'il  le  pouvait,  con- 
solé de  ce  trépas  par  cette  idée  que  Népotien 
par  une  mort  prématurée  et  chrétienne  avait 
échappé  aux  malheurs  qui  accablaient  le  monde, 
Jérôme  descendant,  un  peu  tard,  de  cette 
hauteur  où  avec  Xerxès  il  se  donnait  le  spec- 
tacle des  calamités  humaines ,  abaisse  sur  lui- 
même  ses  regards,  et  par  un  retour  éloquent  : 
«  Chaque  jour,  dit-il,  chaque  jour  nous  mou- 
rons, chaque  jour  nous  changeons,  et  néanmoins 
nous  nous  croyons  éternels.  Le  temps  même  que 
j'emploie  ici  à  dicter,  à  écrire,  ne  fait  plus  partie 
de  ma  vie.  Nous  nous  écrivons  souvent  ;  nos 
lettres  passent  les  mers  ;  et  chaque  sillon  que  le 
vaisseau  trace  dans  Tonde,  emporte  un  mo- 
ment avec  lui.  » 

Jérôme  eut  ainsi  successivement  à  dire  un 
dernier  et  éloquent  adieu  à  ces  nobles  Romaines, 
à  ces  vierges  chrétiennes  qui  avaient  vécu  de  sa 
parole  et  de  sa  foi,  Marcelle,  Blésille,  fille  de 
Paule,  Paule  elle-même ,  Fabiole,  l'héritière  des 
Fabius,  Pauline,  épouse  de  Pammaque,  toutes 
héroïnes  de  la  piété,  toutes  pauvres  au  sein  des 
richesses  et  sanctifiant  leur  grandeur  par  leur 
humilité. 


—  230  — 

L'oraison  funèbre  dans  saint  Jérôme  em- 
prunte un  caractère  particulier  des  circonstan- 
ces où  elle  est  prononcée ,  de  la  modestie  de 
celles  qui  en  sont  l'objet.  A  proprement  par- 
ler ce  ne  sont  point  des  oraisons  funèbres;  ce 
sont  des  lettres,  des  lettres  de  consolation  et 
pour  l'orateur  et  pour  les  familles  auxquelles  il 
les  adresse,  et  aussi  pour  la  chrétienté  à  qui 
doit  profiter  l'éloge.  Toutefois  on  sent  que  dans 
ce  cercle  restreint ,  Jérôme  est  mal  à  son  aise  ;  il 
en  sort  souvent,  et  semble  parler  plutôt  du  haut 
d'une  tribune ,  que  du  fond  de  la  solitude  de 
Bethléem.  Il  y  a  parfois  dissonance  entre  la  voix 
de  l'orateur,  et  si  je  le  puis  dire,  l'enceinte  do- 
mestique où  elle  s'élève.  D'un  autre  côté  cette  fa- 
miliarité a  ses  avantages  :  elle  permet  à  Jérôme 
plus  d'abandon  et  de  mouvement;  je  voudrais 
pouvoir  dire  plus  de  naturel.  Mais  si  l'émotion 
est  vraie,  l'expression  ne  l'est  pas  toujours.  Les 
allusions  classiques,  les  souvenirs  profanes,  con- 
traires au  goût  non  moins  qu'ils  l'étaient  à  la 
foi  de  Jérôme ,  les  citations  peu  discrètes  altè- 
rent parfois  le  sentiment,  et  nuisent  à  la  fran- 
chise de  la  pensée.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'éloquence 
s'y  trouve  souvent,  car  l'orateur  y  a  mis  son  âme. 
L'oraison  funèbre  dans  Jérôme  ressemble  à  ces 
louanges  libres  et  viriles  que,  dans  les  premiers 
siècles  de  Rome,  les  grandes  familles  adressaient, 
par  la  bouche  du  parent  le  plus  illustre,  à  la  me- 


—  231  — 

moire  de  ceux  qui  les  avaient  honorées.  Mais  qui 
l'eût  dit,  que  le  dernier  panégyriste  des  Camille 
et  des  Fabius  dût  être  saint  Jérôme  ? 

La  vie  et  les  ouvrages  de  saint  Jérôme  ont 
dans  leur  variété  un  ensemble  qu'au  premier 
coup  d'œil  ils  ne  semblent  pas  offrir.  A  Beth- 
léem en  effet  comme  à  Rome,  dans  ses  Lettres 
comme  dans  ses  différents  Traités  de  contro- 
verse, Jérôme  ne  poursuit  qu'un  but,  la  direc- 
tion des  âmes  ;  ses  voyages  ainsi  que  ses  études 
s'y  rapportent.  Au  sein  du  désert,  dans  la  soli- 
tude des  monastères;  à  Rome,  au  milieu  de  ses 
luttes,  sa  constante  pensée  est  de  graver  dans 
la  conscience  chrétienne  une  règle  qui  la  puisse 
guider;  d'y  répandre  une  lumière  qui  l'éclairé 
au  milieu  des  ténèbres  et  des  ruines  que  l'igno- 
rance et  les  barbares  vont  amonceler  et  épaissir. 
Jérôme  possède  au  plus  haut  degré  cette  science 
des  âmes.  Tout  l'y  avait  préparé  :  les  erreurs 
mêmes  de  sa  jeunesse ,  la  sensibilité  de  son  cœur 
non  moins  que  la  vivacité  de  son  imagination  et 
la  pénétrante  délicatesse  de  son  esprit.  Telle  est 
l'ardeur  de  son  âme,  que  sa  pensée,  même  so- 
litaire ,  a  cette  émotion  qu'ordinairement  don- 
nent seules  la  lutteet  la  foule  :  il  est  éloquent,  la 
plume  à  la  main.  Ecrivain  ,  comme  d'autres  sont 
orateurs,  il  improvise  et  ne  compose  pas.  Il  le 
dit,  et  on  le  sent,  ses  pensées  courent,  se  pré- 
cipitent rapides  et  enflammées  ;  et  dans  cet  élan 


—  232  — 

vif  et  soutenu  de  la  pensée,  le  tour  est  toujours 
naturel,  l'expression  pittoresque.  Nul  écrivain 
n'a  eu  plus  d'imagination  dans  le  style,  parce 
que  nul  n'a  eu  plus  de  sensibilité  dans  l'âme.  La 
vivacité  de  sa  jeunesse,  contenue  et  enfin  apai- 
sée ,  s'est  tournée  en  une  inépuisable  fécondité 
de  sentiments  tendres,  délicats,  patbétiques. 
C'est  dans  son  cœur  qu'il  a  trouvé  le  secret  des 
autres;  c'est  de  là  qu'il  a  fait  jaillir  cette  source 
abondante  de  la  spiritualité  chrétienne  :  pieuses 
délicatesses,  pudiques  mystères,  saints  scrupules 
qui  forment  le  fond  d'une  vie  nouvelle.  De  son 
âme  encore  s'épanchent  incessamment  ces  riches 
images,  ces  tours  rencontrés,  ces  mouvements 
qui  sont  autant  de  vives  et  impétueuses  saillies, 
toutes  qualités  qui  font  du  style  de  Jérôme  un 
charme  et  une  surprise  continuels.  Sa  brillante 
imagination  ,  ses  passions  frémissantes  ,  quoique 
domptées,  son  amour  mal  vaincu  de  la  litté- 
rature profane,  le  contraste  de  l'austérité  de  la 
vie  et  de  la  fougue  du  naturel ,  tout  donne  à  la 
pensée  de  Jérôme  une  singulière  et  saisissante 
émotion. 

Aussi  du  fond  de  sa  solitude ,  simple  prêtre , 
Jérôme  a-t-il  exercé  la  plus  puissante  influence 
sur  la  société  chrétienne.  Sa  parole  inégale,  sou- 
ple et  gracieuse  le  plus  souvent ,  mais  quelquefois 
aussi  rude  et  âpre,  toujours  sincère,  avait  une 
souveraine  autorité.  La  grotte  de  Bethléem  fixait 


—  233  — 

les  regards  du  monde  chrétien;  dans  son  désert, 
Jérôme  était  l'oracle  de  l'Eglise  :  ses  censures 
étaient  redoutées,  autant  qu'étaient  religieuse- 
ment suivis  ses  conseils.  Au  sein  de  Rome,  il  eût 
été  moins  puissant.  Du  reste  cet  isolement  même 
de  Jérôme,  qui  convenait  à  son  génie,  convenait 
aussi  à  la  situation  où  se  trouvait  alors  la  société 
chrétienne.  Dispersée  en  mille  liens,  vivant,  ici, 
dans  un  désert,  là,  dans  un  monastère,  fuyant 
pour  ainsi  dire  à  chaque  instant  devant  les  bar- 
bares, il  lui  fallait  pour  la  guider,  moins  une  règle 
fixe  et  absolue ,  qu'une  voix  toujours  présente 
et  chérie.  Jérôme  fut  celte  voix;  voix  qui  se  fit 
entendre,  à  chaque  moment  et  en  tous  lieux, 
dans  l'Orient  comme  en  Italie ,  dans  les  Gaules 
comme  sur  les  bords  du  Rhin.  Pour  Jérôme,  ces 
différents  groupes  delà  société  chrétienne,  épars 
çà  et  là,  formèrent  un  tout.  Il  n'y  eut  plus  de 
solitude.  Cette  voix,  tour  à  tour  douce  et  grave, 
triste  et  enthousiaste,  voix  de  science  et  de  piété, 
elle  suit,  elle  anime,  elle  contient,  elle  console 
les  consciences  chrétiennes;  elle  est,  dans  les 
temps  de  confusion,  la  règle  au  milieu  du  monde, 
la  règle  dans  le  désert,  la  règle  surtout  au  fond 
de  l'âme  chrétienne.  En  un  mot,  Jérôme  a  été  le 
plus  grand  des  solitaires,  comme  Augustin  sera 
le  premier  des  évêques. 


CHAPITRE  XII. 


RUFFIN. L'ORIGÏNISME, 


Quand  pour  la  première  fois  Jérôme  se  retira 
au  désert  ,  plusieurs  amis  l'y  suivirent;  l'un  y  vé- 
cut quelque  temps  avec  lui;  deux  autres,  Inno- 
cent et  Hylas,  à  peine  arrivés,  y  moururent;  un 
quatrième  enfin  le  quitta  pour  visiter  l'Egypte. 
Affligé  de  cette  dernière  séparation,  Jérôme  écri- 
vait à  un  ami  commun  ,  Florentins  :  «  J'ai  appris 
que  notre  frère,  avec  qui  je  suis  uni  parles  liens 
les  plus  étroits  de  la  charité  ,  est  arrivé  d'Egypte 
à  Jérusalem;  je  vous  prie  de  lui  remettre  la 
lettre  que  j'ai  jointe  à  celle  que  je  vous  écris.  Ne 
jugez  pas,  mon  cher  Florentius,  de  mon  mérite 
par  le  sien.  Vous  verrez  briller  en  sa  personne 
des  caractères  de  sainteté.  »  Ce  frère  ,  c'était 
Ru  Afin.  Dans  d'autres  lettres  se  retrouvent  ces 
témoignages  d'estime  et  d'amitié. 

Ruffin  naquit,  vers  346,  à  Concordia,  petite 
ville  du  territoire  d'Aquilée.  Encore  simple  caté- 
chumène, il  avait  fait,  dans  un  monastère  de  cette 
ville,  la  rencontre  de  Jérôme.  En  370,  il  se  rendit 
à  Rome  ;  à  Rome ,  il  forma  le  dessein  de  passer 


—  235  — 

en  Orient.  Une  jeune  veuve ,  Mélanie,  avait  eu  la 
même  pensée;  mais  elle  ne  l'exécuta  que  deux 
ans  après.  A  cette  époque  donc ,  Mélanie ,  après 
avoir  employé  six  mois  à  visiter  les  monastères 
et  les  solitudes  de  l'Egypte ,  se  fixa  à  Jérusalem 
où  elle  embrassa  la  vie  religieuse.  Ruffin,  qui 
pendant  le  même  temps  avait  visité  les  monas- 
tères d'Egypte,  vint  l'y  rejoindre;  et  bientôt  ils 
établirent  une  double  communauté  religieuse  : 
communauté  de  femmes,  sous  la  direction  de 
Mélanie,  communauté  d'hommes  que  Ruffin  lui- 
même  dirigeait.  Sur  ces  entrefaites,  Jérôme  s'é- 
tablissait aussi  à  Jérusalem  ;  et  cette  circonslance 
vint  d'abord  resserrer  les  liens  d'amitié  qui  déjà 
l'unissaient  à  Ruffin.  En  377,  cette  amitié  durait 
encore;  car  à  cette  époque  Jérôme,  dans  sa 
chronique,  parle  de  Ruffin.  Il  lui  écrit  :  «  Oh! 
si  par  une  grâce  particulière  je  pouvais  aujour- 
d'hui être  transporté  auprès  de  vous,  avec  quelle 
ardeur  je  vous  serrerais  dans  mes  bras!  mais 
comme  je  ne  mérite  pas  une  telle  faveur,  je  vous 
envoie,  à  ma  place,  cette  lettre  comme  une 
chaîne  que  l'amour  même  a  tissue  pour  vous 
attirer  jusqu'ici.  »  Douces  paroles  d'amitié  que 
devaient,  nous  allons  le  voir,  remplacer  sans 
retour  d'amères  invectives  !  Du  reste  ce  qui  peut 
excuser  ces  vivacités  de  Jérôme,  c'est  le  péril 
dont  il  croyait  l'Église  menacée. 

Origène  avait  composé  sous  le  titre  :  Des  prih- 


—  236  — 

ripes,  un  ouvrage  qui  semblait  renfermer  le 
germe  de  l'arianisme  et  contenait  sur  plusieurs 
questions  de  dogme  des  opinions  qui  de  bonne 
heure  avaient  inquiété  quelques  consciences. 
Cependant  depuis  deux  siècles  environ  cet 
ouvrage  jouissait  de  l'assentiment  de  l'Eglise 
grecque,  et  il  n'avait  pas  éveillé  les  défiances  de 
l'Église  latine  qui  probablement  le  connaissait 
peu.  Les  querelles  terribles  et  récentes  de  l'aria- 
nisme lui  inspirèrent  les  premières  inquiétudes 
sur  Origène ,  et  bientôt  les  discussions  devinrent 
très-vives.  Saint  Épiphane  en  attisa  encore  le 
feu.  Épiphane  était  venu  à  Jérusalem,  où  il  avait 
reçu  l'hospitalité  de  Jean ,  évêque  de  cette  ville. 
Dans  son  zèle,  plus  ardent  qu'éclairé,  Épiphane 
voulut  que  Jean  se  prononçât  contre  Origène. 
C'est  à  ce  moment  que  Jérôme  et  Ruffin  se  mê- 
lèrent à  la  discussion. 

Pour  éclaircir  ces  questions  obscures ,  car  la 
plupart  de  ceux  qui  disputaient  sur  Origène  ne 
le  connaissaient  pas,  Ruffin  entreprit  de  tra- 
duire l'ouvrage  qui  donnait  lieu  à  de  telles  con- 
troverses. Dans  sa  préface,  il  s'autorisait  de 
l'approbation  de  Jérôme.  Soit  que  Ruffin  n'eût 
pas  toujours  exactement  rendu  le  sens  d'Ori- 
gène ,  soit  qu'en  effet  Origène  ,  mieux  connu  de 
l'Église  latine,  eût  plus  frappé  son  sévère  esprit 
qu'il  n'avait  fait  l'esprit  souple  de  l'Eglise  grec- 
que ,  toujours  est-il  que  cette  traduction  produi- 


—  237  — 

sit  un  effet  entièrement  contraire  à  celui  qu'on 
en  attendait  :  elle  jeta  l'alarme  dans  l'Eglise. 
Averti  par  la  publique  frayeur,  Jérôme  s'in- 
quiéta; il  fut  surpris  de  cette  approbation  dont 
Ruffin  s'était  couvert,  et  il  fit  connaître  à  ses 
amis  ses  véritables  sentiments.  La  guerre  toute- 
fois n'était  pas  sérieusement  engagée.  Jérôme 
n'avait  point  de  suite  oublié  sa  vieille  amitié;  il 
écrit  à  Ruffin  pour  le  conjurer  de  désavouer  ses 
erreurs,  et  l'engage  surtout  à  ne  les  point  ap- 
puyer de  son  approbation.  Les  avis  de  Jérôme 
étaient  encore  les  conseils  et  les  vœux  de  l'ami- 
tié. Ils  furent  écoutés,  et  l'heureuse  médiation  de 
Mélanie  acheva  de  réconcilier  Ruffin  et  Jérôme  ; 
mais  cette  réconciliation  fut  de  courte  durée. 
Ruffin ,  Jérôme  le  lui  reprocha  du  moins,  aurait 
continué  à  faire  passer  Jérôme  pour  un  partisan 
exclusif  d'Origène  et  à  lui  donner  des  éloges  qui, 
en  paraissant  l'honorer,  n'avaient  d'autre  but 
que  de  le  compromettre  et  de  couvrir  l'erreur 
de  l'autorité  de  son  nom.  La  lutte  alors  recom- 
mença, ardente,  opiniâtre  de  part  et  d'autre;  et 
loin  de  se  modérer  au  souvenir  d'une  ancienne 
amitié,  elle  sembla,  comme  il  arrive  trop  sou- 
vent, s'en  animer  et  s'en  aigrir.  Jérôme  après 
avoir,  dans  différentes  lettres ,  fait  connaître  à 
ses  amis  ses  véritables  sentiments  sur  Origène , 
composa  plusieurs  traités  où  il  repoussait  et  ré- 
futait les  erreurs  d'Origène.  Sa  justification  n'ai- 


—  238  — 

lait  pas  sans  attaques  à  Ruffin.  Ruffin  repondit 
à  Jérôme  par  deux  apologies.  Il  lui  reproche, 
entre  autres  griefs,  d'occuper  quelques-uns  des 
jeunes  solitaires  qu'il  avait  auprès  de  lui ,  à  Jé- 
rusalem ,  à  copier  les  œuvres  de  Virgile ,  au  lieu 
des  saintes  Ecritures  qu'ils  devaient  transcrire. 
Le  reproche  avait  pu  être  fondé  ;  nous  savons 
par  Jérôme  lui-même  quelle  avait  été  sa  faihlesse , 
ses  rechutes  pour  la  littérature  profane;  mais  je 
crois  qu'alors  il  était  rétrospectif. 

Cette  lutte  affligeait  l'Église.  Un  homme .  un 
évêque  s'offrit  comme  médiateur.  11  écrit  à  Jé- 
rôme ;  «  Je  ne  suis  pas  peu  consolé ,  lorsque  je 
pense  au  désir  réciproque  que  nous  avons  de 
nous  voir,  quoiqu'il  demeure  un  désir  et  n'aille 
pas  jusqu'à  l'effet.  Mais  cette  pensée  réveille  en 
même  temps  l'extrême  douleur  où  je  suis  de 
voir,  qu'après  avoir  été  avec  Ruffin  dans  l'état  où 
nous  souhaiterions  être;  après  vous  être  nourris 
ensemble,  durant  tant  d'années,  du  miel  des 
saintes  Écritures,  on  vous  trouve  présentement 
pleins  de  fiel  l'un  contre  l'autre,  et  dans  une  si 
grande  division.  »  Après  quelques  douces  et  dé- 
licates pensées,  cet  ami,  dans  une  admirable 
effusion  de  charité  chrétienne,  ajoute  :  «  Si  je 
pouvais  vous  rencontrer  l'un  et  l'autre,  je  me 
jetterais  à  vos  pieds  dans  le  transport  de  ma 
douleur  et  de  mes  craintes  ;  je  les  baignerais  de 
mes  larmes ,  et  avec  tout  ce  que  j'ai  de  tendresse 


—  239  — 

et  de  charité  pour  vous ,  je  vous  conjurerais  et 
par  ce  que  chacun  de  vous  se  doit  à  lui-même , 
et  par  ce  que  vous  vous  devez  l'un  à  l'autre,  et 
par  ce  que  vous  devez  à  tous  les  fidèles,  je  vous 
conjurerais   de   ne    pas    répandre   l'un    contre 
l'autre  des  écrits  que  nul  de  vous  ne  pourra  plus 
supprimer,  et  qui  par  cela  seul  seront  un  obstacle 
éternel  à  votre  réconciliation ,  ou  au  moins  un 
levain  que  vous  n'oseriez  toucher,  quand  vous 
seriez  réunis ,  et  qui ,  à  la  moindre  occasion , 
pourrait  vous  aigrir  et  vous  armer  l'un  contre 
l'autre.  Où  seront  après  cela  les  cœurs  qui  ose- 
ront s'ouvrir  l'un  à  l'autre?  où  sera  l'ami  dans 
le  sein  duquel  on  pourra  répandre  en  sûreté  ses 
plus  secrètes  pensées  ,  sans   crainte  de  l'avoir 
quelque  jour  pour  ennemi,  puisque  Jérôme    et 
Ruffin    n'ont  pu   demeurer   unis?  O  misérable 
condition  de  l'homme  !  6  qu'il  y  a  peu  de  fond 
à  faire  sur  le  cœur  de  ses  plus  intimes  amis  !  » 
Ainsi  s'exprimait  Augustin.  Triste  inconstance, 
en  effet,  des  amitiés  humaines;  mais  spectacle 
plus  triste  encore  que  celui  de  la  haine  quelles 
laissent  au  fond  du  cœur,  quand  elles  viennent 
à  périr  !  Serait-il  vrai  que  cette  inimitié  de  saint 
Jérôme  n'ait  point  cessé  même  à  la  mort  de  Ruf- 
fin; et  serait-ce  à  Ruffin  qu'il  faudrait  appliquer 
ces  paroles  où  Jérôme  se  félicite  de  la  mort  du 
serpent  qui  ne  fera  plus  entendre  ses  impurs 
sifflements  ? 


—  240  — 

Origène  et  son  traducteur  étaient -ils  cou- 
pables des  erreurs  qu'on  leur  imputait  ?  dans 
les  temps  anciens  et  dans  les  temps  modernes, 
ils  ont  tous  deux  trouvé  des  apologistes,  et  la 
question ,  plus  souvent  résolue  affirmativement , 
n'a  jamais  été  entièrement  décidée.  Dans  tous 
les  cas,  si  l'orthodoxie  de  Ruffin  pouvait  être 
mise  en  doute,  sa  piété  ne  saurait  être  contes- 
tée. Esprit  doux,  solitaire  ,  laborieux ,  plus  fait 
pour  l'étude  que  pour  la  lutte ,  il  a  par  sa 
science  rendu  de  grands  services  à  l'Église. 
Nous  le  retrouverons. 


CHAPITRE  XIU. 


SAINT    AUGUSTIN. 


Augustin  naquit  vers  354 ,  sous  l'empire  de 
Constance  ,  à  Tagaste,  ville  de  Nnmidie.  11  com- 
mença dans  cette  ville  ses  études  qu'il  alla  con- 
tinuer a  Madaure,  la  patrie  d'Apulée,  et  qu'il 
acheva  aux  écoles  de  Carthage.  A  Carthage, 
élève  et  bientôt  maître,  Augustin  vit  sa  jeunesse 
emportée  à  ces  plaisirs  dont  il  nous  a  laissé  de 
si  vives  peintures  et  des  regrets  si  éloquents.  Ce- 
pendant saisi  d'inquiétude  et  d'ennui  au  sein 
même  de  celte  ivresse,  et  touché  quoique  non 
vaincu  encore  par  les  prières  et  les  larmes  de  sa 
mère;  fatigué  aussi  de  l'indiscipline  et  de  l'in- 
constance de  ses  élèves  d'Afrique,  il  quitta  Car- 
thage pour  Rome,  espérant  y  trouver  des  dis- 
ciples plus  fidèles  et  moins  de  séductions.  Mais 
Rome  ne  lui  devait  pas  être  un  moindre  écueil 
que  n'avait  été  Carthage.  A  Rome,  en  effet, 
Augustin  retrouvait  et  plus  faciles  et  plus  nom- 
breux les  enchantements  de  Carthage.  Mais  il  y 
fut  aussi  plus  vivement  poursuivi  de  ces  inquié- 
tudes morales  qui  déjà,  dans  la  ville  africaine, 
i  16 


—  242  — 

étaient    venues    troubler   ses   joies    coupables. 
Rome  ne  le  retint  donc  pas  longtemps ,  et  bientôt 
poussé  par  les  secrets  desseins  de  la  Providence 
il  quitta  cette  ville  pour  Milan ,  où  il  ne  cher- 
chait qu'une  chaire  de  rhétorique,  et  où  il  re- 
connut, en  entendant  saint  Ambroise,  la  voix 
qui   depuis   si  longtemps   parlait  à  son   cœur. 
Malgré  cet  avertissement,  il  doutait  encore,  ou 
plutôt  ses  passions  résistaient  à  la  foi  qui  avait 
pénétré  en  lui  :  «  Asservi  par  l'infirmité  de  ma 
chair  à  ces  voluptés  qui  donnent  la  mort,  je 
traînais  après  moi  ma  chaîne ,   craignant  d'en 
être  délivré.  »  Il  a  raconté  et  bien  souvent  d'a- 
près lui  on  a  retracé  la  lutte  violente  qui  s'éleva 
en  lui,  ce  coup  de  la  grâce  qui  abattit  toutes 
ses  résistances  et  fixa  toutes  ses  irrésolutions  : 
«  Dans  le  combat  que  je  livrais  hardiment  à  mon 
cœur,  l'esprit  rempli  du  trouble  qui  se  peignait 
sur  tous  les  traits  de  mon  visage ,  je  me  tournai 
tout  à   coup  vers  Alype ,   et  m'écriai  :  Où   en 
sommes-nous  ?  Qu'est-ce  que  cela  ?  Que  venons- 
nous  d'entendre?  Quoi!  les  ignorants  s'empres- 
sent;  ils  ravissent  le  ciel;   et  nous,  avec  notre 
science,  nous  nous  roulons  dans  la  chair  et  dans 
le  sang.  Je  lui  dis  ces  paroles  et  quelques  autres 
à  peu  près  semblables.  Alype  me  regardait  en 
silence  et  frappé  d'étonnement.  En  effet,  le  son 
de  ma  voix  avait  quelque  chose  d'extraordinaire; 
et  mon  front,  mes  joues,  mes  yeux,  la  couleur 


—  243  — 

de  mon  visage  et  celte  altération  même  de  ma 
voix,  mieux  que  mes  paroles,  disaient  ce  qui  se 
passait  alors  dans  mon  âme. 

«  Il  y  avait  dans  la  maison  que  nous  habitions 
un  petit  jardin.  Le  trouble  de  mon  cœur  m'y 
avait  poussé ,  dans  la  confiance  que  personne  ne 
viendrait  «l'interrompre  au  milieu  de  ce  violent 
combat  que  je  me  livrais  à  moi-même,  et  dont 
vous  connaissiez  ,  ô  mon  Dieu  ,  l'issue  que  j'igno- 
rais. Àlype  me  suivait  pas  à  pas;  moi,  je  ne 
m'étais  pas  cru  seul  avec  moi-même,  tandis  qu'il 
était  là ,  et  lui  pouvait-il  m'abandonner  dans  le 
trouble  où  il  me  voyait.  Nous  nous  assîmes  dans 
l'endroit  le  plus  éloigné  de  la  maison.  Je  frémis- 
sais dans  mon  âme,  et  m'indignais  avec  violence 
contre  ma  lenteur  à  me  jeter  dans  cette  vie  nou- 
velle, où  tout  mon  être  me  criait  qu'il  fallait  en- 
trer. »  Augustin,  en  effet,  résistait  encore;  mais 
son  heure  était  venue,  l'heure  marquée  parle 
ciel.  «  Lorsqu'une  méditation  profonde  eut  tiré 
du  fond  de  moi-même  toute  ma  misère  et  l'eut 
entassée,  pour  ainsi  aire,  devant  mes  yeux,  je 
sentis  s'élever  en  moi  un  violent  orage,  chargé 
d'une  pluie  de  larmes  ;  et  afin  de  la  pouvoir  ré- 
pandre tout  entière  avec  mes  gémissements  et 
mes  sanglots,  je  me  levai  et  m'éloignai  d'Alype. 
J'allai  me  jeter  à  terre  sous  un  figuier.  La ,  don- 
nant un  libre  cours  à  mes  larmes,  je  me  disais 
avec   un   lamentable    accent  :  oh!    combien  de 


—  244  — 

temps,  combien  de  fois  encore,  clirais-je  :  demain, 
demain ,  et  toujours  demain  ;  quand  tout  à  coup 
j'entends  sortir  d'une  maison  une  voix ,  voix 
d'enfant  ou  de  jeune  fille,  qui  chantait  en  re- 
frain et  répétait  ces  mots  :  Prends  et  lis.  Chan- 
geant aussitôt  de  visage ,  je  me  mis  à  chercher, 
avec  la  plus  grande  attention  ,  si,  dans  quelques- 
uns  de  leurs  jeux ,  les  enfants  avaient  accoutumé 
de  chanter  un  refrain  semblable  ;  je  ne  me  souvins 
pas  de  l'avoir  jamais  entendu.  J'arrêtai  mes  larmes 
et  me  levai  ;  je  retournai  précipitamment  au  lieu 
où  Alype  était  assis,  et  où  j'avais  laissé  le  livre 
des  Epitres  de  saint  Paul,  lorsque  j'en  étais 
parti,  et  je  lus  des  yeux  seulement  ce  passage, 
le  premier  sur  lequel  ils  s'arrêtèrent  :  Ne  vivez 
ni  dans  les  excès  du  vin,  ni  dans  ceux  de  la 
bonne  chère,  mais  revêtez-vous  de  Nôtre-Seigneur 
Jésus-Christ.  Je  n'en  voulus  pas  voir  davan- 
tage, et  il  n'en  était  pas  besoin,  car  à  peine 
avais-je  achevé  de  lire  ce  peu  de  mots,  qu'il  se 
répandit  dans  mon  cœur  comme  une  lumière 
qui  lui  rendit  la  vie  ;  à  l'instant  même  se  dissi- 
pèrent les  ténèbres  dont  mes  doutes  le  tenaient 
enveloppé.  » 

Augustin  était  converti.  Il  ne  voulut  pas  toute- 
fois que  son  changement  de  vie  se  fit  avec  éclat  ; 
il  attendit  le  temps  des  vacances,  afin  de  quitter 
son  école  naturellement  et  sans  bruit.  Cette  con- 
version d'Augustin  a  un  caractère  particulier. 


—  245  — 

Comme  lui,  la  plupart  des  apologistes  et  des 
docteurs  chrétiens  sont  sortis  des  ténèbres  de 
l'erreur,  de  la  nuit  des  passions  pour  arriver  à 
la  lumière  et  aux  vertus  de  la  foi  ;  mais  en  eux  , 
ce  changement  paraît  avoir  été  l'effet  d'une  sou- 
daine illumination.  Dans  Augustin  la  grâce  assu- 
rément, et  il  ne  l'oubliera  jamais,  la  grâce  a  été 
manifeste,  mais  à  coté  de  la  grâce,  la  raison 
conserve  sa  place  et  entre  avec  elle  en  partage 
de  la  victoire.  Pour  se  préparer  donc  à  la  vie  et 
à  la  foi  nouvelles  qu'il  était  résolu  d'embrasser, 
Augustin  s'ensevelit  dans  la  retraite.  Avec  quel- 
ques  amis,  frappés  comme  lui  de  la  grâce,  il 
se  retira  dans  une  maison  de  campagne,  voi- 
sine de  Milan ,  à  Cassiciacum.  Cette  retraite  fut 
féconde  :  il  y  composa  plusieurs  ouvrages  qui 
forment,  dans  l'histoire  de  sa  vie,  une  étude 
pleine  d'intérêt.  Spectacle  charmant  et  instructif 
en  effet!  des  amis,  des  jeunes  gens,  réunis  sous 
la  direction  d'un  jeune  homme,  pour  chercher 
dans  une  solitude  de  piété  et  de  science ,  la  vé- 
rité et  la  foi  ;  un  maître  aussi  jeune  que  les 
disciples  et  sans  autre  autorité  que  celle  d'un 
talent  où  s'annonçait  le  génie,  d'un  repentir  qui 
déjà  était  de  la  vertu  ! 

Les  traités  qu'Augustin  composa  dans  cette  re- 
traite et  qui  forment  l'introduction  naturelle  à 
ses  ouvrages  ,  sont  :  les  livres  contre  les  académi- 
ciens ,  les  traités  de  la  vie  heureuse ,  de  l'ordre. 


—  246  — 

Augustin  privé  de  bonne  heure  de  son  père 
ne  se  soutint  aux  écoles  de  Carthage  que  par  la 
générosité  d'un  citoyen  riche  et  éclairé,  Roma- 
nianus  :  il  n'oublia  point  ce  bienfait  ;  c'est  à  Ro- 
manianus  que,  dans  sa  juste  reconnaissance,  il  a 
dédié  le  traité  contre  les  académiciens \  Cette 
dédicace  a  un  caractère  particulier  :  elle  est  un 
conseil  de  chrétien ,  en  même  temps  qu'un  hom- 
mage. Arrivé  au  port,  Augustin  exhorte  Roma- 
nianus  à  s'y  réfugier  ;  lui  en  montre  la  route  et 
lui  signale  les  écueils  qui  l'en  pourraient  écarter. 
Ce  traité  est  un  dialogue;  les  trois  interlocuteurs 
sont  trois  des  disciples  d'Augustin  ;  en  voici  le 
sujet  :  suffit-il  pour  être  heureux  de  chercher  la 
vérité?  les  académiciens  le  pensaient.  La  reli- 
gion veut  davantage.  Pour  arriver  au  bonheur, 
il  faut  non-seulement  chercher  la  vérité,  mais 
la  connaître  parfaitement  :  telle  est  la  double 
question  qui  s'agite  dans  les  trois  livres  contre 
les  académiciens.  Licentius  soutient  la  doctrine 
des  académiciens;  Trigetius  l'opinion  contraire, 
l'opinion  chrétienne  qui  ne  sépare  pas,  pour  ar- 
river au  bonheur,  la  connaissance  de  la  vérité 
de  ses  recherches,  tous  deux  s'accordant  d'ail- 
leurs sur  ce  point  :  que  la  sagesse  seule  fait  le 
bonheur.  Mais  cette  sagesse,  en  quoi  consiste- 
t-elîc?  Ce  n'est  point  assurément  cette  sagesse 
païenne  toujours  bornée,  toujours  incertaine; 
mais  bien  cette  ^philosophie  qu'Augustin  venait 


—  247  — 

d'embrasser,  philosophie  qui  a  donné  à  son  âme 
le  calme  que  si  longtemps  elle  avait  inutilement 
cherché ,  à  son  esprit  l'aliment  qui  le  fortifie  et 
l'épure»  Ces  entretiens  où  Augustin  se  met  sou- 
vent en  scène  ;  où  à  des  réflexions  personnelles 
et  touchantes  on  sent  l'état  de  son  âme,  sont 
pleins  de  charme  et  d'intérêt.  Les  trois  disciples 
exposent  ensuite  les  divers  systèmes  qui  par- 
tagent les  écoles  des  académiciens  sur  la  nature 
du  bonheur,  de  la  sagesse,  de  la  vérité.  Augus- 
tin prend  à  son  tour  la  parole  pour  combattre 
avec  une  ironie  ingénieuse  et  vive  les  consé- 
quences ridicules  ou  funestes  du  probabilisme 
académique  ;  il  termine  par  cette  pensée  que  s'il 
n'y  a  de  bonheur  pour  l'homme  que  dans  la  re- 
cherche et  la  connaissance  de  la  vérité ,  il  n'v  a 

7  « 

de  vérité  que  dans  la  religion. 

Le  traité  contre  les  académiciens  n'avait  point 
été  composé  sans  interruption.  Entre  le  premier 
livre  et  les  deux  derniers,  il  y  eut  un  repos,  ou 
pour  mieux  dire  un  travail;  ce  fut  le  traité  de 
la  vie  heureuse.  Ce  traité  est  adressé  à  Théodorus 
Mallus ,  célèbre  patricien.  Dans  une  introduction 
brillante ,  qui  est  une  espèce  de  dédicace ,  Au- 
gustin donne  à  Mallus  les  conseils  qu'il  avait  don- 
nés à  Romanianus  sur  la  fragilité  des  richesses 
et  des  grandeurs,  sur  le  bonheur  d'une  vie  con- 
sacrée à  la  recherche  de  la  vérité. 

Ce  traité  rentre  dans  l'ouvrage  contre  les  aca- 


—  248  — 

démmens.  Il  est  un  développement  de  cette 
pensée  exprimée  à  la  fin  du  premier  livre  de  ce 
dialogue,  savoir  :  qu'il  n'y  a  point  de  bonheur 
sans  la  vertu.  Augustin  partant  de  ce  principe 
que  l'homme  étant  composé  d'un  corps  et  d'une 
âme ,  il  faut  à  l'un  et  à  l'autre  des  aliments  con- 
formes à  leur  nature,  montre  que  la  seule  nour- 
riture de  l'esprit ,  c'est  la  vérité;  la  nourriture  de 
lame,  c'est  Dieu ,  sans  la  connaissance  duquel  il 
n'y  a  point  de  bonheur  parfait.  L'âme,  quand 
elle  ne  possède  pas  Dieu ,  est  vide  ;  elle  est  pleine , 
si  elle  s'en  rassasie  :  Dieu,  sagesse,  bonheur, 
seule  et  même  chose  sous  des  noms  différents. 
Point  de  bonheur  donc ,  point  de  sagesse ,  où 
Dieu  n'est  pas;  car  Dieu,  seul  objet  de  notre  fé- 
licité ,  peut  seul  donner  à  notre  nature  cette  per- 
fection qui  conduit  au  bonheur. 

Dans  le  traité  de  la  vie  heureuse ,  les  interlo- 
cuteurs sont  les  mêmes  que  dans  le  traité  contre 
les  académiciens,  à  l'exception  d'Alype,  qui  y 
est  remplacé  par  la  mère  d'Augustin.  Cette  in- 
tervention de  la  femme  dans  des  discussions 
philosophiques  est  un  fait  nouveau  ,  un  témoi- 
gnage manifeste  du  soin  que  le  christianisme 
prenait  de  l'éducation  de  la  femme ,  de  la  dignité 
qu'il  lui  donnait.  Du  reste  la  mère  d'Augustin 
méritait  celte  place  par  sa  tendresse  et  par  l'élé- 
vation de  son  âme.  C'est  elle  dont  les  larmes 
avaient  préparé  et  obtiendront   la   conversion 


—  249  — 

d'Augustin.  Le  petil  jardin  d'Ostie  achèvera  ce 
qu'a  commence  la  maison  d'Alype. 

Le  troisième  des  traités  philosophiques  d'Au- 
gustin ,  de  ces  traités  qui  sont  la  préparation  à 
sa  vie  de  prêtre,  sont  les  deux  livres  de  l'ordre. 
Sans  se  rattacher  directement  à  la  vie  heureuse , 
ce  traité  s'y  rapporte  cependant.  Qu'est-ce  que 
l'ordre?  Voilà  la  question  que  se  fait,  et   que 
cherche  à  résoudre  Augustin  dans  les  deux  livres 
qu'il  y  consacre.  Pour  lui ,  Tordre ,  c'est  être  avec 
Dieu ,  et  dans  l'ordre  de  Dieu  ;  c'est  le  compren- 
dre, c'est  être  gouverné  par  lui.  Mais  si  Dieu  est 
l'ordre  même ,  comment  le  désordre  physique 
et  moral  se  peut-il  admettre?  par  les  vues  se- 
crètes de  la  Providence.  Mais  quoi!  ce  désordre 
existe-t-il  réellement  ici-bas.  Prenez-y  garde,  ce 
qui  vous  semble  un  désordre,  est  une  nécessité, 
une  harmonie.  Otez  une  seule  pièce  de  cet  en- 
semble, et  l'accord  est  rompu.   Pour  soutenir 
cette  thèse ,  Augustin  ne  recule  point  devant  des 
conséquences  qui   nous  sembleraient  peut-être 
extrêmes  :  il  va,  entre  autres  propositions,  jus- 
qu'à soutenir  la  nécessité  du  bourreau  et  de  la 
guerre.  On  reconnaît  là  le  germe  des  deux  idées 
principales   développées  dans   un  ouvrage  cé- 
lèbre, les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg.   Telles 
étaient  les  recherches  philosophiques  et  pieuses 
qu'Augustin  faisait  avec  ses  amis  et  ses  disciples  ; 
il  avait  avec  lui-même  d'autres  et  plus  intimes 


—  250  — 

entretiens,  de  plus  profondes  méditations;  ces 
méditations ,  il  les  a  appelées  Soliloques  :  Çuo- 
niain  ,  dit-il ,  cum  solis  nobis  loquimur,  Soliloquia 
vocari  et  inscribi  volo  ;  et  il  ajoute  :  «  La  vé- 
rité ne  saurait  mieux  s'obtenir  que  par  des  inter- 
rogations et  des  réponses;  mais  dans  la  discus- 
sion F  amour-propre  souffre  à  se  voir  confondu; 
l'âme  y  est  blessée,  qu'elle  avoue  ou  non  ses 
blessures;  en  m'interrogeai! t  moi-même,  sous 
le  regard  et  avec  l'aide  de  Dieu,  il  n'y  a  plus 
cet  inconvénient.  » 

Ce  Dieu  qu'il  cherche,  il  le  cherche  d'abord 
par  la  prière  ;  puis ,  par  cette  marche  qui  est  son 
habitude  et  son  caractère,  à  la  prière  il  unit  l'in- 
telligence ,  et  c'est  à  la  raison  qu'il  demande  de 
lui  révéler  cette  science  de  Dieu  à  laquelle  il  as- 
pire. Alors  commence  entre  la  raison  et  Augus- 
tin un  dialogue  vif  et  serré ,  où  la  raison  fait 
subir  à  Augustin  un  examen  sévère ,  s'assurant 
si  par  le  soin  qu'il  a  pris  de  renoncer  à  toutes 
ses  faiblesses ,  de  purifier  son  âme ,  il  s'est  pré- 
paré à  cette  connaissance  de  Dieu  qu'il  désire , 
et  à  laquelle  on  ne  peut  arriver  que  par  le  re- 
noncement au  monde  sensible.  De  la  recherche 
de  Dieu ,  qui  fait  le  sujet  du  premier  livre  des  So- 
liloques ,  Augustin  passe  dans  le  second  livre  à 
l'âme,  dont  il  prouve  l'essence  immortelle  par 
le  besoin  de  vérité  qui  la  tourmente.  Les  rai- 
sonnements d'Augustin,  rigoureux  et  solides  le 


—  251   — 

plus  souvent,  sont  quelquefois  aussi  subtils  et 
raffinés  ;  quelques  réminiscences  platoniciennes 
s'y  mêlent  à  des  souvenirs  d'érudition  profane  ; 
mais  une  vive  piété .  les  aspirations  ardentes  de 
la  prière,  le  regret  attendri  des  fautes  passées 
couvrent  ces  souvenirs ,  et  l'impression  qui  reste 
de  ces  entretiens  si  sublimes  dans  leur  simplicité 
est  une  impression  de  calme  et  d'élévation  morale. 

Mais  bientôt  Augustin  sortit  en  quelque  sorte 
de  ces  méditations  philosophiques  pour  entrer 
dans  ces  controverses  dogmatiques  où  devaient 
triompher  sa  sagesse  et  sa  foi.  C'est  alors  qu'il 
composa,  dans  un  court  séjour  qu'il  fit  à  Rome, 
ses  traités  :  sur  les  mœurs  des  manichéens  ;  sur 
les  mœurs  de  l'Eglise  catholique ,  et  sur  le  libre 
arbitre, 

Le  manichéisme  avait  été  le  premier  péril  de 
la  jeunesse  d'Augustin.  «  Lors  de  ma  première 
jeunesse,  dit-il  dans  ses  Confessions ,  une  cer- 
taine timidité  d'enfant  qui  tenait  de  la  supersti- 
tion ,  me  faisait  craindre  d'entrer  dans  l'examen 
de  la  vérité.  Mais  l'âge  m'ayant  enflé  le  cœur,  je 
me  jetai  dans  une  autre  extrémité.  J'entendis 
parler  de  gens  qui  assuraient  que ,  sans  se  servir 
de  la  voix  impérieuse  de  l'autorité,  ils  délivre- 
raient d'erreur  quiconque  viendrait  se  ranger 
sous  leur  discipline,  et  lui  montreraient  la  vérité 
à  découvert.  Plein  alors  de  tout  le  feu  et  de  toute 
la  légèreté  de  la  jeunesse ,  amoureux  de  la  vérité , 


—  252  — 

mais  enflé  de  cette  sorte  d'orgueil  que  l'on 
prend  d'ordinaire  dans  les  écoles  à  entendre  dis- 
puter sur  toutes  les  matières  des  hommes  qui 
passent  pour  être  habiles,  je  me  livrai  à  eux,  et 
leur  restai  attaché  durant  neuf  années  entières.  » 
Echappé  au  péril ,  Augustin  se  devait  de  le  signa- 
ler aux  autres.  C'est  ce  qu'il  fit  dans  son  traité 
sur  les  mœurs  des  manichéens.  Il  y  expose  leurs 
erreurs,  qui  consistaient  surtout  à  rejeter  l'au- 
torité de  l'Ancien  Testament. 

Les  manichéens  avaient  le  faste  de  la  sagesse; 
ils  séduisaient  les  esprits  par  une  affectation  de 
rigorisme  et  de  pureté  qui  imposaient.  Ce  fut 
pour  combattre  cette  prétention ,  qui  était  un 
danger  pour  les  simples ,  qu'Augustin  composa 
le  traité  des  mœurs  de  l  Eglise  catholique.  Aux 
prétentions  de  l'orgueil ,  il  oppose  le  tableau  des 
bienfaits  et  de  la  vertu  austère  de  l'Église  ;  aux 
mœurs  fastueusement  sévères  et  hypocritement 
dissolues  des  manichéens  l'image  de  la  modestie 
et  de  la  pureté  chrétiennes. 

Nous  avons  franchi  les  deux  premiers  âges  de 
la  vie  de  saint  Augustin.  Le  philosophe  de  Cassi- 
ciacum  va  disparaître  pour  ne  plus  laisser  voir 
que  le  cli  ré  lien. 

Après  la  mort  de  sa  mère,  Augustin  avait 
quitté  l'Italie,  et  s'était  embarqué  pour  ïagaste, 
lieu  de  sa  naissance,  nous  le  savons.  Là  il  re- 
prit, plus  grave  encore  et  plus  austère,  la  vie 


—  253  — 

qu'il  avait  commencé  de  suivre  dans  sa  retraite 
aux  environs  de  Milan.  Retiré  avec  quelques 
amis  dans  un  lieu  champêtre,  ils  y  menaient, 
dans  une  parfaite  union,  la  vie  des  premiers 
fidèles:  une  même  table,  une  seule  bourse,  un 
seul  cœur  et  une  seule  âme.  L'étude  et  le  travail 
des  mains  partageaient  leurs  loisirs;  sage  suc- 
cession ,  dont  Augustin  fera  une  obligation  de  la 
vie  monastique.  C'est  dans  cette  seconde  retraite 
que  saint  Augustin  a  écrit  les  six  livres  sur  la 
Musique  ;  le  livre  du  Maître  ;  le  traité  de  la  vraie 
religion;  derniers  souvenirs  du  rhéteur  et  pré- 
ludes à  la  vie  sévère  du  prêtre. 

Le  traité  de  la  vraie  religion  est  dédié  à  Ro- 
manianus  que  déjà  nous  connaissons.  Ce  traité 
s'ouvre  par  une  éloquente  exposition  des  erreurs 
du  polythéisme  et  des  contradictions  de  la  phi- 
losophie païenne,  impuissante  à  faire  adopter, 
encore  plus  à  faire  pratiquer  ses  maximes, 
quand  le  christianisme,  malgré  les  obstacles 
qu'il  a  rencontrés,  remplit  le  monde  de  sa  doc- 
trine et  de  ses  disciples  ;  quand  il  l'éclairé  de  la 
divine  lumière,  le  sanctifie  de  ses  vertus.  Toute- 
fois en  faisant  ressortir  les  erreurs  et  l'impuis- 
sance de  la  philosophie ,  Augustin  ne  lui  est  pas 
ennemi  ;  il  se  rappelle  que  Platon  lui  a  été  comme 
le  degré  intermédiaire  par  o»  il  s'est  élevé  du 
doute  à  la  vérité  :  «  L'Église,  dit-il,  s'attache  à 
bien  faire  pénétrer  dans  l'esprit  des  hommes 


—  254  — 

cette  maxime,  que  la  philosophie  ou  l'amour  et 
la  recherche  de  la  sagesse  ne  sont  point  choses 
différentes.  »  Et  ailleurs  :  «  Dieu,  pour  nous 
élever  vers  lui,  nous  a  donné  deux  moyens  :  ce 
sont  l'autorité  et  la  raison  qui,  loin  de  se  com- 
battre, se  concilient  aisément  lune  avec  l'autre. 
La  première  se  compose  de  tout  ce  qu'il  a  plu  à 
Dieu  d'opérer  de  visible  et  de  sensible  pour 
nous  ramener  à  lui  ;  l'autre  suffit  toute  seule 
pour  nous  élever  par  les  choses  même  corpo- 
relles à  la  connaissance  de  cette  nature  incorpo- 
relle, éternelle,  immuable,  que  nous  appelons 
Dieu  ,  et  nous  rendre  capables  de  nous  en  former 
une  idée  qui  convienne  à  la  pureté  infinie  de 
cette  ineffable  nature.  Ce  Dieu,  cette  nature 
éternelle,  elle  est  empreinte  dans  tout  l'univers; 
dans  le  monde ,  et  surtout  dans  l'homme  ;  dans 
ces  passions  mêmes  qui  en  paraissant  l'éloigner 
de  Dieu ,  c'est-à-dire  de  la  vérité ,  l'y  ramènent 
par  le  dégoût  même  et  le  vide  qu'il  trouve  dans 
tout  ce  qui  n'est  pas  cette  vérité ,  ce  bonheur, 
par  conséquent  ce  Dieu  qu'il  cherche.  Les  pas- 
sions sont  comme  les  voiles  du  navire  qui  doivent 
pousser  plus  rapidement  l'homme  à  la  connais- 
sance de  la  vérité  et  à  la  recherche  du  souverain 
bien.  »  Ce  traité  de  saint  Augustin,  où  une  tou- 
chante émotion  se  joint  à  la  plus  pure  spiritualité, 
offre,  au  milieu  des  preuves  historiques  de  la  re- 
ligion, les  considérations  les  plus  élevées  sur  les 


—  255  — 

arts  et  sur  la  convenance  et  l'unité  qui  en  sont  la 
loi  suprême. 

Cette  douce  solitude  où  il  goûtait  ainsi  les 
charmes  de  l'amitié  et  de  l'étude,  Augustin  n'en 
devait  pas  jouir  longtemps.  Un  jour  il  s'était 
rendu  à  Hippone;  il  y  arriva  au  moment  où  Va- 
lère,  qui  était  évêque  de  cette  ville,  pariait  de 
la  nécessité  où  il  était  d'ordonner  un  prêtre.  A 
l'instant  les  yeux  se  portèrent  sur  Augustin  et  le 
désignèrent.  Vainement  il  voulut  se  dérober  à 
l'empressement  du  peuple  et  de  son  évêque  :  il 
fallut  céder.  Yalère  lui  confia,  par  une  exception 
glorieuse  dans  l'Église  d'Afrique ,  avec  le  sacer- 
doce, le  soin  de  la  prédication.  Une  fois  engagé 
dans  la  prédication ,  Augustin  ne  cessa  d'en  rem- 
plir le  devoir;  prêchant  quelquefois  tous  les 
jours,  et  souvent  deux  fois  par  jour. 

L'Afrique  lui  offrait  de  fréquentes  occasions 
d'exercer  son  éloquence  et  son  zèle.  A  cette 
époque,  elle  présentait,  à  côté  des  monuments 
et  des  arts  de  la  civilisation  romaine ,  les  restes 
vivants  et  nombreux  d'une  barbarie  indigène 
qui  n'avait  jamais  disparu,  et  les  résistances  opi- 
niâtres d'un  paganisme  qui ,  jusqu'au  dernier 
moment,  lutta  contre  le  christianisme  par  des 
attaques  matérielles  non  moins  que  par  les  su- 
perstitions :  c'était  encore  la  terre  des  devins 
aussi  bien  que  des  donatistes.  Le  troupeau  de 
saint  Augustin  se  composait  en  grande  partie  de 


—  256  — 

mariniers ,  de  gens  dont  le  rude  et  grossier  lan- 
gage se  ressentait  plus  du  punique  que  du  latin. 
Augustin  savait  cependant  s'en  faire  entendre; 
son  langage  simple  et  populaire  ne  se  refusait 
pas  un  barbarisme  pour  arriver  jusqu'à  eux  et 
en  être  mieux  compris. 

Les  mariniers,  les  laboureurs  n'étaient  pas 
ses  plus  grands  embarras.  Ilippone  l' écoutait 
avec  respect;  mais  Cartbage  plus  polie  et  plus 
savante,  Cartbage,  qui  avait  vu  sa  jeunesse  vive 
et  peu  chrétienne,  Carthage  s'en  souvenait.  Ce 
n'est  pas  une  des  pages  les  moins  belles  et  les 
moins  touchantes  que  celle  où  saint  Augustin, 
allant  au-devant  de  la  mémoire  un  peu  maligne 
de  quelques-uns  de  ses  auditeurs,  répond,  en  les 
prévenant,  à  leurs  secrètes  pensées;  artifice  in- 
génieux de  l'éloquence,  dira-t-on?  non,  aveu 
simple  et  noble  d'une  âme  chrétienne  qui  se 
sent  assez  élevée  au-dessus  de  ses  fautes  passées 
pour  ne  les  point  renier;  douce  expiation  pour 
lui-même ,  leçon  pour  ses  auditeurs  : 

«  Vous  accusez  mes  anciens  désordres  ;  je  les 
condamne  plus  sévèrement  que  vous-mêmes. 
Ce  que  vous  me  reprochez  aujourd'hui,  j'ai  été 
le  premier  à  m'en  reconnaître  coupable.  Ce  que 
vous  m'imputez,  ce  sont  des  fautes  passées, 
celles  surtout  que  j'ai  commises  dans  cette  ville, 
où  elles  sont  trop  notoires,  je  le  confesse.  Et  plus 
je  me  réjouis  delà  grâce  que  Dieu  m'a  faite,  plus 


—  257  — 

ma  première  vie  me  fait dirai-je  de  la  dou- 
leur? oui,  j'en  aurais  beaucoup,  si  j'y  étais  encore 
engagé.  De  la  joie?  non,  je  ne  le  saurais  dire, 
car  plût  à  Dieu  que  je  n'eusse  jamais  été  ce  que 
j'ai  été!  Mais  quel  que  j'aie  pu  être,  maintenant, 
grâce  au  ciel,  je  ne  le  suis  plus.  Voilà  ce  qu'ils 
savent.   Ce  qu'ils  ne  savent  pas ,   ce  qu'ils  ne 
peuvent  savoir,  c'est  la  vérité  des  reproches  par- 
ticuliers qu'ils  m'adressent.  Je  le  sais  trop  :  j'ai 
encore  des  défauts  dont  on  me  peut  blâmer,  mais 
d'où  leur  viendrait  la  prétention  de  les  con- 
naître? lisent  ils  dans  le  secret  de  mes  pensées? 
sont-ils  témoins  de  mes  combats  intérieurs?  de 
cette  lutte  continuelle  que  j'ai  à  soutenir?  car  je 
me  connais  bien  mieux  qu'ils  ne  me  peuvent  con- 
naître, et  Dieu  surtout,  bien  mieux  que  moi.  » 

Augustin  a  du  reste  rarement  cette  émotion  ;  son 
langage  brille  plus  par  la  force,  la  suite  et  la  so- 
lidité des  preuves  et  du  raisonnement  que  par 
léclat  du  style  ou  les  ornements  du  discours;  il 

cherche  plus  à  convaincre  qu'à  persuader;  il  ne 
se  livre  pas ,  comme  les  orateurs  grecs,  à  ces  dé- 
veloppements qui  séduisent  et  entraînent  l'imagi- 
nation; il  est  sobre  même  dans  ces  idées  géné- 
rales et  toujours  saisissantes  de  la  rapidité  de  la 
vie,  de  la  fragilité  de  nos  espérances;  du  con- 
traste de  notre  petitesse  présente  et  de  notre  gran- 
deur à  venir.  Quelquefois  cependant  il  se  livre  à 
la  peinture  de  profondes  et  touchantes  medita- 
i  17 


—  253  — 

tions  :  «  Que  ferai-je  pour  trouver  mon  Dieu?  je 
considérerai  la  terre  :  la  terre  a  été  créée;  j'y 
vois  une  beauté  admirable,  mais  elle  ne  s'est  pas 
faite  elle-même  ;  c'est  quelqu'un  qui  l'a  faite.  Je 
vois  dans  les  plantes  et  dans  les  animaux  un  nom- 
bre infini  de  merveilles  ;  mais  toutes  ces  plantes 
et  ces  animaux  ont  un  créateur.  Je  me  tourne 
vers  la  vaste  étendue  des  mers  :  elle  m'épou- 
vante ;  je  l'admire,  mais  je  cherche  celui  dont  elle 
est  l'ouvrage.  Je  regarde  le  ciel  et  la  beauté  des 
étoiles.  Je  vois  avec  admiration  l'éclat  du  soleil 
qui  suffit  pour  nous  éclairer  le  jour,  et  la  beauté 
de  la  lune  qui  nous  console  des  ténèbres  de  la 
nuit.  Tous  ces  objets  sont  grands,  ils  sont  admi- 
rables, ils  sont  dignes  de  louanges,  ils  rem- 
plissent d'étonnement,  car  ce  ne  sont  plus  des 
beautés  terrestres,  mais  des  beautés  célestes. 
Néanmoins  ce  n'est  pas  encore  là  que  ma  soif 
s'arrête;  j'admire  ces  beaux  ouvrages,  je  les 
loue;  mais  je  suis  encore  altéré  de  connaître  celui 
qui  les  a  faits.  Je  rentre  ensuite  en  moi-même; 
j'examine  qui  je  suis  moi-même,  moi  qui  re- 
cherche et  qui  approfondis  toutes  ces  choses.  Je 
trouve  que  j'ai  un  corps  et  une  âme,  un  corps 
que  je  dois  conduire,  et  une  âme  qui  le  conduit; 
un  corps  pour  obéir,  une  âme  pour  commander. 
Je  discerne  que  l'âme  est  une  créature  plus  excel- 
lente que  le  corps;  et  je  comprends  que  c'est 
par  l'âme,  et  non  par  le  corps,  que  j'examine 


—  259  — 

toutes  cesciioses.  L'âme  voit  donc  aussi  par  elle- 
même,  puisqu'il  y  a  quelque  chose  que  je  ne  vois 
point  par  les  yeux.  Ce  n'est  donc  point  par  les 
yeux  extérieurs  que  je  dois  chercher  Dieu,  le 
Dieu  qui  a  fait  tout  ce  que  je  vois  de  mes  yeux.  » 
Comme  tous  les  grands  orateurs,  saint  Au- 
gustin croyait  rester  toujours  au-dessous  de 
l'idéal  qu'il  concevait  dans  son  esprit,  et  s'il 
n'avait  pas  pour  lui-même  les  inquiétudes  de  la 
vanité ,  il  avait ,  pour  la  vérité  qu'il  prêchait,  la 
crainte  de  son  insuffisance  :  «  Il  m'est  bien  rare 
d'être  content  de  ce  que  je  dis.  Qnand  je  parle, 
j'aspire  a  une  perfection  dont  j'ai  l'idée  au  de- 
dans de  moi-même,  avant  d'ouvrir  la  bouche; 
et  lorsque  je  vois  mon  esprit  trompé ,  je  m'at- 
triste de  ce  que  ma  langue  est  demeurée  au- 
dessous  de  ma  pensée.  La  plupart  du  temps, 
mon  discours  me  déplaît.  Je  veux  dire  de  bonnes 
choses;  il  me  semble  qu'elles  sont  déjà  présentes 
à  mon  esprit;  je  cherche ,  pour  les  expliquer,  les 
paroles  les  plus  expressives,  et  quand  elles  ne 
viennent  pas,  je  suis  fâché  que  ma  langue  ré- 
ponde mal  à  mon  cœur.  Mon  cœur  voudrait  que 
ma  pensée  devînt  au  même  instant  la  pensée  de 
l'auditeur;  la  mienne,  comme  un  éclair,  répand 
subitement  sa  lueur  dans  mon  esprit;  mais  ma 
parole  est  lente  et  pesante  ;  et  tandis  qu'elle  se 
déploie  successivement,  ma  pensée  s'est  déjà 
cachée  et  repliée  en  elle-même  ;  honteux  de  ne 


—  2G0   — 

mètre  pas  fait  entendre  avec  l'énergie  dont  j'avais 
le  sentiment,  je  me  reproche  de  tromper  l'attente 
de  mes  auditeurs;  je  m'imagine  avoir  perdu  mon 
temps  et  mes  peines;  je  suis  tout  désolé  de  la 
stérilité  de  mes  efforts,  et  mon  découragement 
réagissant  sur  le  discours  lui-même  achève  de 
le  rendre  encore  plus  faible  et  plus  traînant.  » 
Le  caractère  particulier  de  l'éloquence  de  saint 
Augustin  est  une  simplicité,  j'ai  presque  dit  une 
familiarité  noble  et  touchante.  Mais  quoi  qu  il 
fasse  pour  être  toujours  simple,  pour  se  tenir  à  la 
portée  de  ses  plus  humbles  auditeurs,  sa  pensée 
l'entraîne  et  l'élève;  son  expression  se  colore  de 
vives  images;  il  semble  alors  se  teindre  des  bril- 
lantes couleurs  de  l'imagination  grecque.  C'est 
la  différence  entre  ses  Sermons  et  ses  Commen- 
taires sur  les  psaumes.  11  n'a  pas  toutefois  la 
magnifique  abondance  de  Grégoire  et  de  Chry- 
sostome;  mais  il  a  une  secrète  et  pénétrante 
tristesse  que  le  génie  grec  a  rarement  connue. 
Orateur  populaire,  simple,  vif  pourtant  et  sou- 
dain ,  Augustin  fut  aussi  un  critique  supérieur  ; 
et  comme  l'orateur  romain  il  a  laissé  les  pré- 
ceptes de  celte  éloquence  chrétienne,  dont  il 
avait  donné  le  modèle.  Ces  préceptes,  il  les  a  pré- 
sentés dans  le  traité  :  de  la  Doctrine  chrétienne. 
Ce  traité,  à  proprement  parler,  n'est  point  un 
traité  littéraire.  Augustin  s'y  propose  avant  tout 
et  surtout  de  rechercher  quelles  sont  les  ma- 


—  261    — 

tières  de  renseignement  chrétien  ;  c'est-à-dire 
d'exposer  l'Écriture  sainte  et  les  dogmes.  Cette 
recherche  occupe  les  trois  premiers  livres  de  la 
Doctrine  chrétienne.  Après  avoir  fait  connaître 
ce  que  l'on  doit  enseigner,  saint  Augustin  va 
dire,  et  c'est  le  sujet  du  quatrième  livre,  com- 
ment on  le  doit  enseigner. 

Les  trois  devoirs  de  l'orateur,  avait  dit  Cicé 
ron ,  sont  de  prouver,  de  plaire,  d'émouvoir; 
Augustin  adopte  les  deux  derniers  conseils,  et  le 
premier,  prouver,  il  le  change  en  celui  d'in- 
struire :  ce  changement  est  une  révolution  dans 
l'art .  Que  se  proposait,  qu'ambitionnait  avant  tout 
l'éloquence  ancienne ,  judiciaire  ou  politique?  le 
combat,  la  victoire;  la  victoire,  en  excitant  les 
passions,  plus  jalouse  qu'elle  était  du  succès  que 
de  la  vérité  :  telle  n'est  point  l'éloquence  nou- 
velle :  éclairer  les  esprits ,  gagner  les  âmes ,  do- 
cere,  voilà  son  ambition;  et  si  au  lieu  d'applau- 
dissements, elle  provoque  les  larmes,  elle  a 
remporté  le  seul  triomphe  qui  lui  soit  permis, 
le  seul  qu'elle  désire;  non plausus  sed  lacrymœ. 
Ce  sont  les  paroles  qu'Augustin  adressait  au 
peuple  de  Césarée,  en  Mauritanie,  qui  applau- 
dissait à  son  éloquence  ;  et  c'est  ainsi  qu'il  obte- 
nait d'un  peuple  entier  de  renoncer  à  une  cou- 
tume barbare  qui  lui  était  un^spectacle  plein  de 
charme.  Dans  une  autre  circonstance,  Augustin 
rapporte  qu'il  mêla  ses  larmes  aux  larmes  de  ses 


—  262  — 

auditeurs  :  «  Pendant  que  je  parlais ,  leurs  larmes 
prévinrent  les  miennes;  j'avoue  que  je  ne  pus 
point  alors  me  retenir.  Après  que  nous  eûmes 
pleuré  ensemble ,  je  commençai  à  espérer  forte- 
ment leur  correction  :  »  telle  est  la  vraie  rhéto- 
rique de  l'orateur  chrétien  ;  il  ne  faudrait  donc 
pas  s'y  méprendre,  et,  parce  que  dans  ce  qua- 
trième livre,  saint  Augustin  a  retracé  quelques 
règles  qui  se  trouvent  dans  Cicéron,  croire  qu'il 
veut  complètement  remettre  en  honneur  la  rhé- 
torique. Non  :  elle  lui  paraît  toujours  non  pas 
suspecte,  mais  peu  nécessaire;  ce  qu'il  consent 
à  en  accepter,  c'est  ce  qui  ne  lui  appartient  pas , 
les  secrets  ressorts  qui  vont  trouver  et  remuer 
le  cœur  humain  ;  quant  à  ses  artifices ,  à  ses  pré- 
cautions, il  les  dédaigne.  Y  a-t-il,  en  effet,  pour 
le  prédicateur  chrétien  d'autre  source  et  d'autre 
motif  de  péroraison  et  d'exorde,  que  l'état  même 
où  il  prend,  où  il  laisse  les  âmes?  Il  n'a  point  de 
juges  à  prévenir  en  sa  faveur,  à  se  concilier;  son 
juge  est  son  client,  qu'il  a  seul  souci  de  gagner, 
gagner  en  l'instruisant,  docere.  La  doctrine  de 
saint  Augustin  se  résume  en  ces  paroles  :  la  pré- 
dication a  trois  fins  :  que  la  vérité  soit  connue  , 
qu'elle  soit  écoutée  avec  plaisir,  qu'elle  nous 
touche;  ut  veritas  pateat ,  ut  veri tas  placent,  ut 
veritas  moveat.  Ces  règles  sont  nouvelles  comme 
l'éloquence  même  qu'elles  enseignent.  Il  ne  faut 
donc  point  s'étonner  si  saint  Augustin  ne  recon- 


—  263  — 

naît  pas  la  distinction  ancienne  des  trois  genres 
d'éloquence  :  éloquence  déliberative  ou  politi- 
que, éloquence  judiciaire,  éloquence  démonstra- 
tive ou  académique.  Qu'il  ne  s'occupe  ni  de  la 
première,  ni  même  de  la  seconde,  on  le  con- 
çoit ;  quant  à  la  troisième ,  qui  jusqu'à  un  cer- 
tain point  se  rattache  à  l'oraison  funèbre,  l'on 
pourrait  être  surpris  de  voir  Augustin  la  rejeter, 
si  l'on  ne  se  rappelait  que  son   but   principal 
est  de  dire  comment  on  doit  lire  et  enseigner 
l'Ecriture  sainte,    et  ce  qui  est  la  matière  de 
la  foi,    les   dogmes.    Cet   oubli   est   donc  par- 
faitement logique,    car   l'éloquence  chrétienne 
n'est  rien  de  tout  cela;  aussi  saint  Augustin, 
qui  un  moment  avait   paru   avec  Cicéron  ad- 
mettre les  trois  genres  de  style  adoptés  par  les 
rhéteurs,  le  style  simple,  le  style  tempéré,  le 
style  sublime,    efface-t-il    bientôt  et   détruit-il 
cette  distinction ,   en  marquant  les  deux  carac- 
tères si  opposés  des  sujets  sur  lesquels  roulent 
l'éloquence  profane  et  l'éloquence  chrétienne  : 
a  Au  barreau,  la  cause  est  petite,  quand  il  s'agit 
d'intérêts  pécuniaires;   grande,   quand  il  y  va 
du  salut  et  de  la  vie  des  hommes;  mais  aucun 
de  ces  intérêts  n'est-il  engagé  ?  n'a-t-on  d'autre 
but  que  de  charmer  l'auditeur?  c'est  en  quelque 
sorte    un  juste  milieu   d'éloquence,   une    élo- 
quence moyenne  :  on  l'appelle  éloquence  tem- 
pérée. Mais  dans  les  questions  religieuses ,  sur- 


—  20 


,4 


tout  quand  du  haut  de  la  chaire  nous  parlons 
au  peuple,  nous  devons  tout  rapporter  au  salut 
des  hommes,  salut  non  point  temporel,  mais 
éternel  :  toujours  notre  éloquence  roule  sur  un 
grand  sujet.  »  La  différence  des  styles  répondant 
nécessairement  à  la  différence  des  genres,  on  voit 
que  saint  Augustin ,  en  ne  reconnaissant  point  les 
genres,  supprime  par  le  fait  cette  distinction  des 
styles  qu'un  moment  il  avait  semblé  admettre. 
Augustin  n'adopte  donc  pas  les  règles  de  l'an- 
cienne rhétorique;  à  la  division  des  trois  genres 
d'éloquence,  éloquence  délibérative ,  judiciaire 
et  démonstrative,  il  substitue  un  seul  genre  qu'il 
nomme  élevé,  à  raison  de  la    grandeur  et   de 
l'importance  de  la  matière  sur  laquelle  il  roule; 
il  ne  reconnaît  pas  non  plus  différents  styles , 
style  simple,   tempéré,  sublime,  ajoutant  cette 
réflexion  pleine  de  goût  et  qui  confond  d'ailleurs 
justement  l'ancienne  et  fausse   distinction   des 
trois  genres  de  style  :  «  On  ne  manque  point 
aux  règles  de  l'art  en  variant  ainsi  le  discours 
par  les  différents  genres  de  style.  Au  contraire, 
un  langage  toujours  soutenu  sur  le  même  ton  a 
bien  moins  de  charmes  pour  celui  qui  l'écoute. 
Au  surplus  on  s'accommode  du  seul  genre  tem- 
péré bien  mieux  que  du  seul  sublime.  Les  émo- 
tions qu'il  a  fallu  exciter  dans  l'âme  de  l'auditeur 
pour  le  monter  à  ce  ton,  s'y  affaiblissent  d'autant 
plus  vivement  qu'elles  ont  été  plus  violentes  :  le 


—  265  — 

secret  d'intéresser  l'auditeur  est  donc  de  les  sa- 
voir mélanger.  »    Mais    ce    qu'il    recommande 
avant  tout,  c'est  l'improvisation,  c'est-à-dire  le 
soin  des  choses  et  l'indifférence  pour  les  mots , 
le  don  de  surprendre,  de  persuader,  de  fléchir 
le  cœur,  d'en  saisir,  d'en  diriger  les  divers  mou- 
vements et  de  l'amener  par  des  routes  que  l'art 
n'a  pu  tracer  d'avance  à  l'émotion  ,  aux  larmes , 
à  ce   repentir  enfin   qui   prépare   et  assure  le 
triomphe  de  la  parole  chrétienne  :  il  faut,  en 
effet ,  que  selon  les  dispositions  de  son  auditoire , 
l'orateur  chrétien  puisse  changer  non-seulement 
le  plan ,  mais  le  ton  de  son  discours.  C'est  ainsi 
que  souvent  Augustin  changeait  un  discours  qu'il 
avait  préparé ,  quand  il  ne  lui  paraissait  plus  con- 
venable à  la  disposition  des  esprits.  «  Tout  dis- 
cours, ajoute-l-il ,  qui  laisse  l'auditeur  tranquille, 
qni  ne  le  remue  et  ne  l'agite  point ,  et  qui  ne  va 
pas  jusqu'à  le  troubler,  l'abattre,  le  renverser  et 
vaincre ,  quelque  beau  qu'il  paraisse ,  n'est  point 
un  discours  véritablement  éloquent.  »   «  11  me 
semble  qu'un  prédicateur  devrait  faire  choix, 
dans  chaque  discours,  d'une  vérité  unique,  mais 
capitale,  terrible  ou  instructive  ;  la  manier  à  fond 
et  l'épuiser;  se  livrer,  après  une  certaine  prépara- 
tion, à  son  génie  et  aux  mouvements  qu'un  grand 
sujet  peut  inspirer  ;  jeter,  par  un  bel  enthousiasme, 
la  persuasion  dans  les  esprits  et  l'alarme  dans  le 
cœur,  et  toucher  les  auditeurs  d'une  toute  autre 


—  266  — 

crainte  que  celle  de  le  voir  demeurer  court.  » 
Ces  lignes  de  La  Bruyère  résument,  en  les  con- 
firmant, les  règles  de  Saint-Augustin  sur  l'im- 
provisation. C'est  donc  pour  l'orateur  chrétien 
un  rigoureux  devoir,  non-seulement  d'instruire, 
en  éclairant  l'esprit,  et  de  plaire  pour  attacher 
le  cœur  comme  l'esprit ,  mais  de  toucher  vive- 
ment les  âmes,  pour  être  sûr  de  la  victoire. 
Ainsi  saint  Augustin  réhabilite  et  consacre  l'é- 
loquence et  la  rhétorique;  mais  comme  ser- 
vantes et  non  comme  rivales,  moins  encore 
comme  ennemies  de  la  vérité  :  «  la  sagesse 
marche  comme  la  maîtresse,  l'éloquence  s'a- 
vance après  comme  la  suivante.  »  Toutefois 
c'était  beaucoup  que  de  l'admettre,  même  au 
second  rang  :  longtemps  elle  avait  été  entière- 
ment exclue  du  sanctuaire  chrétien. 

En  somme ,  les  obligations  qu'Augustin  aurait 
à  l'orateur  romain  sont  petites  ;  ce  qu'il  lui  em- 
prunte, ce  sont  quelques  préceptes  communs 
que  l'usage  seul  enseigne.  Mais  pour  quelques 
rapports,  que  de  différences!  Augustin  ne  dit 
rien  de  l'exorde,  rien  de  la  péroraison;  de  l'in- 
vention et  de  la  disposition,  pas  davantage  ;  il 
n'adopte  aucun  des  trois  genres  d'éloquence,  et, 
nous  venons  de  le  voir,  la  distinction  des  styles, 
un  instant  admise,  par  le  fait  disparaît.  S'il  fal- 
lait chercher  quelque  part  la  source  où  a  pu 
puiser  saint  Augustin ,  nous  la  trouverions  peut- 


—  267  — 

être  au  delà  de  Cicéron ,  dans  certain  dialogue  où 
Platon  a  traité  de  l'éloquence,  comme  il  faisait 
toute  chose ,  en  la  ramenant  à  ce  type  éternel 
du  bon  et  du  beau  qui  domine  toutes  les  rè- 
gles et  toutes  les  inventions  de  la  rhétorique. 
Mais  il  est  plus  juste  de  dire  que  saint  Augustin 
ne  doit  rien  qu'à  lui-même  :  cette  théorie  non 
velle  de  l'éloquence,  si  grande  et  si  féconde  ,  est 
sortie  de  son  àme  et  de  sa  foi;  à  la  hauteur  où  il 
s'est  élevé,  tous  les  artifices  des  rhéteurs,  toutes 
les  stériles  et  vaines  distinctions  de  style  ou  de 
genre  se  sont  évanouis.  L'instruction  rempla- 
çant la  controverse;  l'improvisation  et  ses  sou- 
daines illuminations,  les  lentes  précautions  de 
l'exorde  et  de  la  disposition;  le  salut  des  âmes, 
les  intérêts  de  la  terre  ;  les  larmes,  les  applaudis- 
sements ,  tels  sont  les  conseils  que  saint  Augustin 
donne,  ou  plutôt  les  devoirs  qu'il  impose  à  l'ora- 
teur :  voilà  ce  qui  fait  l'originalité  et  la  profon- 
deur de  son  traité  de  la  Doctrine  chrétienne. 

Pour  avoir  toute  la  théorie  oratoire  de  saint 
Augustin,  il  faut  joindre  au  traité  de  la  Doctrine 
chrétienne ,  le  traité  :  Sur  la  manière  d'instruire 
les  catéchumènes.  Augustin  s'y  propose  de  don- 
ner à  un  diacre  qui  le  consulte ,  des  conseils  sur 
la  manière  d'enseigner  les  premiers  éléments  de 
la  religion  à  ceux  qui  désirent  les  connaître.  Mais 
ce  but  proposé  ,  il  a  pour  les  délicats  tous  les  mé- 
nagements possibles.  Ce  qui  révoltait  les  savants, 


—  2G8  — 

les  philosophes,  les  orateurs ,  c'était  la  simplicité 
de  la  science  évangélique.  Saint  Augustin  dit  :  «  Si 
ce  sont  des  grammairiens  ou  des  orateurs  que  vous 
avez  à  instruire ,  il  faut  particulièrement  leur  ap- 
prendre de  quelle  manière  il  faut  écouter  la  pa- 
role de  Dieu  dans  l'Écriture  sainte ,  de  peur  que 
nos  livres  sacrés ,  tout  solides  qu'ils  sont ,  ne  les 
dégoûtent  sous  le  prétexte  que  le  style  n'est  ni 
enflé,  ni  pompeux,  et  qu'ils  ne  s'imaginent  qu'il 
faut  prendre  à  la  lettre  tout  ce  que  l'on  y  ren- 
contre, sans  se  mettre  en  peine  d'en  chercher 
la  véritable  intelligence,  au  travers  des  voiles 
grossiers  dont  elle  est  enveloppée.  Il  faut  même 
leur  faire  remarquer  combien  est  utile  cette  ma- 
nière de  proposer  les  mystères,  qui  ne  sont 
appelés  mystères  que  parce  qu'ils  sont  cachés. 
Ils  ont  encore  grand  besoin  qu'on  leur  fasse 
comprendre  que  les  paroles  ne  sont,  en  compa- 
raison du  sens,  que  ce  que  le  corps  est  en  com- 
paraison de  l'âme;  qu'ils  doivent  mieux  aimer 
des  discours  pleins  de  vérité,  que  d'en  entendre 
qui  n'aient  que  l'agrément  de  l'éloquence.  »  S'il 
est  plein  de  ménagements  pour  les  habiles,  saint 
Augustin  est  plus  indulgent  encore  et  plus  tendre 
aux  ignorants  :  «  ,1'avoue,  dit-il,  qu'il  n'y  a  rien 
de  plus  ennuyeux  et  de  plus  rebutant  pour  un 
homme  dont  l'esprit  est  vif,  que  d'enseigner 
ainsi  les  premiers  éléments  de  la  religion  à  des 
enfants   qui  manquent   assez  souvent   d'ouver- 


—  269  — 

ture  et  d'attention.  Mais  est-ce  cliose  bien 
agréable  pour  un  père  que  de  balbutier  des 
demi-mots  avec  son  fils  pour  lui  apprendre  à 
parler?  cependant  il  en  fait  sa  joie.  »  C'est  la 
première  fois  que  la  rhétorique  donnait  un  tel 
précepte  et  que  le  génie  l'appliquait;  la  pre- 
mière fois  aussi  quelle  formulait  celte  définition 
de  l'éloquence  :  «  La  persuasion ,  la  conversion 
des  mœurs,  tel  est  l'unique  but  que  se  propose 
l'éloquence  chrétienne.  »  Aussi  l'orateur  ne  doit- 
il  point  songer  à  lui-même  ;  «  et  juger  l'effet  de 
son  discours  non  point  par  les  applaudisse- 
ments et  les  acclamations  de  l'auditoire ,  mais 
par  les  larmes,  les  gémissements  et  le  change- 
ment de  vie.  »  C'est  le  conseil  que  donnait  aussi 
saint  Jérôme  à  INépotien  :  «  Quand  vous  prêchez, 
que  ce  soit  dans  la  vue  d'exciter  non  des  ap- 
plaudissements populaires  mais  de  secrets  gé- 
missements; que  les  larmes  de  votre  auditoire 
fassent  l'éloge  de  vos  discours.  Laissez  aux  igno- 
rants leur  flux  de  paroles ,  leur  facilité  à  s'expri- 
mer, qui  n'en  impose  qu'aux  sots.  » 

C'était  pour  Augustin  un  plaisir  en  même 
temps  qu'un  devoir  d'instruire  le  peuple  qui  lui 
était  confié  ;  mais  son  zèle  et  son  génie  furent 
mis  à  de  plus  rudes  épreuves;  l'hérésie,  sous 
des  formes  diverses,  avait  envahi  l'Afrique;  ce 
fut  donc  contre  l'hérésie  que  se  tournèrent  sa 
science  et  son  ardeur.   Nous  venons  de  voir  en 


—  270  — 

lui  l'orateur,  il  faut  maintenant  considérer  le 
théologien. 

Il  y  avait  alors  trois  grandes  hérésies,  mani- 
chéens, donatistes,  pélagiens.  Nous  connaissons 
les  manichéens,  nous  n'y  reviendrons  pas.  C'était 
d'ailleurs  les  moins  redoutables.  Les  donatistes, 
au  contraire ,  étaient  de  dangereux  ennemis  : 
plus  voisins  du  schisme  que  de  l'hérésie ,  ils  en 
étaient  par  cela  même  plus  à  craindre  pour 
l'Eglise  qu'ils  compromettaient  par  une  appa- 
rente conformité  avec  ses  doctrines. 

Le  donatisme  était  ancien  :  il  remonte  au  se- 
cond siècle;  il  se  rattache  a  saint  Cyprien  ou 
plutôt  au  schisme  de  Novat.  Quand  ce  schisme 
s'éteignit,  les  chrétiens,  un  moment  égarés  par 
Novat,  voulurent  rentrer  dans  le  sein  de  l'Église. 
Fallait-il  pour  les  y  admettre  de  nouveau  faire 
reparaître  sur  leur  front  le  signe  qui  en  avait  été 
enlevé,  en  d'autres  termes,  fallait-il  les  re- 
baptiser? Saint  Cyprien  le  pensait;  Rome,  au 
contraire ,  maintint  par  la  bouche  du  pape 
Etienne  que  le  baptême  des  hérétiques  était  va- 
lable. Cette  question  sembla  s'éteindre  et  som- 
meiller jusqu'au  moment  où  prenant  une  autre 
forme  elle  se  réveilla  plus  vive  et  plus  compli- 
quée. Un  évêque  de  Cases-Noires,  en  Numidie, 
Donat,  se  sépara  de  la  communion  de  Mensurius, 
évêque  de  Carthage,  qu'il  accusait  d'avoir  livré 
aux  païens  les  saintes  Écritures  pendant  la  per- 


—  271   — 

sédition  de  Dioclétien.  Son  schisme,  d'abord 
obscur,  éclala  surtout  en  311,  au  moment  où 
Cécilien  fut  élu  à  la  place  de  Mensurius.  On  pré- 
tendit que  l'élection  de  Cécilien  était  irrégulière; 
qu'elle  avait  été  faite  par  des  évêques  traditenrs. 
On  reprochait  aussi  à  Cécilien  d'avoir  empêché 
les  fidèles  de  porter  des  vivres  aux  confessseurs 
détenus  dans  les  prisons  :  ces  accusations  étaient 
calomnieuses;  Cécilien  n'en  fut  pas  moins  dé- 
posé par  les  factieux  réunis  à  Carthage,  au 
nombre  de  soixante  -  dix  ;  Majorin  fut  élu  à  sa 
place.  Osius  prit  la  défense  de  Cécilien.  Les  do- 
natistes  s'en  indignèrent;  du  schisme  ils  se  pré- 
cipitèrent dans  l'hérésie,  et  dans  une  hérésie 
furieuse.  Ils  avaient  trouvé  un  nouveau  chef, 
éloquent ,  de  mœurs  austères ,  et  avec  l'extérieur 
d'un  inspiré  :  ce  fut  le  second  Donat,  élu  par  un 
parti  évêque  de  Carthage,  après  la  mort  de 
Majorin.  C'est  de  lui  que  les  donalistes  ont  pris 
leur  nom.  Ils  allaient  répétant  partout  que 
l'Eglise  avait  péri,  quelle  ne  subsistait  plus  que 
sous  leurs  bannières,  et  faisant  pour  le  schisme  ce 
queCyprien  voulait  faire  contre  lui,  ils  se  mirent 
à  rebaptiser  ceux  que  par  violence  ou  par  sé- 
duction ils  entraînaient  dans  leur  erreur. 

Ce  schisme  se  divisa  bientôt;  il  forma  plusieurs 
sectes,  dont  la  plus  ardente  et  la  plus  célèbre  fut 
celle  des  circoncellions.  Vagabonds,  abandonnés 
à  tous  les  excès  ?  renonçant  à  l'agriculture  et  à 


. —  272  

leurs  foyers,  voués  au  brigandage  et  aux  crimes, 
les   circoncellions    parcouraient  ,    le    fer    et   la 
flamme  à  la  main,  les  cités  et  les  campagnes, 
chantant  louanges  à  Dieu  :  c'était  là  entre  eux  le 
signal  du  meurtre.  Poursuivis  par  les  ordres  de 
l'empereur  Constantin  et  vaincus,  leur  fanatisme 
devint  du  délire  ;  ils  eurent  la  passion  du  mar- 
tyre, et  pour  être  plus  sûrs  de  l'obtenir  ils  s'atta- 
quèrent non-seulement  aux  catholiques,    mais 
aux  païens   qu'ils  troublaient  dans   leurs   plus 
grandes  fêtes  ;  ils  se  jetaient  au-devant  des  traits. 
Le  fanatisme  religieux  ne  suffit  pas,  je  crois,  à 
expliquer  les  résistances  presque  invincibles ,  la 
fureur  désespérée  des  circoncellions.  Il  me  sem- 
ble  entrevoir  dans  cette   faction  religieuse   un 
parti  politique  qui  dans  sa  haine  se  recrute  et 
s'arme  d'une  passion  populaire  ;  qui  invoque  le 
fanatisme  à  l'appui  de  l'indépendance  nationale  : 
c'était  une  révolte  contre  l'autorité  des  empe- 
reurs aussi  bien  que  contre  l'Église;  c'est  par 
là  que  l'on  peut  s'expliquer  la  sévérité  des  peines 
portées  contre  eux  par  les  empereurs. 

Les  donatistes  trouvèrent  dans  saint  Augustin 
un  adversaire  qui  ne  devait  laisser  ni  un  pré- 
texte à  leurs  erreurs,  ni  une  occasion  à  leurs 
violences;  car  il  se  contenta  de  réfuter  les  pre- 
mières, et  contre  les  secondes  il  implora  la  clé- 
mence et  non  l'appui  du  pouvoir  impérial.  S' éle- 
vant au-dessus  des  différences  et  des  subtilités  de 


—  273  — 

la  controverse ,  il  cherche  à  réunir,  à  confondre 
ces  sectaires  dans  l'unité  de  la  charité  chré- 
tienne; il  s'écrie  du  fond  de  ses  entrailles  catho- 
liques :  «  Vous  êtes  nos  frères.  Ils  ont  beau  nous 
dire  :  pourquoi  nous  cherchez-vous?  Pourquoi 
vous  mettez -vous  en  peine  de  nous?  répondons- 
leur  :  vous  êtes  nos  frères.  Qu'ils  nous  disent  ; 
retirez-vous  de  nous  ;  nous  n'avons  rien  de  com- 
mun avec  vous.  Mais  pour  nous,  nous  avons 
bien  des  choses  communes  avec  vous.  Ne  con- 
fessons-nous pas  un  même  Jésus -Christ  avec 
vous?  Ne  tenons-nous  pas  à  un  même  corps 
sous  un  même  chef?  Mais,  disent-ils,  pourquoi, 
si  je  suis  déjà  perdu,  pourquoi  me  cherchez- 
vous?  O  folie!  6  exravaganee!  eh!  pourquoi 
vous  cherché -je,  sinon  parce  que  vous  êtes 
perdu?  vous  insistez  :  si  je  suis  déjà  perdu, 
comment  suis-je  encore  votre  frère  ?  c'est  afin 
qu'on  me  dise  de  vous  :  votre  frère  était  mort, 
il  est  ressuscité  ;  il  était  perdu ,  et  il  est  re- 
trouvé. »  Et  dans  un  autre  passage,  combattant 
la  prétention  des  donatistes  qui  disaient  que  la 
véritable  Église  était  resserrée  dans  un  petit  coin 
de  l'Afrique  ;  «  Notre  père  n'est  pas  mort  sans 
faire  un  testament;  il  Ta  fait,  ouvrons-le  donc 
ce  testament  ;  j'y  lis  Dieu  :  son  pire  lui  a 
donné  toutes  les  nations  pour  héritage,  et  les 
extrémités  du  inonde  pour  toutes  bornes  à  son 
empire.  De  quelque  coté  que  vous  vous  tour- 
i  18 


—  274  — 

niez,  tout  appartient  donc  à  Jésus-Christ.  Mais 
vous  voulez  posséder  une  portion  de  l'héritage  ; 
vous  dérobez  donc  tout  le  reste  à  Jésus-Christ. 
Nous  avons  été  les  trouver  quelquefois  pour  leur 
dire  :  cherchons  la  vérité  ;  trouvons-la  ensemble. 
Us  nous  répondent  :  gardez  ce  que  vous  avez  ; 
vous  avez  vos  brebis,  et  moi  les  miennes;  ne 
vous  mêlez  pas  de  mes  brebis ,  puisque  je  ne  me 
mêle  pas  des  vôtres.  Dieu  soit  loué!  j'ai  mes 
brebis,  il  a  les  siennes;  mais  Jésus-Christ,  qu'est- 
ce  donc  qui  lui  appartient?  qu'est-ce  donc  qu'il 
a  racheté?  ces  brebis  sont-elles  à  vous?  sont-elles 
à  moi?  qu'elles  soient  donc  à  celui  qui  les  a  ra- 
chetées, qui  les  a  payées  de  son  sang,  qui  les  a 
marquées  de  son  sceau.  Pourquoi  donc  ai-je 
mes  brebis  et  vous  les  vôtres?  Si  Jésus-Christ  est 
parmi  vous,  que  mes  brebis  y  aillent,  puis- 
qu'elles ne  sont  pas  à  moi  ;  et  s'il  est  parmi  nous, 
que  vos  brebis  y  viennent ,  puisqu'elles  ne  sont 
pas  à  vous.  »  Les  faits  ne  démentaient  point  ces 
paroles  de  douceur  et  de  fraternité.  Quand  les 
donatistes  rebelles  à  toutes  les  concessions 
comme  à  tous  les  raisonnements  répondent  à 
saint  Augustin  par  le  meurtre  d'un  prêtre , 
Restitut,  Augustin  écrit  au  tribun  Marcellin  pour 
implorer  sa  miséricorde  en  leur  faveur  :  «  Sou- 
venez-vous, lui  dit-il,  que  vous  êtes  un  juge 
chrétien,  et  qu'en  faisant  le  devoir  de  juge, 
vous  devez  aussi  faire  l'office  de  père.  Que  le 


—  275  — 

zèle  qui  vous  anime  à  la  punition  des  crimes,  ne 
vous  fasse  pas  oublier  ce  que  l'humanité  vous 
prescrit.  Gardez  dans  le  supplice  la  même  dou- 
ceur que  vous  avez  gardée  dans  la  question , 
puisqu'il  est  même  plus  important  de  découvrir 
les  crimes  que  de  les  punir.  Travaillons  à  faire 
entrer  les  donatistes  dans  la  voie  du  salut,  et  à 
les  retirer  de  celle  de  la  perdition;  et  pour  cela 
que  chacun  emploie  ce  qui  dépend  de  lui,  l'un 
les  discours  des  prédicateurs  catholiques,  l'autre 
les  lois  des  princes  catholiques.  » 

Les  hérétiques  n'étaient  pas  la  seule  préoc- 
cupation d'Augustin  ;  en  dehors  de  l'Église ,  ou 
dans  l'Église  même  ,  il  y  avait  des  esprits 
curieux  et  indécis ,  païens  de  bonne  foi  ou 
chrétiens  mal  affermis  qui  pour  éclaircir  leurs 
doutes  avaient  recours  à  la  parole  tolérante  et 
profonde  d'Augustin.  Ici,  c'est  un  rhéteur  païen 
qui  rendant  justice  au  génie  d'Augustin  et  à  la 
pureté  de  sa  croyance ,  lui  demande  si ,  laissant 
de  côté  les  fables  du  paganisme  ,  on  ne  peut , 
dans  la  variété  des  cultes,  trouver  l'unité  de 
Dieu  aussi  bien  que  dans  la  religion  nouvelle  ; 
là,  un  disciple  de  Plotin  qui  veut  faire  accepter 
à  Augustin  les  intermédiaires  surnaturels  des 
génies  et  des  sacrifices  expiatoires  du  néo-pla- 
tonisme ;  ailleurs,  un  philosophe  qui  le  prie  de 
lui  expliquer  certains  passages  de  Gicéron  re- 
latifs à  des  questions  de  morale  et  de  métaphy- 


—  2?6  — 

sique.  C'est  enfin  un  païen  qui,  écho  des  vieilles 
accusations  portées  contre  les  chrétiens,  leur 
impute  les  malheurs  de  l'empire.  Augustin  ré- 
pond à  toutes  ces  ouvertures ,  indiscrètes  par- 
fois, avec  une  douce  urbanité  et  une  grande 
tolérance;  mais  quelquefois  aussi  avec  une 
finesse  d'ironie  et  une  certaine  vivacité  qui 
vient  moins  de  limportunité  des  questions  que 
de  leur  frivolité  :  il  pardonne  à  l'erreur  dans 
Maxime;  il  n'excuse  pas  aussi  volontiers  la  légè- 
reté raisonneuse  dans  Dioscore. 

Au  milieu  de  ces  occupations  si  diverses  et  si 
nombreuses,  et  en  même  temps  qu'il  combattait 
par  les  armes  de  la  parole  et  par  une  sévérité 
qui  n'excluait  pas  la  mansuétude  chrétienne ,  et 
les  sectes  qui  troublaient  l'Église  et  les  philoso- 
phes qui  lui  disputaient  le  privilège  de  la  vérité , 
Augustin  élevait  à  la  religion  un  monument  im- 
mortel, et  posait  sur  la  terre  les  fondements  de  la 
cité  céleste.  La  Cité  de  Dieu  est  le  plus  célèbre 
et  le  plus  magnifique  des  ouvrages  de  saint  Au- 
gustin. Il  nous  apprend  lui-même  à  quelle  oc- 
casion il  le  composa  :  «  Rome  ayant  été  prise  et 
saccagée  par  les  Goths,  sous  la  conduite  de  leur 
roi  Alaric ,  les  païens  rejetèrent  ce  malheur  sur 
la  religion  chrétienne  et  en  prirent  occasion  de 
blasphémer  le  vrai  Dieu.  Me  sentant  plein  de 
zèle  de  sa  maison ,  je  résolus  de  les  combattre 
par  cet  ouvrage.  »  La  Cite  de  Dieu  peut  donc  être 


—  277  — 

regardée  d'abord  comme  la  dernière  et  la  plus 
éloquente  de  ces  apologies  que  les  chrétiens  op- 
posaient à  ces  plaintes  qui ,  nous  l'avons  vu , 
ne  cessaient  de  leur  imputer  les  calamités  de 
l'empire.  Mais  ce  caractère  d'apologie  ne  lui  reste 
pas  longtemps  ;  bientôt  Augustin  passe  de  la  dé- 
fense à  l'attaque,  et  ce  qui  n'était  qu'une  apo- 
logie devient  en  réalité  comme  l'acte  d'accusa- 
tion et  la  sentence  suprême  du  monde  romain 
qu'Augustin  confond  dans  ses  dieux ,  dans  sa 
gloire,  dans  sa  philosophie.  Ces  dieux  que  les 
apologistes  chrétiens  avaient  depuis  longtemps 
détrônés,  saint  Augustin  en  montre  à  son  tour 
l'origine  mortelle  et  souvent  scandaleuse.  Divi- 
nités mensongères,  que  les  Romains  cessent  de 
leur  attribuer  des  victoires  qu'ils  n'ont  dues  qu'à 
leur  courage ,  et  une  prospérité  qu'ils  devaient 
aussi  à  leurs  vertus ,  plus  souvent  à  leurs  bri- 
gandages :  vaine  récompense  d'ailleurs  pour  de 
vaines  vertus.  Car  ces  vertus  si  vantées,  la  mort 
de  Lucrèce,  le  suicide  de  Caton,  à  quoi  se  rédui- 
sent-elles dans  leurs  plus  grands  héros?  Lu- 
crèce, pourquoi  s'est-elle  poignardée?  Pure,  elle 
devait  vivre;  souillée,  elle  ne  mérite  pas  d'être 
louée.  Quant  à  Caton  ,  ce  suicide  si  prôné  n'était 
qu'un  désespoir.  Rome  et  les  dieux  ainsi  condam- 
nés ,  Augustin  dans  une  éloquente  apostrophe 
appelle  les  Romains  à  embrasser  le  culte  qui  peut 
seul,  en  les  épurant,  consacrer  leurs  vertus;  à  la 


—  278  — 

place  de  ces  dieux  qui  ne  furent  jamais ,  il  leur 
montre  le  Dieu  véritable,  le  Dieu  qui  élève, 
abaisse  et  renverse  les  royaumes;  qui,  auteur  et 
dispensateur  de  la  félicité,  donne  les  royaumes 
delà  terre,  non  fortuitement  et  au  hasard,  mais 
suivant  Tordre  des  choses  et  des  temps  qu'il 
connaît  et  que  nous  ignorons  ;  le  Dieu  entre  les 
mains  de  qui  les  Romains  n'étaient  que  les  in- 
struments destinés  à  châtier  les  crimes  des  na- 
tions. C'est  dans  ces  passages  que  saint  Augustin 
ébauche  cette  philosophie  chrétienne  de  l'his- 
toire que  Bossuet  doit  achever. 

Tandis  qu'en  dehors  de  Dieu  et  dans  les  té- 
nèbres de  l'idolâtrie,  la  société  ancienne ,  Assy- 
riens, Grecs,  Romains,  marchait  dans  l'erreur, 
la  corruption  et  l'injustice ,  un  peuple  suivait  les 
voies  de  la  justice  et  de  la  vérité  :  peuple  choisi 
de  Dieu  pour  être  ici-bas  le  dépositaire  de  sa  loi, 
l'acheminement  à  l'Église  ou  cité  de  Dieu,  et  jus- 
que-là sa  figure  visible  ;  ce  peuple,  c'est  le  peuple 
hébreu.  Mais  le  peuple  hébreu  lui-même  n'est 
qu'une  image  incomplète,  une  ombre  de  la  cité 
céleste.  Entre  la  cité  de  Dieu  et  la  cité  des 
hommes,  la  véritable  distinction,  c'est  la  chair 
et  l'esprit  :  qui  vit  selon  la  chair,  est  de  la  cité 
terrestre  ;  de  la  cité  céleste,  qui  vit  selon  l'esprit; 
en  d'autres  termes  encore ,  il  y  a  ici-bas  deux 
amours  qui  font  toutes  choses  :  l'un,  l'amour  de 
soi-même  porté  jusqu'au  mépris  de  Dieu,  et  c'est 


—  279  — 

la   vie  terrestre  ;   l'autre-  est  l'amour   de  Dieu 
poussé  jusqu'au  mépris  de  soi-même  ;  c'est  la  cité 
de  Dieu.  Ces  deux  villes  différentes  sont  formées 
par  deux  différents  amours  :  l'amour  de  Dieu 
fait  Jérusalem  ;  l'amour  du  siècle  fait  Babylone. 
Que  chacun  s'interroge,  et  se  demande  où  tend 
son  amour  ;  et  il  connaîtra  de  laquelle  des  deux 
cités  il  est  citoyen  ;  s'il  trouve  qu'il  soit  citoyen 
de  Babylone,  qu'il  arrache  la  cupidité  de  son 
cœur,  et  qu'il  y  plante  la  charité.  S'il  trouve, 
au  contraire ,  qu'il  soit  citoyen  de  Jérusalem , 
qu'il  tolère  sa  captivité,  et  qu'il  espère  sa  liberté. 
«  Il  n'y  a  qu'une  ville  et  une  ville,  un  peuple 
et  un  peuple,  un  roi  et  un  roi.  Que  veut  dire 
ceci ,  une  ville  et  une  ville  ?  une  ville ,  qui  est 
Babylone,  l'autre ,  qui  est  Jérusalem.  Quelques 
autres  noms  mystérieux  qu'on  leur  puisse  donner, 
ce  n'est  néanmoins  qu'une  ville  et  une  ville  ;  une 
ville  qui  a  pour  roi  le  démon  ;  l'autre,  qui  a  pour 
roi  Jésus-Christ.   Tous  ceux  qui  n'ont  de  goût 
que  pour  les  choses  d'ici-bas  ;  tous  ceux  qui  pré- 
fèrent à  Dieu  les  faux  plaisirs  de  la  terre  et  non 
ceux  de  Jésus-Christ,  appartiennent  à  cette  ville 
unique,  qui  est  appelée  mystérieusement  Baby- 
lone, et  qui  a  le  démon  pour  roi.  Tous  ceux,  au 
contraire,  qui  n'ont  plus  de  goût  que  pour  les 
choses  du  ciel,  qui  ont  toujours  l'esprit  appliqué 
aux  biens  éternels,  qui  vivent  en  ce  monde  dans 
une  sainte  inquiétude  et  avec  une  crainte  con- 


—  280  — 

tinuelle  d'offenser  Dieu;  qui  sont  humbles  et 
doux,  qui  sont  justes,  saints  et  purs,  tous  ceux- 
là  appartiennent  à  la  ville  unique  qui  a  Jésus- 
Christ  pour  roi.  Ces  deux  villes  sont  maintenant 
mêlées  et  confondues  l'une  dans  l'autre;  elles 
ne  seront  séparées  qu'à  la  fin  du  monde;  elles 
se  font  une  guerre  continuelle,  lune  pour  l'ini- 
quité ,  l'autre  pour  la  justice  ;  l'une  pour  la 
vanité,  l'autre  pour  la  vérité.  Tolérez  l'une, 
soupirez  après  l'autre.  Mais  comment  peut- on 
maintenant  discerner  ces  deux  villes?  les  séparer 
l'une  de  l'autre?  Elles  sont  confondues  et  mêlées; 
et  depuis  le  commencement  du  monde,  elles 
marchent  ensemble  dans  une  confusion  qui  du- 
rera jusqu'à  la  fin  du  siècle.  Mais  Dieu  nous  les 
fera  connaître  un  jour,  lorsque  mettant  Jérusa- 
lem à  sa  droite  et  Babylone  à  sa  gauche ,  il  dira 
à  la  première  :  Venez,  vous  que  mon  père  a 
bénie;  et  à  l'autre,  allez  au  feu  éternel.  » 

Voilà  donc  et  la  cité  de  Dieu  et  la  cité  des 
hommes.  Jamais  encore  la  séparation  du  monde 
romain  et  du  monde  chrétien,  de  la  matière  et 
de  l'esprit,  n'avait  été  faite  avec  une  telle  har- 
diesse ;  jamais  Rome  plus  hautement  condamnée 
dans  ses  dieux,  dans  ses  conquêtes,  dans  ses 
sciences;  on  le  sent  :  l'ouvrage  d'Augustin  est 
l'oraison  funèbre  du  monde  ancien  en  même 
temps  qu'il  est  l'annonce  éclatante  du  monde 
nouveau;  voici  bien  en  effet  le  règne  du  spiri- 


—  281   — 

tualisme,  le  règne  de  la  cité  céleste,  qui  est 
{'Église.  Rome,  la  Rome  de  César,  n'est  plus; 
mais  au  moment  où  elle  périt,  une  Rome  nou- 
velle paraît  :  pour  elle  commence  un  autre  em- 
pire. 

L'évêque  d'Hippone  avait  un  ami  auquel  sont 
adressées  quelques-unes  de  ses  lettres  les  plus 
importantes;  ami  dont  il  avait  demandé  et  ob- 
tenu l'appui ,  quand  sa  tolérance  chrétienne  in- 
tercédait pour  les  donatistes;  cet  ami,  c'était  le 
gouverneur  même  de  la  province  d'Afrique , 
c'était  le  comte  Boniface.  Boniface,  affligé  de  la 
perte  de  sa  femme ,  avait  songé  à  entrer  dans 
la  vie  religieuse  et  demandé  à  ce  sujet  les  avis 
d'Augustin  qui  lui  avait  conseillé ,  tout  en  sui- 
vant la  loi  chrétienne,  de  rester  dans  le  monde 
où  il  pouvait  être  plus  utile.  Boniface  goûta  cet 
avis,  et  se  reprenant  au  monde,  il  épousa  quelque 
temps  après  une  nièce  de  Genséric  ,  roi  des 
Vandales  établis  en  Espagne.  Boniface  était  déjà 
mal  vu  à  la  cour  de  Ravenne  ;  cette  alliance 
augmenta  les  défiances  que  la  calomnie  avait 
éveillées  contre  lui.  La  cour  de  Ravenne  le  des- 
titua donc,  et  sur  son  refus  d'obéir  le  fit  décla- 
rer ennemi  de  l'empire.  Dans  son  ressentiment 
de  cette  injure,  Boniface  prit  les  armes,  et  asso- 
cia les  Vandales  à  sa  vengeance  :  au  printemps 
de  l'année  428,  ils  passèrent  en  Afrique,  où  ils 
exercèrent  d'affreux  ravages.  Rappelé  à  son  de- 


—  282  — 

voir  par  les  remontrances  d'Augustin  ,  Bonifaee 
voulut  en  vain  mettre  un  terme  à  leurs  fureurs, 
et  moins  heureux  dans  son  repentir  qu'il  ne  l'a- 
vait été  dans  sa  défection  ,  successivement  vaincu 
et  repoussé ,  il  vint  avec  les  débris  de  ses  troupes 
chercher  un  refuge  dans  Hippone.  Les  barbares 
l'y  suivirent  et  l'y  assiégèrent.  Augustin  partagea 
les  périls  de  son  troupeau;  mais  l'âme  brisée  par 
le  spectacle  de  tant  de  maux,  il  succomba  à  l'âge 
de  soixante-treize  ans. 

Augustin  est  le  dernier  et  le  plus  grand  des 
Pères  de  l'Église.  Métaphysicien  profond,  ora- 
teur pathétique  et  populaire,  théologien  invinci- 
ble, infatigable  controversiste,  historien  original, 
il  a  sondé  tous  les  problèmes  de  la  philosophie, 
fixé  les  règles  de  la  morale  chrétienne ,  combattu 
les  hérésies,  arrêté  le  dogme  comme  la  discipline 
avec  une  suprême  autorité  :  enfin  à  tous  ces  tra- 
vaux il  a  mis  le  sceau  de  son  génie  et  de  sa  foi,  en 
élevant  sur  les  débris  du  paganisme  la  cité  nou- 
velle, l'Eglise.  Cette  vie  si  pleine  et  si  soutenue 
ne  fut  cependant  pas  uniforme.  11  y  a  trois  âges 
dans  la  carrière  d'Augustin.  Le  premier,  quand 
il  entrevoit  et  cherche  au  milieu  des  égarements 
de  sa  jeunesse  la  vérité  que  son  cœur  appelle  ;  le 
second,  quand  l'ayant  aperçue  et  saisie,  il  s'y 
attache,  s'y  voue  par  la  sévérité  de  ses  éludes  et 
la  consécration  du  sacerdoce  ;  le  troisième  enfin, 
lorsque  devenu  évêque  d'Hippone,  il  se  livre 


—  283  — 

tout  entier  à  la  défense  et  à  l'instruction  de  son 
troupeau.  Ces  trois  âges  se  marquent  à  des  diffé- 
rences sensibles  dans  sa  pensée  et  dans  son  style. 
D'abord,  c'est  à  la  philosophie,  éclairée,  il  est 
vrai ,  d'un  rayon  de  la  foi ,  mais  à  la  philosophie 
pourtant  qu'il  demande  la  vérité  :  c'est  le  temps 
des  Soliloques ,  de  Y  ordre,  de  la  vie  heureuse. 
Puis  sans  répudier  la  philosophie ,  il  ne  l'accepte 
plus  que  par  souvenir;  il  la  place  au  second 
rang;  il  écrit  alors  les  Mœurs  de  l'Eglise  et  la 
Vraie  religion;  il  répond  à  Maxime  et  à  Longi- 
nien  :  c'est  son  second  âge.  Enfin  il  a  rompu  avec 
la  philosophie  ;  il  est  évêque  alors  :  il  ne  recon- 
naît ,  il  ne  prêche  que  la  science  divine  ;  il  est 
théologien.  C'est  le  dernier  effort  de  ce  travail 
continu  de  sa  pensée  et  de  son  âme  pour  trou- 
ver Dieu  et  la  vérité;  il  s'y  tient  et  s'y  renferme. 
Les  spéculations  métaphysiques  qui  l'avaient  pu 
aider  et  soutenir  dans  le  passage  de  l'erreur  à  la 
foi,  ces  spéculations  qui  lui  pouvaient  encore 
servir  à  la  seconde  période,  de  la  hauteur  où  il 
est  placé  il  les  dédaigne  alors.  Ce  troisième  âge 
de  la  pensée  d'Augustin  a  son  expression  précise 
et  éclatante  dans  le  manuel  qu'il  adresse  à  Lau- 
rent :  ce  traité  est  le  résumé  de  sa  foi,  et  comme 
le  dernier  mot  d'Augustin. 

A  ces  trois  âges  de  sa  pensée  répondent  trois 
caractères  particuliers  de  style.  Dans  les  ou- 
vrages philosophiques,  le  style  d'Augustin  a  de 


—  284  — 

l'élégance,  de  la  vivacité  et  une  pureté  remar- 
quable ;  dans  les  ouvrages  qui  tiennent  à  la  mo- 
rale et  à  la  doctrine  chrétienne  en  même  temps 
qu'à  la   philosophie,  il  n'a  plus  déjà  la  même 
correction,  le  même  naturel.  Les  nouvelles  idées 
qu'il  exprime  se  refusent  quelquefois  à  une  ri- 
goureuse exactitude;  on  sent  qu'Augustin  a  be- 
soin de  créer  cette  langue  théologique  dont  il 
est  resté  le  modèle.  A  son  troisième  âge ,  cette 
langue,  il  la  parle  uniquement  :  il  parvient  à 
soumettre  cet  idiome  latin  moins  rebelle  à  la 
théologie  qu'il  ne  l'avait  été  à  la  philosophie, 
même  sous  la  main  de  Cicéron.  Cependant  sous 
la  plume  d'Augustin,  la  langue  latine  est  quel- 
quefois obscure ,  subtile ,  roide  ;  elle  résiste  à  le 
suivre  dans  les  distinctions  profondes  où  il   la 
conduit;  elle  s'épouvante  à  ces  questions  de  la 
grâce,  du  libre  arbitre,  où  le  génie  grec  ,  lui,  est 
si  souple  et  si  à  son  aise. 

Ces  teintes  diverses  du  style  et  de  la  pensée 
d'Augustin  se  marquent  aussi  dans  ses  senti- 
ments. Si  pendant  longtemps  Augustin  conserve 
avec  des  païens  des  relations  bienveillantes  ;  si , 
une  première  fois,  il  répond  avec  une  indulgence 
aimable  et  enjouée  à  un  pontife  qui  lui  expose 
ses  doutes;  s'il  entretient  avec  des  sophistes 
un  commerce  poliment  affectueux,  plus  tard  il 
n'aura  plus  ces  complaisances.  Sa  foi  plus  au- 
stère ,  sans  les  proscrire ,  dédaignera  ces  disais- 


—  285  — 

sions  oiseuses  qui  alors  lui  seront  presque  une 
injure.  Mais  ces  légères  différences  dans  la  vie 
d'Augustin  s'effacent  et  disparaissent  dans  l'ad- 
mirable unité  de  l'œuvre  qu'il  a  poursuivie  et 
accomplie ?  et  pour  lui-même  et  pour  l'Eglise  : 
pour  lui-même  ,  la  recherche  ,  la  connaissance  , 
la  possession  en  Dieu  de  ce  bonheur  qu'il  avait 
cherché  dans  sa  jeunesse ,  saisi  dans  son  âge 
mur  et  qu'il  ne  quitta  plus;  pour  l'Eglise  qu'il 
munit  et  fortifia  de  tous  côtés,  la  victoire  défini- 
tive sur  le  paganisme,  le  triomphe  sur  l'hérésie, 
et  cette  puissance  qu'il  assit  sur  des  fondements 
si  solides  que  le  moyen  âge  tout  entier  pût  s'y 
appuyer,  et  le  xvne  siècle  aussi  s'y  retrancher 
et  y  vaincre. 


CHAPITRE  XIV. 


LE    PiXAGlANISME. 


Dans  l'examen  que  nous  avons  fait  des  écrits 
de  saint  Augustin ,  nous  n'avons  point  compris 
plusieurs  ouvrages  qui  occupent  une  grande 
place  dans  ses  œuvres  et  dans  sa  vie  et  se  rat- 
tachent à  une  des  questions  les  plus  graves  du 
dogme  chrétien ,  le  pélagianisme  ;  il  en  faut  par- 
ler maintenant. 

L'auteur  de  cette  hérésie,  Pelage,  était  né  dans 
la  Grande-Bretagne;  son  origine  était  petite.  Con- 
sacré à  la  vie  monastique,  pendant  longtemps 
Pelage  s'y  distingua  par  une  éminente  sainteté. 
Ce  serait ,  dit-on  ,  dans  les  ouvrages  d'Origène 
qu'il  aurait  puisé  le  germe  de  ses  erreurs  qu'il 
commença  à  répandre  au  sein  même  de  Rome 
où  pendant  longtemps  il  habita ,  d'abord  par  des 
écrits,  des  discours  et  des  discussions  particu- 
lières ,  mais  sans  bruit  toutefois  et  avec  précau- 
tion :  saint  Augustin  ,  qui  alors  ne  connaissait  de 
Pelage  que  sa  piété,  lavait  en  grande  estime. 
Ce  bon  accord  ne  devait  pas  durer.  Dans  une 
prière,  saint  Augustin  sadiessanl  à  Dieu  s'était 


—  287  — 

écrié  :  «  O  Dieu  !  veuille  ce  que  tu  me  donnes  et 
donne-moi  ce  que  tu  veux  :  «  Da  quod  jubés ,  et 
jubé  quod  vis.  »  Pelage ,  devant  qui  ses  paroles 
furent  redites  à  Rome,  par  un  évêque  qui  les 
avait  entendues  de  la  bouche  de  saint  Augustin , 
ne  les  put  supporter.  Quelque  temps  après  il  fit, 
en  41 0,  un  voyage  en  Afrique.  Etait-ce  pour 
s'assurer  auprès  de  saint  Augustin  lui-même  de 
l'exactitude  des  paroles  qui  lui  avaient  été  rap- 
portées ?  Était-ce  pour  répandre  en  Afrique  sa  doc- 
trine qui  devait  y  trouver  de  nombreux  partisans 
et  qui  déjà  sans  doute  en  comptait  quelques-uns? 
Cette  dernière  opinion  est  plus  probable.  Toute- 
fois, Pelage  ne  fit  en  Afrique  qu'un  très-court  sé- 
jour; saint  Augustin,  occupé  alors  à  ses  conféren- 
ces avec  les  donatistes,  ne  le  vit  que  deux  fois. 

Si  court  qu'eut  été  ce  séjour  de  Pelage  en 
Afrique,  il  n'avait  pas  été  stérile.  En  effet,  à 
peine  a-t-il  quitté  Cartbage,  que  ses  disciples  se 
multiplient  et  se  déclarent  avec  une  hardiesse 
qu'ils  avaient  eu  soin  d'éviter  jusque-là,  et  bien- 
tôt sa  doctrine  trouve  pour  la  répandre  et  la 
prêcher  un  homme  actif  et  habile,  un  Breton 
comme  lui,  mais  homme  plus  violent,  avocat 
habitué  aux  luttes  du  barreau ,  Célestius. 

Célestius  se  rendit  en  Afrique ,  portant  en 
quelque  sorte  la  guerre  au  cœur  même  de  l'É- 
glise que  gouvernait  saint  Augustin.  De  son  coté, 
Home  pour  le  combattre  envoya  le  diacre  Pau- 


—  288  — 

lin.  Célestius  soutint  contre  Paulin  une  discussion 
publique,  où  il  fut  condamné.  Contrairement  au 
sentiment  de  l'Église,  Célestius  prétendait  que 
le  pécbé  d'Adam  n'avait  nui  qu'à  lui-même,  et 
non  au  genre  humain ,  et  que  les  enfants  qui 
naissent ,  sont  dans  le  même  état  où  était  Adam 
avant  sa  chute;  en  d'autres  termes,  Célestius 
niait  le  péché  originel,  et  par  conséquent  la  ré- 
demption. 

Jusque-là  Pelage  n'avait  point  pris  part  à  ce 
débat.  Cependant  sa  doctrine  allait  s'étendant; 
d'Afrique  elle  avait  passé  en  Asie.  En  quittant 
l'Afrique ,  Pelage  s'était  rendu  en  Palestine. 
Saint  Jérôme  l'avait  d'abord  bien  accueilli  ;  mais 
ensuite  ,  croyant  reconnaître  dans  Pelage  des 
opinions  analogues  à  celles  d'Origène  qu'il  ve- 
nait de  combattre  avec  tant  de  vivacité  en  la 
personne  de  son  traducteur ,  de  Ruffin ,  il  lui 
devint  aussi  contraire  qu'il  lui  avait  été  bienveil- 
lant. Sa  solitude  de  Bethléem  en  fut  troublée;  et 
dans  ce  champ  clos  pacifique  se  livra  un  rude 
combat ,  où  le  principal  champion  fut  un  Espa- 
gnol,  Orose,  que  nous  retrouverons.  Jean, 
évêque  de  Jérusalem,  penchait  pour  Pelage;  il 
le  fit ,  quoique  laïque ,  asseoir  parmi  les  prêtres 
au  concile  de  Jérusalem ,  qui  reconnut  l'ortho- 
doxie de  Pelage.  Sur  les  vives  réclamations 
d'Orose,  on  convint  décrire  au  pape,  à  Inno- 
cent :  Innocent  se  prononça  contre  Pelage. 


—  289  — 

Cette  victoire  du  clergé  d'Afrique  sur  Pe- 
lage fut  courte.  Innocent  mourut ,  et  son  suc- 
cesseur Sozime  prit  parti  pour  Pelage  ;  mais 
saint  Augustin  en  appela  du  pape  à  l'empe- 
reur Honorius.  L'empereur  par  un  rescrit  con- 
damna Pelage  ;  et  Sozime  revenant  sur  sa  pre- 
mière décision  confirma  cette  sentence.  Quelques 
années  après  le  péiagianisme  devait  être  solen- 
nellement condamné  au  concile  œcuménique 
d'Éphèse. 

Telle  est  l'histoire  du  péiagianisme;  il  faut 
maintenant  en  chercher  le  sens.  On  voit  quelle 
est  la  gravité  de  la  question  :  elle  a  ses  racines 
dans  les  profondeurs  mêmes  de  la  pensée  hu- 
maine; ce  n'est  rien  moins  que  l'éternel  et  ter- 
rihle  problème  du  libre  arbitre  et  de  la  prédesti- 
nation ,  des  œuvres  et  de  la  grâce.  L'homme 
déchu  par  le  péché  originel  conservera-t-il 
encore  dans  son  infirmité  assez  de  force  pour 
se  sauver  par  lui-même  ;  ou  bien  ,  impuissante 
et  viciée  à  sa  source,  la  volonté  ne  peut-elle  rien 
sans  la  grâce?  C'était  là  entre  saint  Augustin  et 
Pelage  un  abîme. 

Pelage  ne  niait  pas  la  grâce  ;  mais  il  préten- 
dait que  nous  devons  à  Dieu  moins  la  grâce  de 
bien  faire  que  la  grâce  de  faire,  reconnaissant 
ainsi  une  action  surnaturelle ,  un  secours  immé- 
diat de  Dieu,  mais  secours  extraordinaire  qui 
était  donné  à  l'homme  selon  ses  mérites.  Celte 
i  d9 


—  290  — 

grâce,  pour  l'obtenir,  l'homme  la  doit  mé- 
riter; par  lui-même  il  peut  résister  au  mal, 
et,  s'il  résiste,  la  grâce  viendra  l'aider  à  ter- 
miner la  lutte.  Saint  Augustin  n'admettait  pas 
cette  action  que  par  son  initiative  l'homme 
pouvait  en  quelque  sorte  avoir  sur  la  distri- 
bution de  la  grâce.  ïl  voulait  que  la  grâce  pré- 
cédât la  pensée  et  la  dominât*,  en  un  mot,  il 
supprimait  la  liberté  humaine  que  voulait  ré- 
habiliter Pelage. 

Pour  combattre  cette  doctrine  de  Pelage , 
saint  Augustin  composa  avec  une  infatigable  acti- 
vité plusieurs  ouvrages ,  entre  autres,  les  deux 
livres  à  Marcellin,  sur  le  baptême  des  enfants,  et 
une  lettre  qui  en  forme  comme  le  troisième 
livre;  un  autre  ouvrage,  adressé  encore  à  Mar- 
cellin ,  sur  l esprit  et  la  lettre. 

Mais  dans  ces  ouvrages  saint  Augustin  n'a- 
vait pas  donné  toute  sa  doctrine;  ce  ne  fut  pas 
Pelage  qui  lui  en  fit  tirer  toutes  les  consé- 
quences ;  ce  fut  une  cause  étrangère  et  en  quel- 
que sorte  domestique. 

Des  moines  ,  les  moines  d'Adrumète ,  prenant 
à  la  lettre  les  doctrines  de  saint  Augustin  sur  la 
prédestination  et  la  nécessité  de  la  grâce  pour 
vouloir  le  bien ,  en  avaient  conclu  que  l'homme 
ne  pouvant  faire  le  bien  par  lui-même,  Dieu  ne 
le  jugerait  pas  d'après  ses  œuvres.  Saint  Augus- 
tin se  hâta  de  leur  écrire  pour  les  tirer  d'une  si 


—  291   — 

grave  erreur  et  composa  à  ce  sujet  son  traité 
de  la  ré  préhension  et  de  la  grâce.  Saint  Augustin 
y  exprime  dans  toute  sa  rigueur  le  dogme  absolu 
de  la  grâce,  m  Dieu  ,  dit-il ,  avant  la  création  du 
monde,  a  prédestiné  les  uns  au  salut,  les  autres 
à  la  damnation;  Dieu  les  pouvait  perdre  tous, 
car  tous  sont  également  coupables  en  Adam  ; 
par  bonté ,  il  veut  bien  en  sauver  quelques-uns  ; 
il  sauve  ceux  qu'il  aime  ;  les  autres  ,  il  les  punit 
dans  sa  colère.  »  Entraîné  par  l'ardeur  de  la  dis- 
cussion ,  Augustin  s'avançait  ainsi  jusqu'à  des 
conséquences  extrêmes  où  l'Eglise  ne  l'a  point 
suivi,  et  qui ,  ainsi  qu'il  arrive  toujours,  provo- 
quèrent de  son  vivant  même  une  réaction  ,  le 
semi-pélagianisme. 

La  Gaule  surtout  s'en  émut;  mais,  en  même 
temps  que  des  adversaires ,  elle  donna  à  la  doc- 
trine d'Augustin  deux  ardents  défenseurs ,  saint 
Prosper  et  Hilaire  :  ils  informèrent  saint  Augus- 
tin de  l'opposition  que  trouvait  dans  les  Gaules 
la  rigueur  de  sa  doctrine.  Saint  Augustin  répon- 
dit aux  objections  qui  lui  étaient  faites  par  un 
traité  sur  la  prédestination  des  saints,  qu'il 
adressa  à  Hilaire  et  à  Prosper,  traité  où  sans 
renier  ses  doctrines  il  les  expose  avec  plus  de 
modération ,  revenant  ainsi  de  lui-même ,  pour 
ainsi  dire ,  à  cette  juste  mesure  où  s'est  tenue 
l'Eglise  et  qui  concilie,  autant  que  faire  se  peut, 
avec  la  grâce  la  liberté  humaine  :  accord  difficile 


—  292  — 

que  chercheront  de  nouveau  Arnauld  et  Pascal; 
qui  troublera  Port-Royal  et  occupera  ,  sans  la 
confondre,  la  calme  et  profonde  intelligence  de 
Mme  de  Sévigné  qui  fera  des  traités  sur  la  pré- 
destination, sur  le  don  de  la  persévérance ,  une 
de  ses  plus  intéressantes  lectures. 

Telle  a  été  cette  question  si  redoutable  et  si 
agitée  du  pélagianisme.  Si  dangereuse  pourtant 
qu'ait  été  et  qu'ait  paru  à  l'Église  la  doctrine  de 
Pelage,  à  y  bien  regarder,  elle  l'était  beaucoup 
moins  que  les  hérésies  que  jusque-là  l'Eglise  avait 
combattues  et  dont  elle  avait  triomphé.  Voyez 
en  effet  :  le  gnosticisme,  ou  niait  le  Christ,  ou 
même  en  le  reconnaissant,  le  supprimait  en 
quelque  sorte  en  le  réduisant  à  n'être  qu'un 
mythe,  un  fantôme;  l'origénisme,  lui,  reconnaît 
le  Christ,  mais  il  l'amoindrit;  Parianisme,  issu 
de  l'origénisme ,  le  sépare  du  Père  auquel  il  le 
fait  inférieur.  Dans  le  pélagianisme,  rien  de 
semblable.  Le  dogme  fondamental  du  christia- 
nisme n'y  est  pas  attaqué  :  c'est  une  simple 
dissidence  au  sein  de  la  foi  ;  ce  ne  lui  est  pas 
une  hostilité.  Ainsi  allaient  s' affaiblissant  les  hé- 
résies :  négation  du  christianisme  d'abord  dans 
le  gnosticisme  ;  erreurs  philosophiques  dans 
l'origénisme  et  Parianisme,  elles  ne  sont  plus 
dans  le  pélagianisme  et  surtout  le  semi-pélagia- 
nisme  qu'une  question  d'accord  entre  la  vo- 
lonté de  l'homme  et  la  grâce ,  question  que  la 


—  293  — 

philosophie  elle-même  résout  dans  le  sens  chré- 
tien ;  car  sans  un  don  de  la  Providence ,  sans 
une  grâce,  toute  libre  qu'elle  est  notre  vo- 
lonté ne  pourrait  accomplir  le  bien  ;  qui  ne  l'a 
éprouvé  ? 


CHAPITRE  XV. 


SAINT    PAULIN. 


Le  nom  de  saint  Paulin  se  place  naturellement 
après  les  noms  de  Jérôme  et  d'Augustin  avec  les- 
quels il  entretint  un  commerce  épistoîaire,  qui 
devint  une  vive  et  solide  amitié. 

On  sait  la  vie  de  Paulin.  Né  à  Bordeaux,  en 
353,  d'une  famille  illustre  et  opulente,  Paulin 
fut  disciple  d'Ausone.  Comme  son  maître,  il  se 
distingua  d'abord  dans  la  carrière  du  barreau , 
parvint  rapidement  aux  honneurs,  et  soutenu 
par  son  talent  et  aussi  par  ses  richesses,  qui 
étaient  immenses,  il  fut  nommé  consul.  Puis 
tout  à  coup,  saisi,  au  sein  de  ses  richesses,  de 
sa  puissance  et  de  l'éclat  de  ses  anciennes  digni- 
tés ,  d'un  ennui  profond ,  il  demanda  à  la  reli- 
gion des  consolations  contre  des  sujets  d'afflic- 
tion qu'il  avait  eus,  dit-il  lui-même  dans  ses 
Lettres,  mais  qu'il  n'explique  pas.  Vers  389  ou 
390,  il  résolut  de  s'ensevelir  dans  la  retraite, 
quitta  sa  patrie  et  se  retira  en  Espagne,  à  Barce- 
lone, pour  embrasser  le  christianisme. 

Paulin,  ses  études  achevées,  était  resté  l'ami 


—  295  — 

d'Ausone  :  rapprochés  malgré  la  différence  des 
âges  par  le  goût  de  la  littérature  et  par  une  cer- 
taine conformité  de  destinée;  mais  la  poésie  était 
entre  eux  le  lien  le  plus  fort.  Ausone  ne  put 
donc  voir  sans  une  vive  douleur  et  presque  sans 
irritation  la  religion  enlever  à  la  poésie  le  talent 
facile  et  brillant  de  Paulin.  Pour  le  détourner  de 
cette  résolution  de  renoncer  au  monde  et  aux 
lettres,  il  lui  écrivit,  de  390  à  393,  une  première 
lettre  où  la  plainte ,  douce  et  tendre ,  se  mêle 
encore  à  l'amitié  et  à  l'espérance  de  conserver 
Paulin  aux  muses. 

«  Nous  secouons  donc  ce  joug  si  léger  à  su- 
bir, si  facile  à  porter  ensemble  !  ce  joug  si  pai- 
sible et  si  doux ,  que  ton  père  et  le  mien  ont 
traîné  depuis  leur  naissance  jusqu'à  leur  vieil- 
lesse et  qu'ils  ont  imposé  à  leurs  pieux  héri- 
tiers, désirant  qu'il  durât  jusqu'au  jour  éloigné 
qui  terminerait  leur  vie.  Mais  dût-il  m'écraser, 
seul  j'accepte  le  fardeau  tout  entier;  je  ne  tra- 
hirai pas,  tant  que  je  vivrai,  la  foi  d'une  vieille 
amitié ,  afin  que  cette  chaste  consolation  gravée 
dans  mon  souvenir  me  rende  un  jour  le  com- 
pagnon qui  m'a  fui.  Reconnais-tu  ta  faute,  Pauli- 
nus  bien-aimé?  car  pour  moi,  ma  foi  est  sûre;  je 
garde  une  immuable  vénération  à  mon  Paulinus 
des  anciens  jours,  et  à  cet  esprit  de  concorde 
qui  animait  mon  père  et  le  tien.  »  Dans  une  se- 
conde lettre  Ausone  est  plus  vif  et  déjà  un  peu 


~  29G  — 

amer  :  u  J'avais  pensé  que  les  plaintes  de  ma 
première  lettre  auraient  su  te  fléchir,  Paulinus, 
et  qu'un  tendre  reproche  t'arracherait  une  pa- 
role, mais  non  :  il  semble  qu'un  serment  sacré 
t'enchaîne;  tu  as  juré  le  plus  profond  silence, 
et  tu  y  persistes.  »  Ausone  croit  qu'une  influence 
importune  empêche  Paulin  de  répondre;  et  il 
lui  enseigne,  pour  échapper  à  cette  surveillance 
domestique  mille  artifices  que  l'on  est  étonné 
de  retrouver  ici  : 

Si  prodi ,  Pauline ,  times ,  nostraeque  vereris 
Crimen  amicitiae,  Tanaquil  tua  nesciat  istud. 

Cette  Tanaquil,  c'était  l'épouse  de  Paulin,  Thé- 
rasia,  qui  en  effet  ne  cessait  de  le  porter  à  la 
piété.  Enfin,  dans  une  dernière  épître,  donnant 
un  plus  libre  cours  h  ses  reproches,  il  s'écrie  : 
«Voici  la  quatrième  épître,  Paulinus,  qui  te 
retrace  mes  plaintes  connues  ;  et  en  retour  nulle 
page  de  toi  qui  me  rende  ce  pieux  devoir  ;  pas 
une  lettre  dont  l'heureux  début  m'apporte  la 
formule  d'un  salut.  »  Et  alors  avec  un  goût  dé- 
testable et  une  malheureuse  érudition  mytholo- 
gique ,  il  lui  prouve  que  tout  dans  la  nature 
répond  à  qui  l'interroge  :  «  Les  rochers,  les 
bois,  les  rivages,  ont  une  voix.  L'airain  de 
Dodone  tinte  longtemps.  Puis  pour  répondre, 
un  mot  suffit;  une  seule  voyelle  servit  de  ré- 
ponse aux  Lacédémoniens;  »  et  il  termine  par 


■ 


—  297  — 

une  longue  imprécation  poétique  contre  cette 
terre  barbare  qui  retient  son  ami  : 

Hœcprecor!  hancvocem,  Bœotia  carmina,  Musa?, 
Accipite,  et  Latiis  vatem  revocale  Camenis. 

Les  lettres  d'Ausone  n'étaient  point  arrivées 
exactement  à  leur  adresse;  Paulin  n'avait  reçu 
les  trois  premières  qu'au  bout  de  quatre  ans  ;  et 
la  quatrième,  la  dernière  que  nous  avons  citée, 
arriva  encore  quelque  temps  après.  Paulin  fit  aces 
différentes  lettres  une  seule  et  même  réponse  : 

«  Pourquoi  m'ordonner,  ô  mon  père,  de 
cultiver  ces  muses  que  j'ai  répudiées?  ils  re- 
poussent les  muses ,  ils  sont  fermés  à  Apollon  , 
les  cœurs  voués  au  Christ.  Soutenu  autrefois  non 
par  une  égale  force  mais  par  une  même  ardeur, 
je  m'unis  à  toi  pour  évoquer  le  sourd  Pbébus  de 
son  antre  prophétique,  pour  appeler  les  muses  des 
divinités ,  pour  demander  à  des  forêts  ou  à  des 
montagnes  le  don  de  la  parole,  qui  est  un  don  de 
Dieu.  Tu  m'accuses  de  manquer,  depuis  trois  an- 
nées entières,  à  ma  patrie;  d'avoir,  dans  mes 
courses  vagabondes,  cherché  un  autre  univers  ; 
et  ta  tendresse  émue  profère  de  pieuses  plaintes. 
Je  bénis  ces  vénérables  mouvements  de  ton  cœur 
paternel  ;  mais  combien  j'aimerais  mieux ,  6  mon 
père,  te  voir  demander  mon  retour  à  qui  pour- 
rait te  l'accorder.  Puis-je  songer  à  revenir  à 
toi,  quand  tu  exhales  de  stériles  prières  qui  ne 


—  298  — 

s'adressent  point  au  ciel  ;  quand ,  détourné  de 
Dieu,  tu  supplies  les  muses  de  Castalie?  Non,  ce 
n'est  pas  avec  ces  divinités  que  tu  me  ramèneras 
dans  ton  sein  et  dans  ma  patrie.  Si  tu  as  souci 
de  mon  retour,  regarde  et  prie  celui  qui  de  son 
tonnerre  ébranle  les  voûtes  sublimes  des  cieux 
enflammés;  qui  brille  du  triple  feu  de  la  foudre; 
qui  ne  fait  point  gronder  de  vains  murmures  ; 
qui  est  au-dessus  de  tout  ce  qui  existe  ;  qui  est 
tout  entier  dans  tout  et  partout;  qui  présent 
en  toutes  choses  gouverne  tout;  ce  Christ  qui 
tient  et  meut  les  esprits;  et  si  ses  décrets  sont 
contraires  à  nos  vœux,  c'est  par  la  prière  qu'il  le 
faut  ramener  à  ce  que  nous  voulons.  »  Et  à  son 
tour,  il  trace  un  pur  et  sévère  tableau  de  la  vie 
nouvelle  qu'il  goûte  ;  il  rappelle  son  maître  à  de 
meilleures  pensées  ;  et  enfin ,  protestant  contre 
ce  reproche  que  lui  avait  fait  Ausone,  d'être  in- 
fidèle à  l'amitié  héréditaire  qui  les  liait,  il  s'é- 
crie :  «  Ce  joug,  les  mensonges  de  la  malignité 
ne  l'ont  point  délié;  l'absence  et  l'éloignement 
n'ont  pu  le  rompre.  Jamais  je  ne  le  détacherai 
de  mon  cœur,  et  mon  âme  sortira  de  mon  corps 
avant  que  ton  image  s'efface  de  mon  esprit. 
Oui,  tant  que  je  serai  contenu  dans  ce  corps  qui 
m'emprisonne,  quelque  monde  qui  nous  sépare, 
je  te  verrai  par  le  cœur,  je  t'embrasserai  pieuse- 
ment par  l'âme  ;  tu  seras  partout  présent  pour 
moi;  et  lorsque  délivré  de  cette  prison  du  corps, 


—  299  — 

je  m'envolerai  de  la  terre ,  en  quelque  région  que 
me  place  le  Père  commun ,  là  encore  je  te  parle- 
rai en  esprit.  »  Ce  fut  le  dernier  adieu  à  l'amitié; 
adieu  plein  de  grâce  et  de  douce  tristesse. 

En  comparant  les  épîtres  d'Ausone  à  la  ré- 
ponse de  Paulin,  on  voit  quelle  supériorité  don- 
nent à  la  pensée  de  celui-ci  sa  foi  nouvelle  et  ce 
monde  des  esprits  où  déjà  il  aspire,  «  craignant, 
si  la  trompette  éclatante  venait  à  retentir  dans 
les  cieux  entrouverts  ,  de  ne  pouvoir  s'élever 
d'une  aile  légère  dans  l'espace  à  la  rencontre  de 
leur  roi  et  s'envoler  au  ciel  parmi  ces  glorieux 
milliers  de  saints  qui  légèrement  balancés  dans 
le  vide  soulèveront  d'un  élan  facile  vers  les 
astres  célestes  leurs  pieds  dégagés  des  entraves 
du  monde,  et  mollement  portés  sur  les  nuages 
s'en  iront,  au  milieu  des  airs,  rendre  hommage 
au  roi  céleste  et  rassembler  aux  pieds  du  Christ 
adoré  leurs  brillantes  phalanges.  »  Ce  sont  là  de 
neuves  et  chrétiennes  images.  Toutefois  l'élève 
d'Ausone  n'a  pas  encore  entièrement  disparu; 
on  le  reconnaît  au  luxe  de  la  description,  à  l'abus 
de  l'esprit,  aux  souvenirs  profanes  de  Cicéron 
et  de  Virgile,  et  surtout  à  cette  petite  vanité  poé- 
tique qui  le  pousse  à  répondre,  en  trois  mesures 
différentes,  aux  lettres  de  son  maître.  Tel  est,  à 
cette  époque,  l'état  des  esprits  et  de  la  société  : 
le  paganisme  y  vit  dans  les  habitudes,  dans  les 
expressions,  alors  même  qu'il  ne  règne  plus  dans 


—  300  — 

les  âmes;  l'imagination  est  souvent  profane  en- 
core, quand  la  pensée  ne  Test  plus;  le  spiritua- 
lisme est  dans  les  intelligences,  la  mythologie 
dans  les  souvenirs;  le  bel  esprit  se  mêle  à  la  foi, 
et  le  mauvais  goût  à  la  pureté  et  à  l'élévation 
des  sentiments. 

Paulin  avait  donc  entièrement  rompu  avec  le 
siècle;  il  reçut  le  baptême  de  saint Delphin,  évê- 
que  de  Bordeaux ,  et  fut ,  en  393  ,  ordonné  prêtre 
sur  la  demande  du  peuple  de  Barcelone.  Un  an 
après,  il  partit  pour  l'Italie,  et  s'établit  àINola,  où, 
après  avoir  vécu  quinze  ans  dans  la  pauvreté  et 
la  pénitence,  il  devint  évêque. 

A  Nola,  Paulin  se  trouvait  en  quelque  sorte 
sur  la  limite  de  l'Italie,  et  comme  un  intermé- 
diaire naturel  entre  l'Afrique  et  l'Europe.  Sa  con- 
version d'ailleurs,  la  renommée  de  sa  piété  et  de 
ses  talents  attirèrent  bientôt  sur  lui  la  sollicitude 
et  l'affection  des  deux  grands  docteurs  de  l'Église 
au  ive  siècle,  Jérôme  et  Augustin.  Jérôme  l'en- 
courage, le  dirige  dans  l'étude  des  saintes  Écri- 
tures. Paulin ,  comme  tous  ceux  qui  passaient 
de  la  littérature  païenne  à  la  littérature  sacrée, 
pouvait  être  rebuté  quelquefois  par  la  rudesse 
énergique  des  textes  sacrés.  «  Gardez,  lui  dit 
Jérôme,  que  la  simplicité  et  la  bassesse  apparente 
du  langage  de  nos  livres  sacrés  ne  choque  votre 
délicatesse;  tout  y  est  éclatant,  même  à  la  sur- 
face; mais  tout  y  est  plus  doux  encore  au  fond; 


—  301   — 

pour  goûter  le  fruit,  il  en  faut  percer  l'écorce.  » 
Ailleurs,  tempérant  l'ardeur  de  sa  foi  nouvelle, 
il  le  détourne  de  se  rendre  à  Jérusalem,  le  louant 
d'ailleurs  d'avoir  renoncé  au  monde.  Docile  à 
ce  conseil,  Paulin  resta  dans  le  monde;  là  où, 
comme  le  lui  disait  Jérôme,  il  pouvait  être  et 
où  il  fut  plus  utile. 

Nous  n'avons  jusqu'ici  considéré  dans  Paulin 
que  le  disciple  et  l'ami  d'Àusone,  le  poète  de- 
venu chrétien  ;  il  faut  maintenant  faire  connaître 
l'orateur. 

Paulin  fut  appelé  à  prononcer  le  panégyrique 
de  Théodose.  Nous  n'avons  de  ce  panégyrique 
qu'une  phrase,  mais  elle  nous  en  donne  tout  le 
plan  et  tout  l'esprit  :  In  Theodosio  non  impera- 
torem,  sed  Chris  il  servum;  nec  regrio ,  sed  fuie 
principem  prsedicamus .  «  Nous  louons  dans 
Théodose  non  l'empereur ,  mais  le  serviteur  du 
Christ  ;  c'est  à  la  foi  et  non  au  pouvoir  que  nous 
apprécions  le  prince.  »  Ce  point  de  vue  nou- 
veau qui  subordonne  la  majesté  impériale  au 
titre  de  chrétien  ,  la  puissance  à  la  piété  n'é- 
tait point  une  vaine  antithèse,  et,  s'il  m'est 
permis  de  le  dire,  une  prétention  intéressée  de 
l'Église.  C'était  la  pensée,  et  j'ajouterai,  le  besoin 
du  monde  à  cette  époque.  Ce  texte  de  Paulin, 
Augustin  l'a  magnifiquement  développé  dans  un 
chapitre  de  la  Cité  de  Dieu  :  «  Nous  appelons 
heureux,  dit-il,  certains  princes  chrétiens,  non 


—  302  — 

pour  avoir  longtemps  régné  et  laissé  après  eux 
leurs  fils  tranquilles  possesseurs  de  leur  cou- 
ronne, ou  pour  avoir  su  vaincre  ou  déjouer  les 
ennemis  qui  s'élevaient  contre  eux.  Nous  les 
appelons  heureux,  si  leur  pouvoir  a  été  conforme 
à  la  justice  ;  si,  au  milieu  des  hommages  sublimes 
et  des  basses  complaisances  qui  les  entourent, 
leur  cœur  ne  s'est  point  élevé  ;  s'ils  se  sont  sou- 
venus qu'ils  étaient  hommes;  s'ils  ont.  fait  ser- 
vir leur  puissance  à  étendre  le  culte  de  Dieu, 
leur  majesté  à  le  rehausser  ;  si,  lents  à  se  venger, 
ils  sont  prompts  à  pardonner;  s'ils  adoucissent 
par  la  mansuétude  et  les  bienfaits  de  nécessaires 
rigueurs;  et  si,  en  tout  cela,  ils  agissent  non  par 
un  vain  désir  de  gloire,  mais  par  cette  charité 
qu'inspire  l'attente  d'une  éternelle  félicité.  »  Tel 
est  le  dernier  trait  de  cette  royauté  chrétienne, 
esquissée  d'abord  par  Tertullien  et  achevée  par 
saint  Augustin. 

Jérôme  a  donné  de  grands  éloges  au  panégy- 
rique de  Paulin  :  «  Heureux,  lui  écrit-il,  l'empe- 
reur d'avoir  rencontré  un  tel  orateur!  Vous  avez 
ajouté  à  la  majesté  de  la  pompe  impériale.  Cou- 
rage, ô  vertueux  jeune  homme!  que  ne  promet 
pas,  pour  un  âge  plus  mûr,  un  début  si  écla- 
tant. ))  Et  il  vante  l'ordre,  l'enchaînement,  la 
solidité  de  ce  discours. 

Si  l'on  veut  apprécier  quelles  étaient,  en  même 
temps  que  la  grandeur  de  sentiments  qu'inspirait 


—  303  — 

à  l'évèque  chrétien  cette  pensée  alors  dominante 
que  la  piété  devait  faire  le  caractère  d'un  prince, 
les  ressources  que  cette  même  pensée  offrait  à 
l'éloquence,  il  faut  comparer  aux  oraisons  funè- 
bres chrétiennes  de  Théodose  les  panégyriques 
qu'en  ont  faits  les  auteurs  païens ,  entre  autres 
Pacatus. 

Nul  prince  n'a  été  plus  loué  que  Théodose. 
Augustin  nous  a  vivement  retracé  dans  ses  Con- 
fessions les  inquiétudes  dont  il  était  tourmenté, 
lorsque  chargé  de  la  chaire  de  rhétorique  de 
Milan  il  dut  en  cette  qualité  prononcer  le  pané- 
gyrique de  Théodose.  Je  doute  que  dans  ce  pa- 
négyrique, Augustin  eût  rien  rencontré  qui  ap- 
prochât de  cette  magnifique  peinture  que  nous 
venons  de  lui  \oir  tracer  de  l'empereur  chrétien. 
Quand  Théodose  mourut,  l'éloquence  profane 
ne  manqua  donc  point  à  ses  louanges,  et  ce  fut  le 
plus  célèbre  rhéteur  de  ce  temps,  qui  fut  appelé 
à  les  célébrer  en  public.  Pacatus  ne  fut  pas 
au-dessous  de  cette  tâche.  Son  style  a  de  l'éclat 
et  du  mouvement;  il  s'élève  au  récit  des  guerres 
et  des  victoires  de  Théodose;  et  pourtant  quel- 
quefois l'intérêt  languit  :  on  dirait  qu'une  se- 
crète influence  frappe  de  froid  son  éloquence. 
Elle  ne  se  ranime  cette  éloquence,  elle  ne  se  re- 
trouve naturelle  et  pathétique ,  que  quand  Pa- 
catus touche  à  une  de  ces  questions  qui  seules 
alors  préoccupaient   et  remuaient  les  âmes,  à 


—  304  — 

une  question  religieuse;  quand,  saisi  dune 
jusle  indignation,  il  flétrit,  en  louant  la  tolé- 
rance de  Théodose  ,  la  cruauté  qui  avait  si 
atrocement  puni  sur  quelques  malheureux  Ter- 
reur des  priscillianistes. 

Mais  Féloge  des  princes  était  en  quelque 
sorte  un  tribut  que  l'éloquence  chrétienne  payait 
aux  puissants  de  la  terre;  ce  n'était  pas  le  texte 
favori  et  fécond  de  ses  inspirations  ;  ce  texte , 
nous  le  savons  de  reste,  c'était  la  charité,  et 
c'est  là  aussi  que  triomphe  l'âme  de  Paulin. 

On  plaçait,  à  l'entrée  des  églises,  des  troncs 
où  la  piété  des  fidèles  déposait  les  aumônes  des- 
tinées à  la  subsistance  des  pauvres.  Tel  est  le  texte 
d'une  homélie  célèbre  de  Paulin  :  De  gazop/tj/a- 
cio.  «  Du  tronc.  »  Homélie  où  il  a  su,  après  tant 
d'orateurs  chrétiens ,  trouver  de  nouvelles  et 
éloquentes  paroles  pour  exciter  la  charité  «  Les 
pauvres  vous  attendent  à  la  porte  de  l'église;  les 
yeux  fixés  sur  vous,  ils  observent  votre  arrivée, 
et  suivent  chacun  de  vos  pas.  Leurs  voix  tou- 
chantes, affaiblies  par  la  faim  qui  les  presse, 
vous  adressent  des  vœux  suppliants;  elles  im- 
plorent de  votre  compassion  quelque  soulage- 
ment à  leurs  misères.  Ne  les  contraignez  pas  à 
changer  leurs  prières  en  murmures;  craignez 
que  leurs  gémissements  ne  s'élèvent  contre  vous 
auprès  du  père  des  orphelins,  du  protecteur  des 
veuves ,  du  Dieu  souffrant  dans  la  personne  des 


—  305  — 

pauvres.  »  On  ne  saurait  trop  admirer  avec 
quelle  sagesse  cette  voix  du  pauvre  qui  toujours 
en  secret  ou  hautement  s'élève  contre  le  riche, 
saint  Paulin  sait ,  en  la  détournant  vers  le  ciel , 
la  faire  parler  sans  que  la  plainte  touche  à  l'in- 
sulte, le  murmure  a  la  révolte. 

Nous  avons    vu   que  tout   en    résistant  aux 
prières  d'Ausone  qui  le  rappelait  ou  plutôt  vou- 
lait le  retenir  au  culte  des  muses,  Paulin  par 
une  dernière  faiblesse  poétique   non-seulement 
lui  avait  répondu  en  vers ,  mais  qu'à  l'imitation 
de  son  maître  et  comme  en  rivalité  il  avait  em- 
ployé   des  mètres   différents  pour  lui   signifier 
ses  adieux  à  la  poésie.  C'est  que  la  poésie,  en 
effet,  était  au  fond  du  cœur  de  Paulin;  c'était 
pour  lui  cette  passion  dont  le  sage  même  se  dé- 
pouille difficilement  ;  aussi  n'y  put-il  renoncer; 
mais  ne  la  pouvant  vaincre,  il  la  sanctifia  :  sa 
poésie  fit  partie  de  sa  piété.  Un  de  ses  prédé- 
cesseurs au  siège  épiscopal  de  Nola,  saint  Félix, 
avait  laissé  un  grand  renom  de  vertu  et   une 
grande  puissance  de  miracles.  Chaque  année, 
Paulin  lui  consacra  un  poème  ,  et  il  renouvela 
pendant  quinze  ans  cette  offrande  poétique  qu'il 
savait  rajeunir  par  la  variété  des  mètres  et  la 
vivacité  inépuisable  de  l'émotion.  11  a  aussi  tra- 
duit en  vers  quelques  psaumes;  et  saint  Augustin 
trouvait  que  ces  poésies  de  Paulin  étaient  douces 
comme  le  miel  et  le  lait,  et  propres  à  nourrir  et 

20 


—  306  — 

à  charnier  la  piété  des  fidèies.  Ces  effusions  poé- 
tiques dans  sainl  Paulin  n'enlevaient  rien  à  ses 
devoirs  d'évêque  ?  qui  alors  étaient  souvent  en- 
tourés de  grands  périls  :  c'était  le  temps  de  l'in- 
vasion des  Goths  dans  l'Italie.  Nola  fut  prise 
d'assaut;  Févêque  tomba  aux  mains  des  barba- 
res; mais,  frappés  de  sa  vertu,  ils  lui  rendirent 
la  liberté.  Alors  Paulin,  comme  un  autre  saint 
Ambroise,  employa  les  biens  de  l'Eglise  à  ra- 
cheter les  captifs  et  à  soulager  les  maux  de  la 
guerre  :  ce  fut  l'occupation  de  ses  dernières  an- 
nées. La  tolérance  en  lui  s'alliait  à  la  piété;  aussi 
quand  il  mourut,  en  431  ,  juifs  et  païens  s'asso- 
cièrent-ils aux  chrétiens  dans  d'unanimes  re- 
grets. 


CHAPITRE  XVI. 


OROSE. SALVIEN. 


Dans  la  grandeur  de  son  plan  et  du  point  de 
vue  élevé  où  il  s'était  placé  en  contemplant  la 
cité  de  Dieu,  Augustin  n'avait  pu  descendre  aux 
détails  ou  s'y  arrêter.  Orose ,  son  disciple ,  vint 
se  charger  de  cette  tâche.  Il  le  déclare  tout  d'a- 
bord et  dans  les  ternies  les  plus  explicites  de 
respect  et  d'obéissance  :  il  ne  veut  qu'apporter 
quelques  preuves   particulières,   quelques  faits 
nouveaux  à  la  thèse  si  éloquemment,  si  magni- 
fiquement soutenue  et  développée  par  saint  Au- 
gustin ;  il  s'attache  à  un  point  particulier,  le  re- 
proche fait  aux  chrétiens   d'être  la  cause  des 
maux  qui  depuis  leur  apparition  affligent  l'empire. 
Entrant  donc  de  suite  en  matière  et  remontant,  il 
le  dit  lui-même,  au  berceau  du  monde,  Orose 
reprend  et  suit  à  travers  les  siècles  et  les  royau- 
mes la  longue  et  effroyable  histoire  des  calamités 
de  tous  genres  qui  ont  désolé  l'univers  :  c'est 
un  inventaire  exact  de  tous  les  fléaux  qui  ont 
écrasé  l'humanité.  Au  milieu  de  ces  souvenirs  de 
tristesse ,  de  ces  funèbres  images ,  de  ces  débris 


—  308  — 

des  empires,  la  pensée  et  le  style  d'Orose  pren- 
nent une  teinte  singulière  de  sombre  énergie  et 
de  vigoureuse  précision  :  on  dirait  le  génie  et  la 
couleur  anticipés  de  ces  peintres  de  l'école  espa- 
gnole qui  ont  trouvé,  pour  exprimer  les  tortu- 
res physiques  et  les  douleurs  morales,  un  coloris 
si  horriblement  vrai  et  saisissant.  Cette  force  de 
conviction  dans  l'apologie  qu'il  fait,  donne  à 
Orose  un  mérite  qu'on  ne  s'attendait  pas  d'a- 
bord à  trouver  dans  un  écrivain  qui  s'annonce 
simplement  comme  le  disciple  fidèle ,  l'humble 
annotateur,  si  je  le  puis  dire,  du  grand  ouvrage 
de  saint  Augustin ,  qui  se  borne  à  en  suivre  pas 
à  pas  les  traces,  à  les  adorer.  Orose  malgré  ce 
culte  et  cette  soumission,  a  un  caractère  original  ; 
non  qu'il  exprime  souvent  des  pensées  autres 
que  celles  d'Augustin,  mais  il  les  formule  d'une 
manière  plus  nette  et  plus  précise;  il  les  met 
mieux  en  relief,  il  les  accuse  plus  fortement. 
Ainsi  l'action  de  Dieu  sur  la  destinée  des  empires 
et  particulièrement  de  l'empire  romain  qu'il  a 
fait  servir  à  la  préparation  et  à  l'établissement 
de  la  religion  chrétienne,  cette  action  nous  sem- 
ble mieux  marquée  dans  Orose  qu'elle  ne  l'est 
dans  saint  Augustin. 

11  est  une  idée  qu'Orose  n'a  pas  empruntée 
à  saint  Augustin,  et  qui  sous  sa  plume  prend, 
par  un  tour  précis  et  vigoureux,  un  caractère 
éclatant  :    c'est    la   pensée   de    l'unité   morale 


—  309  — 

établie  par  le  christianisme ,  unité  qui  de  tous 
les  hommes  ne  doit  faire  qu'une  même  famille, 
et  de  tous  les  empires  qu'une  même  patrie. 

Enfin  comme  écrivain  ,  Orose  a  un  mérite 
rare  dans  les  auteurs  chrétiens  :  son  ouvrage  est 
composé  avec  ordre ,  avec  suite  ;  il  en  annonce 
au  début  les  principales  divisions  ,  les  reprend 
et  les  suit  exactement  dans  les  livres  suivants. 
S'il  passe  d'abord  en  revue  les  grands  empires 
de  l'Orient  ;  s'il  s'arrête  quelque  temps  à  la 
Grèce,  il  a  hâte  d'arriver  à  l'empire  romain, 
sujet  principal  de  sa  thèse;  il  en  esquisse  l'histoire 
à  grands  traits,  avec  des  termes  énergiques  et  où 
l'on  croit  quelquefois  reconnaître  la  vigueur  et  la 
concision  de  Tacite;  il  la  suit  à  travers  les  âges 
et  l'amène  avec  ordre  et  clarté  jusqu'à  ce  mo- 
ment où  l'histoire  de  Home  est  celle  du  chris- 
tianisme. Cette  régularité  un  peu  chronologique 
de  son  ouvrage  est  animée  par  une  pensée  qui 
déjà  et  souvent  exprimée  par  les  auteurs  chré- 
tiens se  montre  dans  Orose  avec  des  développe- 
ments plus  nets,  une  expression  plus  précise; 
cette  idée  est  l'idée  du  progrès  par  lequel,  sous 
la  main  de  Dieu  qui  les  dirige,  marchent  les  em- 
pires à  l'accomplissement  de  la  loi  évangélique; 
c'est-à-dire  au  règne  de  la  justice,  de  l'égalisé, 
de  l'unité  chrétiennes.  Les  peuples  barbares  eux- 
mêmes  qui  maintenant  ravagent  l'empire,  doi- 
vent entrer  dans  cette  unité.    On   dirait  qu'ici 


—  310  — 

Orose  entrevoit  la  face  encore  obscure  du  monde, 
et  que  s'élevant  au-dessus  du  trouble  passager 
qu'ils  y  apportent,  il  démêle  dans  la  confusion  des 
peuples  qui  se  chassent  et  se  heurtent  la  future 
harmonie  du  moyen  âge  par  la  double  hiérar- 
chie de  l'Église  et  de  la  féodalité. 

Un  autre  écrivain  chrétien,  Salvien,  a  aussi 
repris,  mais  à  un  point  de  vue  différent,  la 
pensée  de  saint  Augustin.  Les  sept  livres  Sur  le 
gouvernement  de  Dieu  sont  le  complément  et 
comme  la  conséquence  logique  de  la  Cité  de 
Dieu. 

Jl  y  a  dans  le  traité  Du  gouvernement  de  Dieu, 
deux  parties  distinctes  :  Tune  commune  et  phi- 
losophique; l'autre  chrétienne  et  neuve;  la  pre- 
mière consacrée  à  réfuter  les  vieilles  objections 
contre  la  Providence,  s'étend,  sauf  quelques 
traits  relatifs  au  véritable  sujet,  jusqu'au  cin- 
quième livre.  Alors  seulement  Salvien  saisit  et 
développe  le  véritable  côté ,  le  côté  neuf  de  la 
question;  il  n'est  plus  l'avocat  un  peu  confus  de 
la  Providence,  qui  n'en  a  pas  besoin,  mais  l'in- 
terprète inspiré  de  ses  desseins  sur  îe  monde , 
desseins  dont  les  barbares  sont  les  instruments. 
Jusque-là  les  apologistes  chrétiens  s'étaient  bor- 
nés à  montrer  que  le  christianisme  était  étranger 
aux  malheurs  de  l'empire ,  Augustin  et  Orose 
lui-même  n'avaient  pas  été  au  delà  de  la  dé- 
fense :  Salvien  passe  à  l'attaque.  Il  ne  garde  plus 


—  311   — 

de  ménagements  envers  la  société  païenne  : 
il  applaudit  hautement  à  la  vengeance  de  rhu- 
manité  dans  la  destruction  de  l'empire.  Sa  pa- 
role ardente  brise  le  dernier  lien  qui  rattachait 
encore  le  monde  païen  au  monde  chrétien,  et 
rompt  cette  union  adultère.  Pourquoi  le  chri- 
stianisme dissimulerait-il  encore?  n'a-t-il  pas  der- 
rière lui  qui  le  doit  défendre  i  ces  barbares  qui 
triomphent  des  princes  et  se  soumettent  aux 
évêques.  Augustin  respectait  encore  le  monde  ro- 
main ;  Salvien  le  condamne  sans  pitié;  il  en  mène 
les  funérailles,  et  sur  son  tombeau  il  entonne 
un  hymne  en  l'honneur  des  barbares  qui  Font 
vaincu  et  détruit.  Salvien  ne  continue  pas  sim- 
plement la  parole  d'Augustin;  il  la  met  en  pra- 
tique. 

Que  fait  saint  Augustin  dans  la  Cité  de  Dieu  ? 
D'un  côté,  il  prononce  l'oraison  funèbre  de  la 
société  païenne;  de  l'autre,  il  annonce  l'avé- 
nement  de  cette  société  céleste  qui  a  jusque-là 
poursuivi  obscurément  sur  la  terre  son  pèleri- 
nage, et  à  qui  maintenant  appartient,  même 
ici-bas,  l'empire  :  c'est  la  proclamation  du  règne 
futur  de  l'Église.  Mais  cette  pensée,  qu'Augustin 
indique  mystérieusement  et  qu'il  ne  présente 
que  sous  des  voiles  et  en  un  obscur  lointain  , 
Salvien  la  montre  visible  dans  les  faits.  Dieu, 
chez  Salvien,  prend  possession  du  monde;  la 
cité  de  Dieu  n'est  plus  comme  dans  Augustin, 


—  312  — 

un  symbole;  elle  est  une  réalité:  Dieu  gouverne 
par  son  Eglise. 

Mais  ce  n'est  pas  des  païens,  même  convertis, 
que  le  christianisme  peut  attendre  cette  ère  nou- 
velle. Il  lui  faut  des  âmes  plus  pures  et  des  esprits 
plus  dociles  :  il  lui  faut  les  barbares.  L'exaltation 
des  barbares,  mis  au  service  de  l'Église,  tel  est  le 
texte  des  paroles  éloquentes  de  Salvien. 

On  lui  a  reproché  cette  préférence  donnée 
aux  barbares  sur  les  Romains,  cette  absence  de 
nationalité  qui  lui  fait  applaudir  à  la  chute  de 
l'empire.  Gibbon  s'en  indigne ,  et  en  accuse  le 
christianisme.  Ces  reproches  sont -ils  fondés? 
Y  avait-il  pour  un  Gaulois,  pour  un  sujet  de 
l'empire  obligation  de  lui  rester  fidèle  ?  Pour 
juger  cette  question,  il  suffit  d'examiner  l'état 
de  la  Gaule.  Accablée  d'une  nuée  de  fonction- 
naires qui  s'abattaient  sur  elle  comme  sur  une 
proie,  elle  n'avait  plus  conservé  que  le  droit  de 
payer  sa  servitude.  Ce  que  le  fisc  épargnait ,  la 
vénalité  de  la  justice  l' épuisait.  La  Gaule  déjà  ne 
faisait  plus  que  soutenir,  que  nourrir  le  cadavre 
de  l'empire.  Si  encore  ces  Romains  qui  dévorent 
la  Gaule,  savaient  la  défendre;  non;  aussi  lâches 
qu'ils  sont  avides ,  ils  ne  savent  que  fuir  devant 
l'ennemi.  Et,  remarquez-le  bien  :  le  patriotisme 
qui  ne  se  trouve  plus  chez  les  Romains,  où  s'est- 
il  réfugié?  dans  l'âme  du  prêtre  chrétien.  Qui 
proteste  contre  celle  dégradation  ?  qui  se  montre 


O  I  «j     

jaloux  de  l'ancienne  gloire  du  nom  romain? 
C'est  Salvien.  Pourquoi  ces  censures  si  âpres  des 
vices  romains?  C'est  que  ces  vices  ont  fait  l'es- 
clavage de  la  Gaule;  oui,  on  n'en  peut  douter, 
Salvien  porte  en  lui  le  poids  d'une  âme  romaine. 
«  Rougissez,  peuples  romains,  rougissez  de  votre 
vie.  Il  n'est  presque  pas  de  villes  qui  soient 
exemptes  de  turpitudes,  excepté  les  villes  où  les 
barbares  ont  établi  leur  domination.  Et  nous 
nous  étonnons  de  nos  malheurs ,  nous  qui 
sommes  si  impurs!  nous  nous  étonnons  d'être 
surpassés  en  force  par  nos  ennemis  quand  ils 
nous  surpassent  en  vertu  :  qu'on  se  le  persuade 
bien,  ce  qui  nous  a  vaincus,  c'est  le  dérèglement 
de  nos  mœurs.  »  Mais  il  loue  les  barbares?  nul 
avant  lui,  même  parmi  les  païens,  ne  lavai t-ii 
fait?  Le  sentiment  qui  inspire  à  Tacite  de  pré- 
senter à  ses  contemporains  comme  un  contraste 
et  une  censure  la  peinture  des  mœurs  des  Ger- 
mains, est-il  bien  loin  de  celui  qui  fait  de  Sal- 
vien le  panégyriste  des  barbares?  Ainsi  c'était 
déjà  faire  sentir  au  plus  romain  des  historiens 
latins  cette  mystérieuse  et  puissante  vertu  des 
peuples  barbares  qui  devaient,  renouvelant  le 
vieux  sang  romain,  préparer  la  vie  énergique 
et  féconde  du  moven  âge. 

Ne  craignons  pas  de  le  dire  :  Salvien  avait  rai- 
son contre  l'empire  romain  qui  dévorait  les 
Gaules;  raison  contre  les  chrétiens,  Gaulois  ou 


—  3U  — 

Romains,  qui  avaient  changé  de  culte  sans  chan- 
ger de  mœurs;  raison  enfin  contre  cette  société 
cruelle  et  corrompue  qui  dans  les  amphithéâtres 
de  Trêves  et  de  Cologne ,  que  doivent  renverser 
les  barbares,  jetait  encore  à  des  animaux  féroces 
les  entrailles  humaines  :  dernière  volupté  du  sang 
où  s'enivrait  le  paganisme  mourant. 


CHAPITRE  XVII. 


LA    LEGENDE    CHRETIENNE. 


La  légende  est  une  œuvre  originale  du  génie 
chrétien.  Née  au  désert,  elle  en  a  le  merveilleux; 
c'est,  à  proprement  parler,  la  vraie  poésie  du 
christianisme. 

Jérôme  en  a  écrit  les  premières  pages.  On  lui 
doit  la  monographie  de  trois  solitaires  :  Paul,  Hi- 
larion,  Malchus.  Dans  ces  pieuses  monographies 
on  respire,  pour  ainsi  dire ,  la  paix  et  le  parfum 
du  désert  ;  on  sent  que  Jérôme  y  laisse  percer 
ses  sentiments  et  ses  impressions  personnelles  ; 
quelquefois  même  il  se  met  en  scène  de  la  ma- 
nière la  plus  vive  et  la  plus  pittoresque.  Ainsi , 
dans  une  espèce  d'épilogue  qui  termine  la  vie  de 
Paul,  il  s'écrie  :  «  Paul  gît  recouvert  d'une  vile 
poussière  pour  ressusciter  dans  la  gloire ,  et  les 
marbres  fastueux  de  vos  tombeaux  pèsent  sur 
vous ,  qui  devez  brûler  avec  vos  richesses  ;  épar- 
gnez-vous !  Grâce  ;  épargnez  du  moins  ces  ri- 
chesses que  vous  aimez  tant?  Pourquoi  envelop- 
per dans  des  vêtements  d'or  jusqu'à  vos  morts 
eux-mêmes  ?  Pourquoi  votre  ambitieuse  vanité 


—  316  — 

ne  s'éteint-elle  pas  au  milieu  du  deuil  et  des 
larmes  ?  Les  cadavres  des  riches  ne  sauraient-ils 
donc  pourrir  que  dans  la  soie  ?  —  Je  t'en  con- 
jure ,  qui  que  tu  sois ,  toi  qui  lis  ceci ,  souviens- 
toi  du  pêcheur  Jérôme  ,  lequel ,  si  Dieu  lui  en 
donnait  le  choix ,  préférerait  de  beaucoup  à  la 
pourpre  des  rois ,  avec  les  supplices,  la  tunique 
de  Paul  ,  avec  ses  mérites.  » 

La  Fontaine ,  dans  un  mouvement  d'un  re- 
pentir qui  ne  dura  pas ,  a  mis  en  vers  la  Capti- 
vité de  saint  Malc.  Dans  une  invocation  à  la 
Vierge,  il  s'écrie  : 

Mère  des  bienheureux ,  Vierge ,  enfin  je  t'implore  ; 
Fais  que  dans  mes  chansons  aujourd'hui  je  t'honore, 
Bannis-en  les  vains  traits,  criminelles  douceurs 
Que  j'allais  mendier  jadis  chez  les  neuf  Sœurs. 

Ce  sujet  est  digne  en  effet  de  la  poésie  :  «  Un 
jeune  homme  et  une  jeune  et  belle  vierge  ont 
tous  deux  fait  vœu  de  chasteté.  Tous  deux  d'un 
rang  élevé,  ils  deviennent  esclaves  par  le  sort 
de  la  guerre  et  sont  envoyés  dans  un  désert 
pour  y  garder  les  troupeaux.  Pour  obéir  à  leurs 
vœux  sacrés ,  ils  résistent  aux  désirs  qui  les 
consument,  à  tout  ce  que  l'amour  peut  offrir 
de  tentations  sous  un  climat  bridant ,  dans  la  si- 
lencieuse solitude  du  désert ,  quand  rien  ne  les 
peut  distraire  du  charme  irrésistible  qui  les  en- 
traîne l'un  vers  l'autre  ,  quand  rien  ne  s'oppose 
a  leur  ineffable  bonheur,  rien  ,  sinon  la  crainte 


—  317  — 

d'offenser  le  Dieu  qu'ils  adorent.  Mais  ils  se 
voient  soumis  à  des  épreuves  plus  difficiles  en- 
core. Pour  éviter  la  mort  dont  ils  sont  menacés, 
il  leur  faut  feindre  un  hymen  qu'exige  un  maître 
avare  et  cruel  qui  veut  multiplier  le  nombre  de 
ses  esclaves.  La  même  couche  reçoit  et  l'amant 
et  l'amante  ;  ils  s'exhortent  mutuellement  à  une 
résistance  qui  paraît  impossible.  Au  moment  où 
le  jeune  homme  a  pressé  contre  son  sein  la 
vierge ,  dans  l'espérance  de  lui  faire  partager  le 
délire  auquel  il  est  en  proie,  elle  résiste,  et  son 
éloquence  toute  divine  triomphe  de  celui  qui  la 
contemple  avec  délices  et  qui  l'accuse  avec  ad- 
miration. Alors  tous  deux  ,  à  genoux  ,  enlacés 
dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  lèvent  au  ciel  leurs 
yeux  baignés  de  pleurs  et  reportent  vers  Dieu 
ces  sentiments  d'amour  dont  leurs  cœurs  sont 
embrasés.  Cependant  la  nature  trop  faible  suc- 
comberait à  tant  de  tourments  :  ils  fuient  en- 
semble ,  sont  poursuivis ,  s'élancent  dans  la  ca- 
verne d'une  lionne  furieuse  qui  allaitait  ses 
petits.  Par  un  miracle  inattendu,  l'animal  féroce 
les  protège  et  met  en  pièces  l'Arabe  dont  le  ci- 
meterre, déjà  lancé  sur  eux,  allait  leur  donner  la 
mort.  Enfin ,  après  avoir  échappé  à  mille  dan- 
gers, ils  arrivent  à  une  bourgade  chrétienne,  se 
disent  un  éternel  adieu,  et,  fidèles  aux  vœux 
qu'ils  avaient  formés ,  ils  se  renferment  pour 
toujours  dans  des  cloîtres  différents  et  deman- 


—  318  — 

dent  à  Jésus-Christ,  au  pied  des  autels,  la  céleste 
récompense  d'un  si  douloureux  sacrifice.  »  Cette 
analyse  ,  un  peu  apprêtée  de  style ,  mais  exacte 
pour  les  faits  que  nous  empruntons  à  M.  Walc- 
kenaèr,  montre  que  le  sujet  de  Malchus  était 
très-favorable  à  la  poésie;  mais  il  convenait 
peu  au  génie  de  La  Fontaine ,  qui  en  a  fait  une 
pastorale  au  lieu  d'un  drame.  «  Je  voudrais  que 
cette  idylle ,  dit-il  dans  sa  dédicace  au  cardinal 
de  Bouillon  ,  outre  la  sainteté  du  sujet ,  ne  vous 
parût  pas  entièrement  dénuée  des  beautés  de 
la  poésie.  »  Ces  beautés  y  brillent  peu,  et  ce  ne 
sont  pas  celles  du  sujet.  Beaucoup  de  descrip- 
tions ,  des  vers  tels  que  ceux-ci  : 

En  des  lieux  découverts  notre  bergère  assise 
Aux  injures  du  haie  exposait  ses  attraits , 
Et  des  pensers  d' autrui  se  vengeait  sur  ses  traits. 
O  vous ,  dont  la  blancheur  est  souvent  empruntée , 
Que  d'un  soin  différent  votre  âme  est  agitée 

font  souvent  de  cette  légende  pieuse  une  pasto- 
rale, où  l'on  retrouve  parfois  le  vers  facile,  mais 
mondain  de  La  Fontaine ,  et  ces  criminelles- 
douceurs  dont  il  savait  trop  peu  se  défendre.  Et 
quand  à  la  fin  de  ce  poëme,  il  ajoute  : 

Jérôme  en  est  témoin ,  ce  grand  saint  dont  la  plume 
Des  faits  du  Dieu  vivant  explique  le  volume , 
Il  vit  Malc ,  il  apprit  ces  merveilles  de  lui , 
Et  mes  légers  accords  les  chantent  aujourd'hui. 
Qui  voudra  les  savoir  d'une  bouche  plus  digne 
Lise  chez  d'Andilly  cette  aventure  insigne , 


—  319  — 

il  exprime  lui-même  un  jugement  vrai  sur  cet 
essai  de  poésie  religieuse  ;  pour  un  tel  sujet  ses 
accords  sont  un  peu  légers. 

Ruffin  nous  a  aussi  laissé,  sous  le  titre  de  Vies 
des  Pères  du  désert ,  d'intéressantes,  de  pieuses 
légendes.  Pendant  un  long  séjour  en  Egypte,  il 
avait  été  témoin  des  merveilles  qu'il  racontait , 
et  il  en  a  tracé  des  tableaux  dont  les  couleurs 
moins  vives  que  celles  de  Jérôme  ont  ,  dans 
l'élégance  du  style  et  la  douceur  des  sentiments, 
un  charme  particulier. 

Cette  renommée  des  moines  d'Orient  dont 
Jérôme  et  Ruffin  ont  été  les  témoins  et  les  his- 
toriens, ne  tarda  pas  à  se  répandre  en  Occi- 
dent et  à  y  exciter  une  vive  admiration.  Deux 
hommes ,  par  leurs  écrits  ,  l'accrurent  encore  : 
ce  furent  Sulpice  Sévère  et  Cassien. 

Né  en  Aquitaine,  vers  363,  Sulpice  Sévère  se 
lia  d'une  étroite  amitié  avec  saint  Paulin.  Comme 
lui ,  riche  et  d'une  famille  noble,  Sulpice  Sévère, 
à  son  exemple ,  vendit  ses  biens  et  en  distribua 
le  prix  aux  pauvres ,  ne  se  réservant  qu'une  pe- 
tite terre.  Là ,  tout  entier  à  la  religion  et  à  l'é- 
tude ,  il  menait  cette  vie  pauvre  mais  calme  et 
pieusement  occupée  dont  saint  Paulin ,  dans 
une  de  ses  lettres ,  nous  a  laissé  une  touchante 
description.  Dans  cette  retraite ,  Sulpice  Sévère 
composa  plusieurs  ouvrages,  dont  les  princi- 
paux sont  :  la  Chronique ,  ou  Abrégé  de  ïldstoire 


—  320  — 

sacrée  ,    et   les    Dialogues  sur   la  vie   des  soli- 
taires. 

Augustin  avait  consacre  les  derniers  livres  de 
la  cité  céleste  à  l'histoire  du  peuple  de  Dieu  ;  Sul- 
pice  Sévère  en  l'abrégeant  reprend  cette  histoire 
où  la  finissait  saint  Augustin  ;  il  en  fait  l'intro- 
duction de  cette  autre  histoire  à  laquelle  en  ef- 
fet elle   devait  aboutir,    l'Histoire   de    l'Eglise. 
Cet  abrégé  de  Sulpice  Sévère  est  d'une  préci- 
sion  pleine  de  vigueur  et   d'élégance.    Dominé 
par  cette  pensée  qui  venait  de  saint  Augustin  , 
que  les  événements  humains  se  ramènent  tous 
et  concourent   aux    desseins   de   Dieu  sur  son 
Église,  Sulpice  Sévère  sait  y  rattacher  tous  les 
faits ,    tous   les   détails   avec    une    remarquable 
habileté  :  Bossuet   lui  doit  beaucoup  pour   le 
plan  et  l'unité  de  son  Histoire  universelle.  Imi- 
tateur de  la  brièveté  de  Salluste,  qu'il  aime  à 
citer,  Sulpice  Sévère  reproduit  souvent  les  sou- 
venirs de  la  littérature  profane;  et  à  la  vigueur 
de  quelques-uns  de  ses  traits,  à  la  profondeur  de 
certaines  pensées,  on  croirait,  comme  dans  Orose, 
moins  reconnaître  la  propre  pensée  de  l'écrivain 
que  la  pensée  et  les  expressions  de  quelque  grand 
historien  de  l'antiquité.   Du  reste,  Sulpice  Sé- 
vère lui-même  fait ,  avec  beaucoup  de  désinté- 
ressement ,   l'aveu  de  ces  emprunts   :    «  Je  ne 
ferai  pas  difficulté  d'avouer,  dit-il  dans  la  pré- 
face, que  je  me  suis  beaucoup  servi  des  histo- 


—  321   — 

riens  profanes.  »  Maigre  cette  étude  et  celte  imi- 
tation souvent  heureuse  des  anciens,  Sulpice 
Sévère  hâtait ,  pour  sa  part ,  la  corruption 
du  goût  et  de  la  langue ,  qui  déjà  cédait  à 
l'idiome  vulgaire.  Dans  ses  dialogues  surtout, 
il  est  beaucoup  moins  correct.  A  des  idées 
nouvelles,  il  fallait  des  mots  nouveaux  ;  or,  la 
légende  venait  avant  tout  du  peuple  et  y  re- 
tournait. 

La  vie  monastique ,  a  cette  époque ,  a  deux 
aspects  bien  différents  :  l'un  riant  dans  sa  nudité 
même,  sauvage,  mais  poétique;  l'autre  étroit, 
sombre,  régulier  :  dans  le  premier,  c'est  la  vie 
du  désert  avec  la  liberté,  la  lumière,  l'immensité 
du  ciel  et  la  pleine  possession  de  la  nature;  c'est 
la  vie  de  l'anachorète,  du  solitaire  proprement 
dit.  La  seconde ,  vie  d'obscurité ,  avec  peu  ou 
point  de  vue  sur  la  nature,  avec  renoncement 
entier  à  l'indépendance ,  est  la  vie  des  moines , 
de  ceux  qui  vivent  isolés ,  mais  réunis  sous  un 
même  toit.  Liberté  d'un  côté,  soumission  de 
l'autre ,  tels  sont  les  deux  traits  profonds  et 
distincts  de  la  vie  du  désert  et  de  la  vie  des 
couvents. 

La  vie  du  désert  est  pleine  de  merveilles  :  la 
création  tout  entière  y  semble  mise  à  la  disposi- 
tion de  l'homme,  et  comme  aux  premiers  jours 
du  monde  naissant,  tous  les  êtres  animés  s'em- 
pressent de  reconnaître  son  empire.  Les  ani- 
i  21 


—   oZZ  — — 

maux  surtout  y  apparaissent  :  serviteurs  tout  à 
la  fois  et  amis  de  l'homme,  ils  protègent,  loin  de 
l'inquiéter,  sa  solitude;  ils  vivent  avec  lui  dans 
une  douce  familiarité  : 

Les  lions  et  les  saints  ont  en  même  demeure, 

a  dit  La  Fontaine  dans  le  poëme  que  nous  avons 
cité  plus  haut.  La  légende  chrétienne  est  pleine 
de  ces  scènes,  j'allais  dire  de  ces  amitiés  lou- 
chantes ;  nous  en  avons  déjà  vu  dans  l'histoire  de 
saint  Malchus  un  exemple  éclatant.  Sulpice  Sé- 
vère nous  en  offrira  des  traits  non  moins  remar- 
quables :  «  Arrivés  au  pied  du  palmier  où  nous 
conduisait  notre  hôte,  nous  rencontrâmes  un 
lion  :  à  cette  vue,  mon  guide  et  moi  nous  fûmes 
saisis  de  frayeur;  mais  le  saint  approcha  sans 
hésiter,  nous  le  suivîmes,  quoique  en  tremblant. 
La  bête,  Dieu  sans  doute  le  lui  commanda,  tran- 
quillement s'éloigna  un  peu,  puis  s'arrêta,  tan- 
dis que  l'anachorète  cueillait  sur  les  premières 
branches  les  dattes  qu'il  pouvait  atteindre.  Il 
présenta  ensuite  sa  main  pleine  au  lion ,  qui 
accourut ,  prit  ces  fruits  avec  autant  de  familia- 
rité que  l'eût  fait  un  animal  domestique,  les 
mangea  et  s'en  alla.  »  Les  animaux  au  désert  ne 
respectent  pas  seulement  l'homme;  ils  lui  sont 
utiles,  ils  l'instruisent  et  le  préservent  de  fu- 
nestes méprises.  «  Un  solitaire  habitait  la  partie 
du  désert  qu'avoisine  Syène;   la  première  fois 


—  323  — 

qu'il  se  retira  dans  le  désert  pour  y  vivre  des 
herbes  et  des  racines  d'une  saveur  exquise  que  le 
sable  produit,  il  ne  savait  pas  les  reconnaître,  et 
cueillait  souvent  des  plantes  vénéneuses.  Chaque 
fois  qu'il  mangeait,  le  poison  le  mettait  à  la  tor- 
ture ;  il  était  en  proie  à  d'affreuses  douleurs 
d'intestins.  L'anachorète,  frappé  de  terreur, 
ne  prenait  plus  aucun  aliment,  et  après  avoir 
passé  sept  jours  entiers  sans  manger,  il  était  sur 
le  point  de  périr  d'inanition.  Alors  une  chèvre 
sauvage  s'approcha  du  solitaire;  il  lui  jeta  un  fai- 
sceau d'herbes  qu'il  avait  cueillies  la  veille,  et 
auxquelles  il  n'osait  toucher.  L'animal  écarta  les 
plantes  vénéneuses ,  et  choisit  celles  qui  étaient 
inoffensives.  C'est  ainsi  que  ce  saint  homme, 
apprenant  de  la  chèvre  ce  qu'il  devait  manger, 
ce  qu'il  devait  rejeter,  échappa  au  danger  de 
mourir  de  faim  ,  et  n'eut  plus  à  craindre  les 
herbes  vénéneuses.  »  Voilà  une  leçon  de  bota- 
nique bien  simple  et  bien  utile  :  l'instinct  n'est 
pas  moins  sûr  que  la  science. 

Les  services  que  les  animaux  rendent  à 
l'homme,  ils  les  reçoivent  de  lui  à  leur  tour. 
«Deux  moines  étaient  allés  visiter  un  anachorète. 
Le  quatrième  jour  de  leur  visite,  ils  repartent, 
et  l'anachorète  les  reconduit  à  quelque  distance. 
Tout  a  coup ,  ils  voient  venir  à  eux  une  lionne 
d'une  grandeur  prodigieuse  ;  la  bête  ,  encore 
qu'ils  fussent  trois,  sachant  fort  bien  à  qui  elle 


—  324  — 

devait  s'adresser,  se  roule  aux  pieds  de  l'ana- 
chorète^ en  poussant  des  gémissements  plaintifs 
et  des  cris  suppliants.  Elle  les  devance  ;  ils  la 
suivent,  et  arrivent  ainsi  à  la  caverne  de  la 
bête ,  où  se  trouvaient  cinq  petits  déjà  forts  et 
aveugles-nés.  La  lionne  les  tire  de  la  caverne 
les  uns  après  les  autres,  et  les  dépose  aux 
pieds  de  l'anachorète.  Alors  le  saint  comprit 
ce  que  la  bête  demandait,  et  ayant  invoqué 
le  nom  de  Dieu ,  il  toucha  de  la  main  les  pau- 
pières des  lionceaux  qui,  aussitôt  guéris  de  leur 
cécité,  ouvrirent  les  yeux,  jusque-là  fermés  à  la 
lumière.  » 

Voilà  cette  vie  du  désert,  vie  de  contempla- 
tion et  de  liberté,  de  merveilles  journalières, 
où  l'homme  ne  se  sent  plus  seul  dans  cet  em- 
pressement des  êtres  animés  et  de  la  nature 
elle-même  à  lui  prodiguer  les  uns  leurs  services, 
l'autre  ses  dons. 

Voici  maintenant  la  seconde  vie,  la  vie  sociale 
du  cloître,  où  la  soumission  est  la  première 
vertu.  «  Un  homme  demandait  à  l'abbé  d'être 
reçu  dans  la  communauté.  Pour  première  con- 
dition, l'abbé  lui  posa  l'obéissance.  Par  hasard, 
l'abbé  tenait  à  la  main  une  baguette  de  storax, 
depuis  longtemps  desséchée.  Il  la  planta  en 
terre,  et  commanda  au  nouvel  arrivant  de  l'ar- 
roser jusqu'à  ce  que  le  bout  sec,  dans  le  sable, 
se  couvrît  de  feuilles.  Le  novice,  pour  obéir  à 


—   olO   — 

cette  dure  injonction,  apportait  chaque  jour  sur 
ses  épaules  de  l'eau  qu'il  allait  chercher  au  Nil , 
éloigné  de  deux  milles.  Déjà  une  année  s'était 
écoulée  sans  qu'il  eût  interrompu  son  travail, 
encore  qu'il  ne  pût  espérer  d'en  recueillir  aucun 
fruit.  L'année  suivante,  le  labeur  du  moine, 
épuisé  de  fatigue,  fut  encore  infructueux.  Enfin, 
la  troisième  année,  le  frère  ne  cessant  ni  jour 
ni  nuit  d'arroser,  la  baguette  porta  des  fruits.  » 
Telle  était  l'obéissance,  telle  était  la  foi. 

La  vie  de  liberté  et  de  contemplation,  la  vie 
d'anachorète  était  surtout  la  vie  de  l'Orient  ; 
c'est  celle  que  Sulpice  Sévère  a  principalement 
retracée.  La  vie  de  retraite,  de  soumission,  ou 
autrement  vie  cénobitique,  était  plus  particu- 
lière a  l'Occident  :  c'est  celle  qu'a  racontée 
Cassien. 

Jeune  encore,  Cassien  avait  été  saisi  du  désir 
de  visiter  les  solitudes  de  l'Orient.  Il  se  rendit 
d'abord  à  Bethléem ,  puis  après  avoir  parcouru 
l'Egypte,  il  revint  en  Gaule  après  un  séjour  de 
dix  années  au  milieu  des  monastères  de  l'Orient. 
A  son  retour,  il  s'établit  à  Marseille  pour  n'en 
plus  sortir,  et  rédigea  sous  le  titre  à' Institutions 
des  monastères  et  de  Conférences  ou  Dialogues, 
ses  souvenirs  de  voyages.  Toutefois  Cassien  a 
moins  écrit  la  légende  que  les  annales  des  mo- 
nastères; il  en  rapporte  les  règles,  plus  qu'il 
n'en  redit  le  merveilleux  :  ses  ouvrages  sont  un 


— -   oZv   — 

code  monastique  :  ils  enseignent  la  discipline  et 
la  soumission,  ils  n'enchantent  pas  l'imagination. 

On  s'étonne  de  trouver  cette  histoire  de  la  vie 
monastique,  faite  principalement  par  l'Église  la- 
tine; car,  à  part  Théodore,  qui  a  laissé  une  his- 
toire particulière  des  solitaires  les  plus  illustres 
de  son  temps  ,  je  ne  sache  pas  qu'aucun  Père 
grec  ait  écrit  de  légendes.  Singulier  contraste  ! 
nous  trouverons  l'histoire  ecclésiastique  ,  où 
nous  aurions  du,  ce  semble,  trouver  la  légende, 
dans  l'Église  grecque;  et  la  légende  ,  où  l'on  se 
serait  plutôt  attendu  à  rencontrer  l'histoire , 
dans  l'Eglise  latine.  Ainsi  le  génie  latin  reprend 
ici  cette  naïveté,  cette  grâce  d'imagination  qui 
lui  a  manqué  ailleurs  :  sa  véritable  poésie,  c'est 
la  légende. 

Cette  légende  si  féconde,  si  belle,  si  populaire 
à  son  origine,  est  réservée  à  un  long  et  brillant 
avenir  :  ce  sera  toute  la  vie  et  la  littérature  du 
moyen  âge;  chaque  jour  y  ajoutera  un  merveil- 
leux feuillet;  et  quand  le  moyen  âge  sera  depuis 
longtemps  oublié;  quand  il  aura  entièrement  dis- 
paru dans  les  splendeurs  littéraires  et  monar- 
chiques du  siècle  de  Louis  XIV,  la  légende,  la 
légende  du  désert  survivra.  Un  solitaire  d'une 
nouvelle  et  moins  profonde  thébaïde ,  un  soli- 
taire de  Port-Royal,  Arnaud  d'Andilly,  repren- 
dra ,  arrangera  ces  récits  de  l'Orient  pour  en 
faire  une  pieuse  et  agréable  lecture  destinée,  en 


—  327  — 

charmant  l'imagination ,  à  balancer  l'influence 
des  romans ,  «  de  ces  froides  et  dangereuses  fic- 
tions, »  comme  dit  Bossuet,  dont  le  goût  était 
alors  si  répandu. 

Les  Latins,  si  heureux  et  si  originaux  dans  la 
légende,  réussirent  moins  bien  dans  l'histoire 
proprement  dite.  Les  Grecs,  Eusèbe,  Socrate, 
Sozomène,  avaient  écrit  l'histoire  ecclésiastique, 
quand  les  Latins  ne  l'avaient  pas  encore  tenté; 
ceux-ci  ne  connurent  que  tard  l'histoire  de  l'É- 
glise ,  et  grâce  à  Ruffin  qui  traduisit  l'ouvrage 
d' Eusèbe  et  y  ajouta  deux  livres  qui  furent  à  leur 
tour  traduits  en  grec.  Plus  tard  les  histoires  de 
Socrate  ,  de  Sozomène ,  de  Théodore!  furent  par 
les  soins  de  Cassiodore  réunies  et  traduites  en 
latin  et  formèrent,  sous  le  titre  d' Historia  tri- 
partita ,  le  seul  corps  d'histoire  que  possédât 
l'Église  d'Occident;  car,  précieux  comme  ré- 
sumé ,  l'abrégé  de  Sulpice  Sévère  ,  est  tout  à 
fait  insuffisant  pour  la  connaissance  des  faits 
eux-mêmes.  On  s'étonne  et  on  regrette  que  le 
génie  grave  ,  sobre  et  judicieux  des  Latins 
n'ait  pas  écrit  cette  grande  et  belle  histoire  de 
l'Église.  Jérôme  seul  l'a  ébauchée  dans  quel- 
ques pages  sur  le  concile  de  Rimini.  A  la  vivacité 
éloquente  de  son  style ,  à  ses  touches  larges  et 
vigoureuses,  on  peut  concevoir  ce  qu'eût  été, 
sous  la  plume  d'un  tel  écrivain,  1  histoire  ecclé- 
siastique. Le  génie  historique,  du  reste,  n'a  pas, 


—  328  — 

à  proprement  parler,  manqué  à  l'Eglise  latine. 
Nous  lavons  vu  ;  mais  il  s'est  porté  ailleurs. 
Augustin  clans  la  Cité  de  Dieu;  après  lui,  et  a 
sa  lumière,  Orose  et  Salvien  ont  été  les  précur- 
seurs de  Bossuet,  et  les  maîtres  de  cette  philo- 
sophie chrétienne,  appelée  de  nos  jours  phi- 
losophie de  l'histoire. 


CHAPITRE  XVIII. 


LA    POESIE. 


La  vraie  poésie  latine  chrétienne,  à  le  bien 
prendre,  est,  nous  l'avons  dit,  dans  les  légendes. 
La  muse  latine  chrétienne  a  cependant  tenté 
quelques  chants  qu'il  faut  faire  connaître,  car  ils 
sont  aussi  un  trait  du  génie  de  l'Eglise  romaine. 
Outre  saint  Paulin  dont  nous  avons  examiné  les 
inspirations  pures  et  nouvelles,  la  poésie  chré- 
tienne compte  quelques  noms  qui,  avant  et 
après  lui ,  n'ont  pas  été  sans  quelque  gloire  dans 
les  fastes  littéraires  de  l'Église.  Le  premier  en 
date  de  ces  poètes  chrétiens  est  Juvencus. 

Juvencus  vécut  sous  Constantin.  D'origine 
espagnole  et  d'une  famille  illustre ,  il  embrassa , 
jeune  encore,  l'état  ecclésiastique. 

«  J'ai  pu,  dit-il^  grâce  à  la  force  qu'ont  donnée 
à  mon  esprit,  la  foi,  une  religieuse  crainte  et  l'in- 
spiration du  Christ ,  prêter  dans  mes  vers  à  la 
splendeur  de  la  loi  divine  les  terrestres  orne- 
ments du  langage.  Ce  qui  féconde  mes  chants, 
c'est  la  paix  du  Christ,  c'est  la  paix  du  monde 
que  favorise  l'indulgent  souverain  de  la  terre, 


—  330  — 

Constantin,  qui  voit  ses  vertus  comblées  de  bé- 
nédictions ,  et  qui  seul  entre  les  rois  ne  permet 
pas  qu'on  lui  donne  un  nom  sacré.  »  Ces  paroles 
indiqueraient  la  date  du  poëme  de  Juvencus ,  si 
on  ne  la  savait  ;  elles  se  rapprochent  des  éloges 
un  peu  officiels  que  Lactance  et  Eusèbe  ont  pla- 
cés en  tête  de  leurs  ouvrages. 

Juvencus  entreprit  de  mettre  en  vers  l'Evan- 
gile ;  Nec  pertimiut  Evangelii  majestatem  sub 
metri  lèges  mittere ,  dit  saint  Jérôme.  Il  prit 
principalement  pour  base  de  son  travail  l'Evan- 
gile de  saint  Matthieu,  y  suppléant  quelquefois 
par  les  récits  des  autres  évangélistes.  Cette  ten- 
tative, il  faut  bien  le  dire,  faisait  plus  d'honneur 
à  sa  piété  qu'à  son  goût;  et  même  à  sa  piété,  je 
ne  sais ,  car  je  crains  qu'ainsi  pressée  aux  pieds 
nombreux  de  la  poésie  ,  la  majesté  de  l'Évangile 
n'en  ait  souffert.  La  précaution  même  que  prit 
Juvencus  de  suivre  pas  à  pas ,  de  traduire  pour 
ainsi  dire  mot  à  mot,  ainsi  que  nous  l'apprend 
saint  Augustin,  le  texte  sacré,  ce  scrupule  qui 
garantissait  son  orthodoxie  n'était  pas  précisé- 
ment favorable  à  l'inspiration  poétique.  Cepen- 
dant le  début  du  poëme,  il  est  vrai  que  là  Juven- 
cus avait  une  plus  libre  carrière  ,  ne  manque 
pas  d'une  certaine  noblesse;  mais  le  reste  est 
d'une  monotonie  fatigante;  et  la  prosodie  même 
y  reçoit  quelques  atteintes.  Juvencus  était,  du 
reste ,   un  poète  très-fécond.   Le  Nouveau  Spi- 


—  331   — 

cilége  de  Solesnies  donne  de  iui  six  mille  vers 
inédits. 

Après  Juvencus ,  parut  Prudence.  Prudence, 
Espagnol  comme  Juvencus,  était  né  en  348,  à 
Calahorra.  Dans  sa  jeunesse ,  il  fréquenta  le 
barreau,  fut  successivement  préfet  de  deux  villes 
et  obtint  enfin  un  grade  militaire  auprès  de  la 
personne  de  l'empereur  :  tels  sont  les  détails  qu'il 
nous  donne  sur  lui-même,  et  les  seuls  que  nous 
ayons  sur  sa  vie.  A  l'âge  de  cinquante-sept  ans , 
Prudence,  saisi,  comme  l'avaient  été  Paulin  et 
Sulpice  Sévère,  de  la  ferveur  religieuse,  quitta  le 
monde.  Ce  fut  alors  qu'il  composa  ses  ouvrages 
en  vers. 

Prudence  est  bien  supérieur  à  Juvencus.  Cé- 
lèbre surtout  par  la  part  qu'il  prit  à  la  lutte  entre 
saint  Ambroise  et  Symmaque,  Prudence  com- 
posa contre  ce  dernier  deux  livres  en  vers,  es- 
pèce de  poëme  didactique  où  il  mêle  à  la  dé- 
monstration de  la  vérité  du  christianisme  l'éloge 
des  grands  noms  romains  qui  étaient  devenus 
l'honneur  de  l'Église  :  «  Je  pourrais ,  dit-il , 
compter  six  cents  maisons  de  race  antique ,  sor- 
ties du  gouffre  profond  d'une  honteuse  idolâtrie, 
et  rangées  sous  les  étendards  du  Christ.  »  Et  il 
oppose ,  à  cet  empressement  des  plus  nobles  fa- 
milles à  quitter  la  toge  romaine  pour  le  manteau 
plus  éclatant  de  la  piété,  l'obstination  de  quelques 
esprits  qui ,  perdus  dans  les  rêveries  païennes  , 


—  332  — 

se  plaisent  dans  leurs  anciennes  ténèbres,  et  se 
refusent  à  voir  le  soleil  qui  brille  en  plein  jour. 

Avec  le  paganisme,  Prudence  combattit  l'hé- 
résie. Sous  le  titre  d'Apothéose,  il  attaqua  les 
patripassiens,  les  sabelliens  et  quelques  autres 
hérétiques,  les  juifs  aussi.  L' Hamartigénie ,  ou 
De  l'origine  du  péché,  est  une  suite  de  Y  Apo- 
théose; Prudence  y  réfute  les  marcionites  et  les 
manichéens. 

Au  nombre  des  poëmes  de  Prudence  s'en 
trouve  un  qui  a  pour  titre  :  la  Psjchomachie , 
c'est-à-dire  lutte  du  bien  et  du  mal  dans  le  cœur 
de  l'homme.  La  Psjchomachie  n'est  qu'un  com- 
plément de  r Hamartigénie  ;  dans  X  Hamartigénie 
Prudence  combattait  le  principe  manichéen  d'un 
bon  et  d'un  mauvais  génie;  c'est  ici,  sous  un 
autre  titre,  le  même  sujet,  la  même  lutte. 

Prudence  a  aussi  composé  des  poëmes  ly- 
riques. 

Les  poésies  lyriques  de  Prudence  forment  deux 
classes  :  la  première,  sous  le  titre  de  :  KaÔ7][/.epivtov 
liber  contient  douze  hymnes  pour  les  différentes 
parties  du  jour  et  pour  certaines  solennités; 
l'autre,  intitulée  Ilspi  <7Te<pava>v,  renferme  quatorze 
hvmnes  en  l'honneur  d'autant  de  martyrs.  Eh 
bien!  que  sont  ces  hymnes?  Ces  hymnes  sont 
encore  en  quelque  sorte  théologiques  et  didac- 
tiques ;  elles  présentent  tantôt  l'explication  d'un 
mystère  ou  d'une  cérémonie  ;  tantôt  le  tableau  des 


—  333  — 

travaux  d'un  apôtre,  des  tourments  d'un  martyr, 
du  sacrifice  dune  vierge  chrétienne.  Ces  hymnes 
étaient,  quelques-unes  du  moins,  fort  étendues  : 
l'hymne  sur  le  martyre  de  Romanus  ne  compte 
pas  moins  de  onze  cent  quarante  vers.  Il  était 
difficile,  on  le  comprend,  que  l'inspiration,  une 
inspiration  continue  soutînt  un  essor  poétique 
si  prolongé.  Aussi,  pour  y  suppléer,  Prudence 
a-t-il  recours,  et  c'est  là  son  originalité,  à  quelques 
artifices  de  composition  que  l'on  ne  trouve  pas 
dans  la  poésie  profane  :  chez  lui ,  la  narration , 
le  dialogue,  le  discours,  la  prière  viennent  inter- 
rompre et  suppléer  l'élan  poétique;  ses  hymnes 
sont  souvent  un  drame  animé ,  où  à  défaut  de  la 
pureté,  de  l'élégance,  on  trouve  le  mouvement 
et  la  chaleur  de  l'âme. 

Du  mètre  lyrique,  Prudence  se  rabat  quelque- 
fois au  mètre  élégiaque,  et  là  il  est  plus  à  son 
aise;  ses  vers  alors  ne  manquent  ni  d'élégance  ni 
de  facilité;  ses  pensées  sont  tendres  et  gracieuses, 
ses  sentiments  élevés.  On  a  souvent  cité  et  nous 
reproduirons  ces  stances  pleines  de  fraîcheur  où 
comparant  de  tendres  enfants  immolés  à  de 
jeunes  fleurs  moissonnées,  il  s'écrie  : 

Salvete ,  flores  martyrum , 
Quos  lucis  ipso  in  limine 
Christi  insecutor  sustulit, 
Ceu  turbo  nascentes  rosas. 

Vos ,  prima  Christ!  victima , 


—  334  — 

Grex  immolatorum  tener, 
Aram  ante  ipsam  simplices 
Palma  et  corona  luditis. 

Charmante  image  que  ceile  de  ces  innocentes 
victimes  jouant  avec  la  couronne  du  martyre  ! 

C'est  le  seul  passage  où  l'on  puisse  saisir 
comme  un  rayon  d'imagination;  partout  ailleurs, 
on  l'a  vu,  Prudence  ne  se  laisse  pas  séduire  à  de 
brillantes  images  :  narrateur  animé  et  éloquent 
quelquefois  des  gloires  chrétiennes,  plutôt  que 
poète  lyrique  et  inspiré. 

La  poésie  latine  chrétienne  marcha  de  plus  en 
plus  dans  cette  voie  rude  et  escarpée  de  la  théo- 
logie, où  dès  ses  premiers  pas  elle  s'était  en- 
gagée. Prudence  avait  raconté  les  victoires  du 
christianisme  ,  chanté  ses  martyrs  et  tenté  de 
rendre  poétiquement  le  système  oriental  du 
double  principe  ,  Saint  Prosper  va  plus  loin  :  il 
consacre  sa  muse  à  combattre  le  pélagianisme. 

Nous  avons  vu  que  saint  Augustin  répondit  par 
son  traité  :  De  la  prédestination  des  saints  et  du 
don  de  la  persévérance,  à  ceux  qui  prétendaient 
qu'il  détruisait  le  libre  arbitre  dans  ses  deux 
traités  :  De  la  correction  et  De  la  grâce.  Saint 
Prosper  se  trouvait  à  Marseille  au  moment  où 
y  arrivèrent  les  réfutations  opposées  par  Augus- 
tin a  ses  ennemis.  Ce  fut  alors,  ou  peu  de  temps 
après,  qu'il  prit  en  main  la  défense  de  l'évèque 
d'IIippono,  e!  composa  son  poème  :  Des  ingrats, 


—  335  — 

c'est-à-dire  contre  ceux  qui  ne  reconnaissent  pas 
la  grâce.  Saint  Prosper  a  su,  autant  que  faire  se 
pouvait,  vaincre  la  sécheresse  et  les  difficultés 
du  sujet.  Si  son  vers  est  quelquefois  dur  et  re- 
belle, sa  pensée  est  toujours  orthodoxe.  Quel- 
quefois même  elle  a  de  la  vigueur  et  un  certain 
éclat,  surtout  lorsque  faisant  trêve  à  la  sévérité 
didactique  de  son  sujet,  saint  Prosper  trace  les 
portraits  des  deux  grands  docteurs  de  l'Église 
latine,  Jérôme  et  Augustin.  Mais  en  général,  les 
couleurs  de  ce  poème  sont  ternes  et  la  pensée 
sombre.  Le  chantre  de  la  grâce  a  quelquefois 
l'accent  du  désespoir;  on  désirerait  qu'il  eût 
trouvé  dans  son  âme  quelques-unes  de  ces  in- 
spirations de  tendresse  et  de  pieuse  espérance 
dont  Racine  le  fils  a  su  tempérer  et  adoucir  la 
sévérité  du  même  sujet. 

On  le  voit  :  la  poésie  chrétienne  laiine  se  dis- 
tingue par  l'ordre  plus  que  par  l'originalité  :  elle 
est  orthodoxe  ;  elle  n'est  pas  inspirée.  Le  génie 
latin  chrétien  a-t-il  donc  entièrement  manqué  de 
sève  et  de  jeunesse?  Non,  il  a  eu  sa  vive  et  fraîche 
imagination,  mais  il  la  faut  chercher  ailleurs  que 
dans  la  poésie.  Cette  imagination  ardente  et 
austère  se  prend  aux  réalités  plus  qu'aux  fictions  : 
elle  est  enthousiaste;  elle  n'est  pas  mélancolique; 
elle  agit,  si  je  puis  ainsi  parler,  plus  qu'elle  ne 
rêve  :  elle  éclate  au  milieu  du  combat.  C'est  en 
défendant  sa  basilique  contre  les  ariens  que  saint 


Àmbroise  improvise  les  hymnes  et  les  chants  qui 
soutiennent  et  animent  le  courage  des  fidèles  qui 
l'entourent.  «  Ces  hymnes,  disaient  les  ariens, 
avaient  séduit  le  peuple.  »  Reproche  qu'acceptait 
volontiers  saint  Ambroise. 

Voulez-vous  encore  trouver  la  vraie  poésie  du 
christianisme  naissant,  c'est  aux  catacombes  et 
aux  actes  des  martyrs  qu'il  la  faut  demander. 
Descendez  dans  ces  cryptes  qui  ont  été  le  ber- 
ceau et  sont  restés  la  grandeur  du  christianisme, 
vous  la  verrez  cette  poésie  écrite  sur  les  murs  té- 
moins des  premiers  périls  et  des  premières  im- 
molations chrétiennes;  feuilletez  ces  actes  em- 
preints encore  de  la  voix  et  du  sang  des  fidèles 
qui  mouraient  pour  la  vérité,  et  vous  l'y  trou- 
verez également  :  c'est  là  son  premier  âge  et  son 
plus  pur  développement.  Mais  elle  s'est  produite 
ailleurs  encore  et  plus  tard.  Vous  la  rencontrerez 
aussi  dans  les  Confessions  de  saint  Augustin ,  et 
dans  certaines  confidences  que  l'on  surprend 
dans  les  lettres  de  saint  -Jérôme. 


CHAPITRE  XIX. 


GREGOIRE    LE    GRAND. 


Le  gouvernement  de  Dieu  par  l'Église,  an- 
noncé par  Salvien ,  ne  tardera  pas  à  devenir  un 
fait;  il  nous  faut  donc,  comme  couronnement  et 
comme  unité  de  ces  études ,  considérer  cette 
dernière  phase  de  la  pensée  chrétienne,  qui 
commencée  par  Tertullien ,  continuée  par  saint 
Ambroise  et  par  Léon  le  Grand,  s'accomplit 
sous  Grégoire  le  Grand. 

Grégoire ,  né  à  Rome  vers  540 ,  possesseur 
de  grands  biens,  fut,  à  l'âge  de  trente-quatre 
ans ,  élevé  par  l'empereur  Justin  II  à  la  dignité 
de  pasteur,  ou  premier  magistrat  de  la  capitale. 
Mais  saisi ,  au  milieu  de  ces  fonctions  impor- 
tantes, du  dégoût  de  la  vie  active,  ainsi  que 
l'avaient  été  tant  de  grandes  âmes,  il  se  retira 
dans  un  des  monastères  que  sa  piété  généreuse, 
et  peut-être  aussi  déjà  une  secrète  pensée  de  vie 
religieuse,  avait  fondés.  En  590,  la  voix  publique 
vient  le  tirer  de  cette  solitude ,  pour  l'appeler  à 
succéder  dans  la  chaire  pontificale  à  Pelage  II. 
Grégoire  résista  longtemps  à  ce  vœu  du  peuple  et 
i  22 


—  338  — 

de  l'Église.  Pendant  trois  jours  et  trois  nuits,  ca- 
ché, loin  de  Rome,  dans  les  bois  et  les  cavernes, 
il  ne  se  rendit  qu'avec  peine  aux  instances  réu- 
nies du  clergé  et  du  peuple;  et  alors  même 
vaincu ,  mais  non  résigné  ,  il  aurait ,  dit-on ,  écrit 
à  Maurice  pour  le  prier  de  ne  point  confirmer 
son  élection  ;  mais  la  lettre  aurait  été  interceptée , 
et  Maurice  aurait  ordonné  de  le  mettre  le  plus  tôt 
possible  en  possession  du  siège  pontifical.  Gré- 
goire ,  toujours  regrettant  sa  solitude ,  exhale 
ainsi  ses  plaintes  à  la  princesse  Théocliste ,  sœur 
de  l'empereur  :  «  J'ai  perdu  tous  les  charmes  du 
repos ,  moi  qui  n'aspirais  qu'à  vivre  éloigné  des 
choses  sensibles,  pour  me  livrer  tout  entier  à  la 
contemplation  des  biens  célestes.  Ne  désirant  et 
ne  craignant  rien  en  ce  monde ,  je  m'imaginais 
être  élevé  au-dessus  de  tous  les  objets  terrestres , 
quand  l'orage  est  venu  me  jeter  au  milieu  des 
alarmes  et  des  dangers.  »  Ces  regrets  que  nous 
avons  déjà  rencontrés,  n'avaient  rien  que  de 
sincère.  Non-seulement  à  cette  époque ,  et  de- 
puis longtemps  déjà ,  la  vie  solitaire  était  regardée 
comme  la  perfection  même  et  le  souverain  bien 
du  christianisme  ;  mais  l'épiscopat ,  et  l'épiscopat 
de  Rome  surtout,  était  un  péril  qui  devait  faire 
trembler  les  plus  fermes  courages.  Quand  Gré- 
goire de  Nazianze ,  quand  Chrysostome  tentaient 
d'échapper  aux  honneurs  périlleux  de  l'épi- 
scopat, la   piété  seule  dictait   leurs  scrupules. 


—  339  — 

Pourraient-ils  suffire  à  un  si  saint  et  si  redoutable 
ministère  ?  Leur  âme  était-elle  assez  pure  ?  Leur 
bouche  assez  éloquente  pour  en  pratiquer  ou 
en  enseigner  les  préceptes?  Telles  étaient  leurs 
frayeurs.  Dans  l'épiscopat  que  l'on  impose  à 
Grégoire ,  il  y  a  bien  d'autres  obligations  :  l'é- 
vêque  de  Rome  n'a  plus  seulement  charge 
d'âmes;  il  a  charge  de  corps;  il  n'est  plus  seu- 
lement pontife  ;  il  est  chef  politique  :  il  a  son 
peuple  à  défendre  en  même  temps  qu'à  instruire. 
Tel  est  le  malheur  ou  la  fortune  de  Rome  :  son 
évêque  est  obligé  d'exercer  à  la  fois  un  triple 
pouvoir,  pouvoir  spirituel,  civil  et  militaire. 
Devant  cette  nouvelle  et  difficile  mission ,  Gré- 
goire s'effrayait;  mais  ses  frayeurs  n'étaient  pas 
de  la  faiblesse. 

Une  fois  résigné  à  l'épiscopat  auquel  il  avait 
en  vain  voulu  échapper,  Grégoire  s'y  dévoua 
tout  entier.  Les  talents  civils  dont  il  avait 
fait  l'apprentissage  dans  une  autre  carrière, 
s'unirent  heureusement  en  lui  aux  vertus  de 
l'évêque;  il  fut  ce  que  demandaient  les  cir- 
constances, le  pasteur  de  Rome  et  son  défen- 
seur :  pasteur,  il  réunit  les  Églises  d'Orient 
divisées  par  les  erreurs  de  Nestorius  et  d'Eu- 
tychès;  il  rétablit  l'orthodoxie  dans  l'Espa- 
gne, où  les  Visigoths  avaient  répandu  l'aria- 
nisme;  il  délivre  l'Afrique  des  donatistes;  bannit 
le  schisme  de  VI strie  et  des  provinces  voisines; 


—  340  — 

réprime  la  fureur  des  Lombards  ariens  ou  ido- 
lâtres; en  convertit  plusieurs  et  surtout  leur  roi 
Agilufe  qui  fit  de  l'arianisme  une  abjuration  so- 
lennelle. Mais  c'étaient  là  ses  moindres  embar- 
ras :  il  eut  à  soutenir  une  lutte  plus  difficile  en 
dehors  de  Rome  contre  les  prétentions  des  em- 
pereurs; au  sein  de  l'Italie  ,  contre  les  Lombards. 

Jamais  les  empereurs  grecs  n'avaient  pu  se  ré- 
signer à  cette  indépendance  politique  que  depuis 
Constantin,  Rome  avait  ressaisie  sous  forme  re- 
ligieuse, et  qui  allait  chaque  jour  augmentant,  à 
mesure  que  les  liens  qui  rattachaient  encore  Rome 
à  Constantinople  devenaient  plus  faibles.  Faire 
rentrer  l'Église  sous  la  main  du  prince ,  telle  avait 
été  la  pensée  des  empereurs,  en  favorisant  l'aria- 
nisme, doctrine  plus  souple  envers  les  puissances. 
Quand  l'arianisme  expira  vaincu  par  les  efforts 
réunis  de  l'Église  grecque  et  de  l'Église  latine , 
les  empereurs  cherchèrent  un  autre  terrain  sur 
lequel  pût  de  nouveau  se  placer  et  se  débattre  la 
question  du  sacerdoce  et  de  l'empire.  Rome  leur 
échappait;  fallait-il  encore,  en  la  perdant,  lui 
laisser  cette  puissance  nouvelle  née  du  christia- 
nisme, et  qui  déjà  maîtresse  de  l'Occident ,  allait 
aussi  dominer  l'Orient  ? 

Les  empereurs  prévirent  cette  nouvelle  dé- 
chéance et  tentèrent  d'y  échapper.  Les  patriar- 
ches de  Constantinople  n'avaient  pas  plus  volon- 
tiers que  les  empereurs  accepté  la  suprématie  de 


—  341   — 

1  évèque  de  Rome.  Un  même  intérêt  les  rappro- 
chait donc.  Pour  l'empereur,  il  s'agissait  de  con- 
server au  sein  de  Rome  la  puissance  temporelle 
par  la  sujétion  de  la  puissance  spirituelle;  pour 
le  patriarche  de  Constantinople,  de  disputer  à 
l'Église  de  Rome  la  suprématie  qu'elle  s'attri- 
buait et  que  lui  déféraient  depuis  longtemps 
les  égards  des  autres  évêques  et  la  reconnais- 
sance des  peuples.  Cette  suprématie  que  Rome 
exerçait,  elle  l'exerçait  donc  légitimement:  le 
temps  et  sa  sagesse  la  lui  avaient  faite,  et  la 
translation  du  siège  de  l'empire  à  Constantino- 
ple  l'avait  confirmée.  Délaissée  des  empereurs , 
Rome,  il  est  vrai,  a  été  plus  ouverte  aux  coups 
des  barbares,  mais  elle  a  pu  respirer  plus  libre- 
ment; elle  a  dû  s'habituer  à  songer  h  elle-même. 
Dès  cette  époque ,  on  peut  le  dire  ,  Rome  retrouve 
un  sentiment  national,  une  vie  propre  qui  lui 
avait  manqué  depuis  bien  des  siècles  ;  ce  n'est 
plus  l'ancien  patriotisme ,  mais  un  patriotisme 
nouveau  dont  la  religion  est  l'âme  et  dont  les 
évêques  sont  les  guides.  A  ce  moment  donc, 
pour  l'évêque  de  Rome,  soutenir,  défendre  la 
suprématie  de  son  siège,  ce  n'est  pas  une  simple 
question  théologique;  c'est  aussi,  c'est  surtout 
une  question  d'indépendance  et  de  nationalité. 
Les  empereurs  grecs  le  comprennent  bien  ainsi. 
Maurice,  qui  avait  désiré  l'élévation  de  Gré- 
goire, ne  tarda  pas  à  la  regretter.  En  592,  Mau- 


—  342  — 

rice  avait  publié  une  ordonnance  défendant  à 
ceux  qui  avaient  eu  des  charges,  d'entrer  dans 
le  clergé  avant  d'avoir  rendu  leurs  comptes  ;  et 
à  ceux  qui  avaient  pris  des  engagements  dans  la 
milice,  d'embrasser  la  vie  monastique.  Grégoire 
publia  ledit  de  l'empereur ,  mais  en  même  temps 
il  réclama.  «  Je  me  suis,  dit-il,  acquitté  d'un  dou- 
ble devoir  :  j'ai  obéi  à  l'empereur ,  en  publiant 
son  édit,  et  j'ai  rempli  mon  ministère,  en  re- 
présentant que  cet  édit  ne  s'accordait  pas  avec 
les  intérêts  de  la  gloire  de  Dieu.  »  Et  dans  les 
observations  qu'il  adresse  à  Maurice ,  il  y  a  déjà 
la  fierté  d'un  autre  Grégoire.  Il  lui  rappelle  les 
bienfaits  dont  le  ciel  l'a  comblé ,  lui  qu'il  a  pris 
pour  ainsi  dire  par  la  main  pour  le  conduire  de 
la  maison  d'un  tabellion  au  trône.  Voilà  donc 
Grégoire  luttant,  bien  qu'avec  des  ménagements 
encore  respectueux,  contre  l'empereur;  voilà, 
sous  réserve  religieuse,  un  acte  politique.  L'évê- 
que  empiétait  peut-être  sur  l'empereur  :  l'empe- 
reur va  chercher  à  usurper  sur  l'évêque  :  c'est  le 
patriarche  de  Constantinople  qui  agit  ici  pour  lui. 
Jean  le  Jeûneur,  qui  remplissait  alors  le  siège 
de  Constantinople ,  affectait  de  prendre  le  titre 
d'évêque  œcuménique  ou  universel  :  c'était  une 
prétention  déclarée  à  la  suprématie  épiscopale. 
Grégoire  écrivit  à  Maurice  pour  réclamer  contre 
cette  ambition  de  Jean  ;  et  ses  plaintes  adressées 
aussi  à  Jean  ont  une  vivacité  éloquente.  L'em- 


—  343  — 

pereur  ne  désavoua  pas  Jean  :  c'était  l'autoriser. 
Ici  donc  commence  le  combat  secret  ■  le  di- 
vorce entre  l'Église  grecque  et  l'Église  latine ,  qui 
supendu  parfois  doit  reparaître  et  éclater  avec 
Photius  :  divorce  politique  et  religieux ,  lutte  na- 
tionale aussi ,  où  sous  des  questions  théologiques 
se  cachait  et  se  nourrissait  la  haine  des  deux 
peuples  grec  et  latin. 

Abandonnée  à  elle-même,  livrée  à  ses  évêques, 
Rome  va  retrouver  un  empire  nouveau  ,  et  cet 
empire,  c'est  Grégoire  qui  en  jette  les  fonde- 
ments. Les  empereurs  ne  se  contentaient  pas  de 
ne  point  venir  au  secours  de  Rome,  ils  lui  susci- 
taient  des  ennemis.  Evêque  et  Romain ,  Grégoire 
ne  pouvait  oublier  que  Maurice  avait  voulu  en- 
lever à  Rome  la  suprématie;  qu'il  avait  rap- 
pelé ses  soldats  de  l'Italie  et  engagé  les  Lom- 
bards à  assiéger  Rome.  Grégoire  sauva  Rome 
malgré  les  empereurs ,  comme  il  avait  malgré  eux 
maintenu  la  suprématie  du  saint-siége.  La  cour 
de  Byzance  lui  fit  un  crime  d'avoir  repoussé  les 
Lombards  :  on  traita  son  courage  de  folie  ;  folie  ! 
c'est  le  mot  qu'en  certains  temps  on  donne  à 
l'héroïsme.  Grégoire  protesta  noblement  contre 
les  imputations  et  les  railleries  de  la  cour  impé- 
riale, et  continua  de  protéger  son  peuple.  Il 
dispense  ses  clercs  des  devoirs  ordinaires  de  la 
piété,  et  leur  enjoint  de  veiller  aux  portes  et  sur 
les  murs  de  la  ville  :  plus  citoyen,  si  je  l'ose  dire, 


—  344  — 

qu'évêque,  ou  plutôt  alors  encore  véritable- 
ment évêque.  Dans  ces  périls,  Grégoire  sou- 
tient son  peuple  de  son  exemple  et  de  sa  voix 
chrétienne  qui  domine  tous  les  bruits  et  toutes  les 
terreurs,  et  au  milieu  de  l'univers  qui  s'écroule 
il  montre  à  la  foule  éperdue  un  monde  éternel. 

Merveilleuse  transformation  !  Au  moment  où 
le  pontife  chrétien  prononce  ainsi  sur  la  Rome 
des  Césars  les  dernières  paroles ,  la  Rome  nou- 
velle sort  de  ses  ruines  :  Grégoire  est  le  fonda- 
teur d'un  nouvel  empire.  Rome,  dès  ce  moment , 
se  sépare  de  Constantinople  et  en  hérite.  Que 
dis-je  ?  Rome  ne  se  sépare  pas  seulement  de  Con- 
stantinople ,  elle  se  sépare  d'elle-même,  de  son 
passé.  Les  souvenirs  profanes  si  puissants  jus- 
que-là encore,  souvenirs  politiques  et  litté- 
raires, elle  les  répudie  complètement,  ou  plutôt 
elle  n'y  songe  plus.  Le  pontificat  de  saint  Gré- 
goire est  le  dernier  terme  de  l'antiquité  :  elle  y 
expire  complètement.  Rien  dans  le  langage,  rien 
dans  la  pensée  de  Grégoire  ne  la  rappelle  ;  il  ne 
la  cite  point,  pas  même  pour  la  condamner.  Ce 
divorce  profond  est  le  trait  distinctif  de  ce  pape 
et  de  son  siècle. 

Au  milieu  de  tant  de  soucis  et  de  périls  re- 
naissants, Grégoire  trouvait  encore  du  calme 
pour  composer  des  ouvrages  importants  qui  se 
rapportent  aux  principaux  événements  de  son 
épiscopat  et  aux  devoirs  du  ministère  chrétien. 


—  345  — 

Un  ami  de  Grégoire,  Jean,  évêque  de  Raverme, 
s'étonnait  qu'il  eût  voulu  échapper  par  la  fuite 
aux  honneurs  ecclésiastiques  qui  étaient  venus  le 
chercher  dans  sa  retraite.  Grégoire  lui  répondit 
par  le  livre  du  Devoir  des  pasteurs,  ou  le  Pasto- 
ral. Ce  livre  ,  qui  devait  être  la  règle  du  moyen 
âge,  fut  dès  sa  naissance  une  autorité.  Maurice 
en  envoya  une  copie  au  patriarche  d'Antioche  , 
Anastase ,  pour  le  faire  traduire  en  grec  et  ré- 
pandre dans  les  églises  d'Orient.  Ce  traité  peut 
être  considéré  comme  une  suite  et  un  complé- 
ment des  Offices  de  saint  Ambroise.  Mais  il  faut 
remarquer  qu'il  a  un  caractère  entièrement 
chrétien.  Les  souvenirs  et  la  morale  de  l'anti- 
quité n'y  paraissent  pas  :  c'est  le  progrès  de 
l'esprit  chrétien  et  le  cachet  du  temps.  Grégoire 
enseigne  par  quelles  voies  on  doit  entrer  dans  le 
saint  ministère  ;  quels  sont  les  devoirs  à  remplir 
quand  on  y  est  engagé  ;  de  quelle  manière  il  faut 
instruire  les  peuples.  Il  ne  veut  pas  que  l'on 
préfère  le  loisir  et  la  tranquillité  de  la  solitude 
au  travail  et  à  l'agitation  des  fonctions  publi- 
ques. Le  pasteur  sera  doux,  clément,  humble, 
ferme.  Habile  à  instruire  les  peuples,  il  consul- 
tera dans  ses  enseignements  les  âges ,  le  sexe,  les 
conditions,  les  humeurs  et  les  caractères  de  ceux 
à  qui  il  parle  ;  le  prêtre  enfin  se  préservera  des 
pièges  de  l'amour-propre ,  en  considérant  moins 
le  bien  qu'il  a  fait,  que  celui  qu'il  a  négligé  de 


—  346  — 

faire.  On  le  voit;  les  conseils  de  Grégoire  sont 
des  conseils  admirables  :  «  vrai  chef-d'œuvre  de 
prudence,  a  dit  Bossuet,  et  le  plus  accompli  de 
ses  ouvrages.  » 

Ainsi ,  dans  les  détails  comme  dans  l'ensem- 
ble, l'œuvre  de  Grégoire  est  parfaite  :  évêque  de 
Rome ,  il  en  maintient  la  suprématie  contre  les 
prétentions  du  patriarche  de  Constantinople  ; 
chef  politique,  il  en  défend  la  liberté  contre 
l'empereur  et  les  Lombards;  prêtre,  il  trace  à 
tous  les  pasteurs  la  règle  de  leurs  devoirs  :  véri- 
tablement digne  de  ce  nom  de  Grand  que  lui  a 
donné  la  reconnaissance  de  son  siècle ,  et  qu'a 
confirmé  le  jugement  de  la  postérité. 

Épuisé  de  travaux  et  de  soins,  Grégoire  mou- 
rut le  1 3  mars  604,  après  un  pontificat  de  treize 
ans,  six  mois  et  dix  jours  :  il  avait  continué  Léon 
le  Grand  et  préparé  Grégoire  VIL 


CHAPITRE  XX. 

LE  CHRISTIANISME  A-T-IL  CONTRIBUÉ   A   LA  CHUTE  DE  L'EMPIRE  ? 

Telle  a  été  dans  l'Église  latine  l'œuvre  de  la 
parole  chrétienne  :  elle  a  détruit  un  monde,  le 
monde  païen ,  et  sur  ses  ruines  élevé  un  édifice 
nouveau.  Cette  victoire  du  christianisme  a-t-elle 
été  en  tout  point  bienfaisante  et  légitime?  En 
renversant  le  paganisme,  le  christianisme  n'a-t-il 
pas  contribué  à  la  chute  de  l'empire  ?  C'était  la 
plainte  des  païens ,  la  plainte  de  Zosime ,  répé- 
tée par  Gibbon ,  et  un  peu  aussi  par  Montes- 
quieu. Il  la  faut  examiner. 

Cette  plainte,  nous  venons  de  le  dire,  était 
ancienne.  Nous  la  trouvons  dans  les  premiers 
apologistes,  qui  la  réfutent  ;  saint  Augustin  y  ré- 
pondant une  dernière  fois  et  sans  réplique , 
montre,  dans  une  lettre  à  Volusien,  que  c'est  la 
corruption  seule  des  Romains  qui  a  causé  la 
chute  de  l'empire. 

Le  témoignage  des  historiens  les  plus  graves 
confirme  ce  jugement  de  saint  Augustin.  Quand 
le  christianisme  était  à  peine  soupçonné  des  Ro- 
mains ,  un  empereur  faisait  dans  le  sénat  cet 


—  348  — 

aveu  que  les  légions  étrangères  que  l'on  envoyait 
dans  les  provinces  sous  prétexte  d'y  former 
des  colonies ,  étaient  en  réalité  le  dernier  rem- 
part de  l'empire  qui  penchait  vers  sa  ruine;  et 
Montesquieu  lui-même  a  donné  avec  autant  de 
justesse  que  de  profondeur  les  causes  de  cette 
décadence. 

Si  le  christianisme  n'a  pas  fait  la  faiblesse  des 
armées  romaines ,  il  n'a  pas  davantage  éteint  au 
cœur  des  soldats  cette  valeur  qui  est  le  devoir 
comme  l'honneur  du  guerrier.  Je  ne  rappellerai 
point  ces  légions  de  chrétiens  dont  Marc-Àurèle 
reconnut  hautement  le  courage  et  les  services. 
Et  si  l'on  cite  un  général  qui,  dans  la  dégrada- 
tion du  Bas-Empire  7  par  un  vice  de  caractère 
plus  certainement  que  par  un  scrupule  religieux 
mal  entendu,  faiblissant  au  moment  de  livrer 
bataille ,  ait  pleuré  à  la  pensée  du  sang  qu'il  al- 
lait répandre,  je  dirai  que  le  dernier  Constantin 
dont  le  courage  égalait  la  piété ,  mourut  en  com- 
battant pour  la  patrie  et  la  religion ,  et  s'enseve- 
lit sous  les  ruines  de  so«  empire.  Ce  premier 
grief  n'est  donc  pas  fondé. 

Mais  la  dépopulation  de  l'Italie  n'a-t-elle  pas 
du  être  une  conséquence  nécessaire  du  conseil, 
sinon  du  précepte,  donné  par  la  doctrine  chré- 
tienne d'observer  le  célibat?  Ici  encore  les  au- 
teurs païens  eux-mêmes  ont  à  l'avance  réfuté  ce 
reproche  adressé  au  christianisme.   Le  code  té- 


—  349  — 

moigne,  à  chaque  page,  des  efforts  faits  parles 
empereurs  pour  arrêter  le  désordre  des  mœurs 
et  combattre  cette  fuite  du  mariage,  qui  était 
une  des  plaies  de  la  société  romaine.  Mais  les 
sévérités  des  lois  y  furent  impuissantes  aussi  bien 
que  les  encouragements  du  jus  trium  liberorwn. 
L'absence  d'enfants,  le  veuvage,  le  célibat  avaient 
à  Rome  des  avantages  beaucoup  plus  grands  que 
ceux  dont  pouvait  disposer  la  loi.  La  captation 
des  héritages  était  devenue  une  double  spécula- 
tion ,  un  double  jeu  où  les  dupes  n'étaient  pas 
toujours  les  vieillards-  Ainsi  donc  ces  mariages 
sans  fruit  qui  trompaient  tout  à  la  fois  la  nature 
et  l'État,  voilà  ce  qui  a  dépeuplé  Rome  et  l'Italie, 
et  non  pas  les  saintes  immolations  de  la  conti- 
nence chrétienne.  Elle  était  un  remède  à  la  cor- 
ruption ,  cette  continence,  une  protestation  con- 
tre les  désordres  ;  c'était,  en  un  mot,  une  pureté 
féconde  autant  qu'était  stérile  la  facilité  du  di- 
vorce romain. 

Par  la  corruption  donc,  par  la  mollesse,  par 
l'oubli  des  anciennes  maximes ,  l'empire  romain 
depuis  trois  siècles  allait  s'écroulant.  Il  aban- 
donnait les  citoyens  aux  barbares ,  la  société  à 
toutes  les  calamités  du  luxe  et  de  la  misère,  la 
famille  au  désordre  et  à  la  violence ,  les  princes 
au  glaive  des  prétoriens.  Que  fût-il  devenu,  si  le 
christianisme,  à  côté  de  ce  monde  condamné  à 
périr,  n'eût  élevé  l'asile  où  devait  se  réfugier  la  so  * 


—  350  — 

ciété  battue  de  tant  d'orages:  s'il  n'eût  sur  des 
bases  aussi  simples  que  solides  et  dans  une  même 
pensée  d'égalité  tout  ensemble  et  de  subordina- 
tion ,  réuni  le  pouvoir,  les  peuples ,  la  famille? 

Le  pouvoir,  nous  l'avons  vu,  en  lui  donnant 
une  consécration  presque  religieuse,  et  d'un  au- 
tre côté  en  le  plaçant  sous  la  même  loi  d'égalité 
et  de  soumission  chrétienne  qui  faisait  sa  force 
et  son  droit  ;  les  peuples,  en  les  unissant  par  les 
liens  d'une  fraternité  spirituelle.  Rome  païenne 
aussi ,  vers  le  second  siècle  de  l'ère  chrétienne, 
au  temps  de  Pline  et  de  Trajan,  avait  songé  à  réu- 
nir tous  les  peuples  dans  la  majesté  de  ce  qu'on 
appelait  la  paix  romaine,  pax  romana;  et  il  y  avait 
là,  nous  le  reconnaissons ,  une  belle  et  humaine 
pensée.  Mais  ce  que  désiraient ,  ce  que  tentaient 
la  philosophie  et  la  politique,  le  christianisme 
seul  l'accomplit  :  il  adoucit  autant  qu'il  était  en  lui 
le  droit  terrible  ,  le  droit  sauvage  de  la  guerre. 
«  Quant  aux  principes  de  la  mansuétude  chré- 
tienne, dit  Augustin,  si  une  république  terrestre 
les  observait  bien,  elle  ferait  la  guerre  même  avec 
une  certaine  bienveillance ,  afin  d'amener  plus 
facilement  les  vaincus  à  une  société  paisible  et 
de  justice.  »  Aussi  un  disciple  de  saint  Augustin, 
Orose ,  a-t-il  pu  ,  avec  autant  de  vérité  que  de 
bonheur,  tracer  le  magnifique  tableau  de  cette 
union  des  peuples  réalisée  par  le  christianisme. 

Voilà,  dans  l'ordre  politique  ,  les  bienfaits  de 


—  351   — 

la  religion  chrétienne  ;  ils  ne  sont  pas  moindres 
dans  l'ordre  civil ,  dans  l'ordre  moral ,  dans 
l'ordre  domestique. 

Dans  l'ordre  domestique,  le  christianisme  a 
relevé  la  femme,  l'enfant,  l'esclave,  de  l'incapa- 
cité profonde  où  les  tenait  la  loi  païenne  ;  dans 
l'ordre  civil ,  il  a  substitué  la  mansuétude  à  la 
rigueur;  la  protection  à  la  répression;  l'inter- 
cession à  la  délation.  À  ces  délateurs  qui  chaque 
jour  épiaient  la  vie  et  les  biens  des  citoyens ,  qui 
remplissaient  Rome  de  larmes  et  de  sang,  com- 
parez les  évêques ,  ces  intercesseurs ,  c'est  leur 
nom ,  qui  se  plaçant  entre  le  pouvoir  et  le  cou- 
pable cherchent  non  pas  à  désarmer,  mais  à 
attendrir  la  justice  :  Prodest  ergo  et  severitas 
vestra ,  dit  Augustin  à  un  magistrat  ;  prodest  et 
intercessio  nostra  cujus  ministerio  severitas  tem- 
peratur  et  vestra.  En  même  temps  que  par  cette 
intervention  généreuse  la  peine  est  adoucie  ,  elle 
est  changée.  De  simplement  matérielle  qu'elle 
était ,  elle  devient  morale  ;  il  y  avait  le  châti- 
ment :  il  y  a  le  repentir. 

Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  reve- 
nir ici  sur  les  heureux  et  profonds  changements 
apportés  par  le  christianisme  dans  l'ordre  mo- 
ral :  le  renoncement ,  la  pauvreté ,  la  charité , 
expiation  et  remède  des  profusions  romaines;  la 
chasteté,  même  dans  le  mariage  ;  l'ordre  rétabli 
dans  les  intelligences  en  même  temps  que  dans 


—  352  — 

les  âmes  par  l'unité  de  la  foi  et  la  condamnation 
des  hérésies  :  je  m'arrêterai  seulement  à  la  réno- 
vation de  la  famille. 

Nous  avons  vu  ce  qu'elle  était ,  quand  parut 
le  christianisme  :  le  divorce,  l'exposition  des 
enfants ,  en  étaient  les  deux  grandes  plaies.  Le 
hristianisme ,  en  dissuadant,  autant  qu'il  était 
en  lui,  des  secondes  noces,  en  conseillant  sans 
ordonner,  a  tari  la  première  de  ces  sources  de 
discorde  et  de  malheur  dans  la  famille  ;  il  a  tari 
la  seconde ,  non-seulement  en  recueillant  les  en- 
fants que  Ton  abandonnait ,  en  donnant  une 
mère  à  ceux  que  leur  mère  délaissait ,  mais  en 
rendant  à  chaque  enfant  cette  véritable  mère 
que  la  corruption  païenne  lui  avait  enlevée. 

Le  christianisme  avait  régénéré  la  société  ro- 
maine ;  il  n'avait  pas  fait  toute  sa  tâche.  Cette 
société  ne  s'affaissait  pas  seulement  sous  ses 
vices  et  sous  ses  misères  morales,  elle  croulait 
sous  le  poids  des  charges  dont  l'avait  accablée 
la  centralisation  impériale  ;  les  provinces  surtout 
y  succombaient.  Si  elles  avaient,  mieux  que  le 
cœur  de  l'Italie ,  échappé  à  la  tyrannie ,  elles 
n'avaient  pas  échappé  aux  impôts  :  les  décurions 
pliaient  sous  le  faix  ;  il  faut  lire  dans  Salvien 
le  tableau  de  ces  effroyables  exactions.  L'Église 
sentit  le  mal,  et  s'appliqua  à  le  guérir;  l'évêque 
allégea  les  charges  ;  une  administration  plus 
équitable,  plus  douce,  fut  substituée  insensible- 


—  353  — 

ment  à  Faction  inflexible  et  oppressive  du  fisc  : 
les  peuples  respirèrent. 

Mais  préservés  de  la  rigueur  des  collecteurs 
impériaux  ,  les  peuples  ne  l'étaient  pas  des  vio- 
lences des  barbares  qui  de  toutes  parts  entraient 
dans  l'empire.  Contre  ces  incursions,  contre  ces 
soudaines  attaques,  l'Église  les  munit  encore  : 
elle  élève  ses  citadelles,  citadelles  ouvertes  et 
imprenables  tout  à  la  fois ,  les  monastères  :  de- 
vant les  couvents,  le  flot  des  invasions  s'arrête. 

Ce  n'était  pas  la  seule  précaution  que  l'Église 
eût  prise  contre  les  barbares.  Depuis  longtemps 
elle  avait  vu  de  quel  secours  ils  seraient  à  l'Église 
et  au  monde.  «  Si  les  barbares  devenaient  chré- 
tiens ,  avait  dit  Origène ,  ils  deviendraient  en 
même  temps  pacifiques  et  justes;  ils  cesseraient 
d'être  des  ennemis  redoutables  pour  l'empire.  » 
L'Église  va  donc  au  devant  d'eux  ;  elle  les  pré- 
pare, elle  les  accoutume  à  la  civilisation  chré- 
tienne. La  soumission  des  barbares  à  l'Église 
complète  l'œuvre  de  la  parole  chrétienne.  «  C'est 
seulement  après  l'inondation  des  barbares ,  dit 
Bossuet,  que  s'achève  entièrement  la  victoire  de 
Jésus-Christ  sur  les  dieux  romains,  qu'on  vit 
non-seulement  détruits,  mais  oubliés.  » 

Dès  ce  moment  commence  véritablement  le 

règne  de  l'Église  ,  règne  de  l'esprit  sur  la  matière, 

de  la  douceur  sur  la  force.  Alors  aussi  se  forme, 

au  milieu  du  morcellement  de  l'empire  romain, 
i  23 


—  354  — 

dans  la  variété  des  royaumes  et  des  peuples,  l'u- 
nité religieuse  qui  ,  après  avoir  été  le  lien  et  le 
symbole  du  moyen  âge,  sera  la  préparation  de 
la  civilisation  moderne.  Ainsi  se  trouve  réalisée 
dans  la  hiérarchie  de  l'Eglise  cette  pensée  de 
saint  Augustin ,  qui  avait  été  un  vœu ,  toujours 
déçu  de  la  philosophie,  que  le  gouvernement 
devait  appartenir  aux  meilleurs  :  Nolint  nisi 
perfecti  rempublicam  administrare .  L'Eglise  a 
donc  pour  soumettre  et  conduire  ces  barbares 
qui  avaient  détruit  Rome,  sa  mansuétude  et  sa 
sagesse  en  même  temps  que  sa  forte  et  immuable 
organisation  :  elle  saura  lutter  contre  la  féoda- 
lité et  la  vaincre. 


APPENDICE 


APULÉE  \ 


De  tous  les  auteurs  que  présente  la  fin  du  se- 
cond siècle  de  la  littérature  latine ,  il  n'en  est 
point  qui  offre  une  physionomie  plus  variée , 
plus  mobile,  plus  originale,  j'allais  dire  plus  bi- 
zarre, que  celle  d'Apulée  :  romancier,  hiéro- 
phante, philosophe,  rhéteur,  il  a  cultivé  tous  les 
genres  de  littérature ,  s'est  initié  à  toutes  les  théo- 
logies ;  il  a  même  demandé  à  la  magie  les  secrets 
de  la  sagesse;  il  répond,  en  un  mot,  à  toutes  les 
tendances  de  son  siècle,  à  ses  superstitions,  à  sa 
vanité ,  à  son  goût  pour  la  philosophie ,  à  son 
amour  pour  les  lettres,  à  son  besoin  de  croyances 
au  milieu  même  du  scepticisme.  Il  semble  donc 
qu'un  tel  auteur  ait  dû  être  de  bonne  heure  ap- 

1.  Nous  avons  déjà  fait  connaître  Apulée  ;  mais  cet  auteur 
a  joué  un  si  grand  rôle  dans  la  lutte  du  paganisme  contre 
le  christianisme,  qu'il  ne  sera  peut-être  pas  sans  intérêt 
encore  de  reproduire  ici  l'image  plus  complète  qu'ailleurs 
nous  avons  tracée  de  cet  écrivain.  Il  nous  a  semblé  aussi 
qu'il  ne  serait  pas  hors  de  propos  de  rapprocher,  plus  que 
nous  n'avions  pu  le  faire  dans  ces  Études ,  la  littérature 
païenne  de  la  littérature  profane,  et  d'ajouter  par  ce  con- 
traste un  dernier  trait  au  tableau  des  deux  sociétés  que  nous 
avons  mises  en  regard  l'une  de  l'autre. 


—  358  — 

précié.  Il  n'en  est  rien  pourtant.  La  renommée 
d'Apulée  a  été  obscure,  après  avoir  été  bril- 
lante. Africain  comme  lui,  Fronton,  qui  a  pu 
être  son  contemporain  ;  Tertullien ,  qui  était  son 
compatriote,  et  qui  aurait  dû  trouver  à  Carthage 
sa  mémoire  encore  récente,,  n'en  parlent  pas. 
Le  premier  auteur  qui  fasse  mention  de  lui  est 
un  écrivain  de  l'Histoire  Auguste,  Capitolin, 
dans  la  Vie  de  Sévère  :  «  Sévère  ,  dit-il  dans  sa 
lettre  au  sénat,  s'exprimait  ainsi  :  Ce  qui  m'a  le 
plus  mécontenté,  c'est  que  la  plupart  de  vous 
ont  vanté  le  mérite  de  Claudius  Albin  us  en  litté- 
rature ,  tandis  qu'il  ne  s'occupait  qu'à  des  contes 
de  bonne  femme ,  qu'il  vieillissait  au  milieu  des 
Milésiennes  carthaginoises  de  son  Apulée.  »  Mais 
cette  renommée ,  pour  rester  quelque  temps  ou- 
bliée ,  n'a  rien  perdu  ;  elle  est  sortie  de  ce  silence 
plus  éclatante  :  semblable  à  ces  eaux  qui ,  après 
avoir  quelque  temps  traîné  à  la  surface  de  la  terre 
un  maigre  et  léger  filet,  disparaissent  aux  regards, 
s'enfoncent  dans  les  entrailles  du  globe,  et  après 
y  avoir,  pendant  quelques  années,  poursuivi 
leur  course  souterraine,  reparaissent  aux  regards 
surpris,  rivières  immenses  ou  fleuves  retentis- 
sants. Ainsi  alla  grossissant,  bien  qu'enfouie,  la 
gloire  d'Apulée.  Quand  nous  le  retrouvons , 
quand  les  témoignages  abondent  sur  lui,  ce  n'est 
plus  l'auteur  dédaigné  des  Milésiennes  ;  c'est  un 
magicien  redoutable,  c'est  l'adversaire  habile  du 


—  359  — 

christianisme  ;  c'est  l'émule  d'Apollonius  de 
Tyanes;  c'est  le  rival  du  Christ  ;  ainsi  en  parlent 
tous  les  écrivains  sacrés  ;  ainsi  le  montre  saint 
Augustin,  son  compatriote,  qui  le  cite  souvent. 
Il  semble,  du  reste,  qu'Apulée  eût  prévu  ce  si- 
lence et  ces  contradictions  de  l'histoire  littéraire 
sur  son  compte  ;  dans  tous  ses  ouvrages ,  il  nous 
a  donné  sur  lui-même,  sur  ses  goûts,  sur  ses  étu- 
des ,  des  renseignements  nombreux  ,  avec  une 
complaisance  que  l'on  dirait  de  nos  jours;  ren- 
seignements qui  se  trouvent  surtout  dans  X Apo- 
logie ,  les  Florides  et  les  Métamorphoses. 

Les  Métamorphoses  sont-elles  simplement  un 
caprice  de  l'auteur ,  un  jeu  d'imagination ,  ou 
bien  cachent-elles  une  intention  philosophique 
et  morale?  A  cet  égard,  les  avis  sont  partagés. 
Beroalde  et  Bosscha,  les  deux  meilleurs  commen- 
tateurs d'Apulée,  pensent  qu'il  y  a  dans  le  roman 
tout  entier  un  but  sérieux  ;  qu'une  vérité  philo- 
sophique ,  profonde ,  se  cache  sous  les  contes  et 
les  fantaisies  de  l'auteur.  D'autres  critiques,  au 
contraire ,  n'ont  pu  trouver  dans  Apulée  tout  ce 
qu'y  ont  vu  ces  commentateurs,  selon  eux ,  pré- 
venus et  suspects  de  partialité  envers  leur  au- 
teur ;  ils  se  fondent  principalement  sur  ce  que 
les  Métamorphoses  n'étant  point  une  œuvre  ori- 
ginale ,  mais  une  traduction ,  une  paraphrase , 
Apulée  n'a  pu  y  mettre  son  cachet  particulier  et 
sa  pensée  philosophique ,  si  pensée  il  y  a.  Nous 


—  360  — 

ne  partageons  point  cette  opinion.  D'abord,  il 
nous  semble  que  rien  n'empêche  qu'un  auteur 
marque  de  son  empreinte,  de  son  originalité,  un 
fond  qui  n'est  pas  le  sien,  mais  qu'il  adopte  pré- 
cisément parce  que  ce  fond  va  à  son  tour  d'ima- 
gination,  C'est  ce  qu'a  fait  Apulée;  il  est  facile 
de  s'en  convaincre  en  rapprochant  ce  qu'Apulée 
dit  ,   dans  son    Apologie ,  de  son  goût  pour  les 
théologies ,  pour  la  magie ,  avec  ce  qu'il  en  dit 
dans  les  Métamorphoses  :  c'est  exactement   le 
même  personnage.  Lucien  met  la  scène  sur  le 
compte  de  Lueurs  ;  Apulée  s'en  fait  lui-même  Je 
héros;  il  est  incontestable  que  sous  le  person- 
nage deLucius,  c'est  lui-même,  c'est  sa  passion 
pour  la  magie,  son  goût  pour  les  enchantements, 
qu'Apulée  a  voulu  peindre.  L'objection  tirée  de 
la  non  originalité  du  fond  ne  nous  paraît  donc 
pas  péremptoire;  elle  nous  paraît  même  plus  in- 
génieuse que  solide.  S'il  est  déjà  reconnu  qu'il 
y  a  quelque  identité  entre  Lucius  et  Apulée,  ou 
plutôt  qu'Apulée  et  Lucius  ne  font  qu'un ,  il  sera 
peut-être  moins  difficile  de  prouver  que  les  Mé- 
tamorphoses ne  sont  pas  un  simple  jeu  d'esprit, 
mais  une  fiction  sérieuse,  et  que  sous  ces  fables 
bizarres,  dans  ces  aventures  étranges,  il  y  a  un 
enseignement  moral  et  un  but  religieux.  Quel- 
que singulière  que  paraisse  la  forme  donnée  ici 
à  la  vérité,  on  ne  peut  douter  que  XesMétamôr- 
phoscs  ne  soient  une  longue  allégorie,   et  nos 


—  36!   — 

preuves,  c'est  dans  Apulée  que  nous  les  pren- 
drons. 

Fidèle  au  conseil  de  la  déesse,  Lucius  a  élé , 
selon  la  prescription  pythagoricienne,  se  plonger 
sept  fois  dans  la  mer  pour  se  purifier  ;  il  a ,  grâce 
a   la    couronne  de  roses  que  portail  le  grand 
prêtre,    et    qu'il    a   dévorée,  repris    la    forme 
d'homme.  La  déesse  lui  dit  que  désormais  il  était 
consacré  à  son  culte;  que  là  seulement  il  trou- 
vera le  calme  et  la  sagesse  :  «  Ni  votre  naissance, 
Lucius ,    ni   votre  mérite ,   ni  cette  instruction 
même  qui  vous  distingue,  ne  vous  ont  été  d'au- 
cune utilité;  vous  vous  étiez  laissé  séduire  à  des 
voluptés  indignes  d'un  homme  libre,    et  vous 
avez  payé  bien  cher  une  curiosité  futile.   Mais 
enfin  l'aveugle  fortune,  en  vous  persécutant  par 
ses  plus  affreuses  disgrâces,  vous  a  conduit,  sans 
ie  vouloir,  et  par  l'excès  même  de  ses  rigueurs, 
à  cette  béatitude  que  donne  la  religion.  Ces  bri- 
gands, ces  bêtes  sauvages,    cet  esclavage,    ces 
chemins  tortueux,  ces  dangers  perpétuels  de  la 
mort,  toutes  ces  tribulations   ont-elles  produit 
ce  que  voulait  une  fortune  ennemie?  »  Apulée 
ne  prend-il  pas  soin  ici  d'indiquer  et  son  identité 
avec  Lucius ,  et  en  même  temps  le  sens  allégo- 
rique et  moral  de  son  ouvrage?  Jamais,  dans  une 
œuvre  d'imagination,  l'intention  de  l'artiste  fut- 
elle  mieux  marquée?  En   effet,  pour  être  évi- 
dente, il  n'est  pas  nécessaire  que  cette  intention 


~~  362  — 

éclate  à  chaque  instant  et  de  toutes  parts;  loin 
de  là ,  elle  doit  rester  voilée  ;  il  suffit  qu'elle  se 
trouve  gravée  en  un  coin  du  tableau.  Or,  à  la  fin 
de  l'ouvrage,  dans  les  dernières  lignes ,  Apulée  a 
mis  ainsi  son  cachet  ;  Osiris  lui  apparaît  :  «  Li- 
vre-toi hardiment,  lui  dit-il ,  à  ta  glorieuse  pro- 
fession d'avocat  ;  ne  crains  point  la  calomnie  des 
envieux  excitée  par  l'instruction  que  t'ont  ac- 
quise tant  de  laborieuses  veilles.  »  Il  y  a  donc 
un  but  moral  dans  les  Métamorphoses ,  et  en- 
tre le  onzième  livre  et  les  livres  précédents ,  un 
lien  réel  et  philosophique.  Et  maintenant  qu'on 
n'en  peut,  je  pense,  douter,  ce  onzième  livre  lui- 
même  ,  où  se  trouvent  décrites  et  la  liturgie  et 
les  cérémonies  païennes,  a-t-il  cette  haute  portée 
que  quelques-uns  lui  accordent ,  et  que  d'autres 
lui  refusent?  Il  est  difficile,  ce  nous  semble,  de 
nier  qu'Apulée  ait  voulu  mettre  et  qu'il  ait  mis, 
dans  le  onzième  livre ,  toute  la  science  théolo- 
gique qu'il  avait  été  recueillant  dans  toutes  les 
contrées  et  dans  tous  les  sanctuaires  ;  les  formes 
et  les  préparations  de  ses  initiations  sont  toutes 
empruntées  à  des  prescriptions  mystiques.  «  Je 
m'avançai ,  dit-il,  vêtu  de  douze  robes  sacerdo- 
tales; »  or,  ce  nombre  de  douze  robes  que  de- 
vait successivement  revêtir  l'initié  faisait  allusion 
aux  douze  signes  du  zodiaque,  parce  que  le  culte 
du  soleil  était  mêlé  avec  celui  d'Isis;  c'est  par  la 
même  raison  que  les  feuilles  de  la  couronne  re- 


—  363  — 

présentaient  des  rayons.  La  tunique  de  l'initié 
était  ornée  de  figures  d'animaux,  c'est-à-dire 
d'hiéroglyphes  ;  cette  tunique  était  nommée 
olympiaca,  sans  doute  parce  qu'elle  était  en 
usage  dans  les  cérémonies  de  Jupiter  Olympien. 
Mais  ces  cérémonies,  ces  vêtements  symboliques 
n'étaient-ils  qu'une  vaine  représentation  ?  Quand 
Apulée  dit  qu'il  ne  peut  révéler  les  secrets  qui 
lui  furent  confiés,  est-ce  une  imposture  des  prê- 
tres que  ce  secret ,  un  désir  jaloux  de  retenir  la 
vérité  captive  au  fond  du  sanctuaire  ?  Ces  mys- 
tères, dont  la  révélation  aux  profanes  était  punie 
de  mort,  avaient-ils  le  secret  de  la  divinité  ?  Les 
apologistes  chrétiens  ont  prétendu  qu'au  fond  de 
ces  mystères  il  n'y  avait  que  vide  et  erreur,  ainsi 
qu'au  fond  des  sanctuaires  profanes,  au  sein  des 
idoles ,  il  n'y  avait  que  des  signes  décrépits  ou 
des  débris  impurs.  Il  est  difficile  de  croire  cepen- 
dant que  ce  que  Cicéron  proclamait  comme  la 
plus  heureuse  institution  dont  l'humanité  fût  re- 
devable à  Athènes,  fût  une  simple  fantasmagorie; 
de  penser  que  lorsque  la  philosophie  avait  ses 
enseignements  secrets  et  publics,  la  théologie 
païenne  n'eût  pas  aussi  les  siens  ;  Clément 
d'Alexandrie  d'ailleurs,  et  plus  clairement  en- 
core Macrobe,  dit  que  ces  figures,  ces  allégo- 
ries étaient  destinées  à  préserver  les  grandes 
vérités  des  profanations  du  vulgaire.  Qu'ont 
d'ailleurs  ces  allégories   de  si  étrange,  et  qui 


—  364  — 

ne  se  puisse  expliquer?  le  moyen  âge  ne  les 
a-t-il  pas  continuellement  employées?  les  ro- 
mans comme  la  théologie ,  la  poésie  sérieuse 
comme  les  fictions  les  plus  légères.  Quand 
Dante,  conduit  par  Virgile,  pénètre  dans  les  en- 
fers, qu'y  rencontre-t-il  d'abord  au  milieu  des 
chemins  tortueux  et  des  sentiers  où  il  s'égare? 
un  lion,  une  panthère,  une  louve,  emblèmes 
des  vices  qui,  ici-bas,  arrêtent  et  troublent  la 
marche  de  l'homme  dans  la  route  de  la  vertu  et 
l'empêchent  de  s'élever  à  la  sagesse  et  à  la  Divi- 
nité. On  n'en  peut  donc  douter  :  Apulée  a,  dans 
ce  onzième  livre ,  caché  de  hautes  vérités,  ou 
du  moins  de  hautes  doctrines  de  la  théolosrie 
païenne ,  et  c'est  de  ce  livre  surtout  qu'on  peut 
dire  avec  Bayle  :  «  Un  homme  qui  voudrait  s'en 
donner  la  peine ,  et  qui  aurait  la  capacité  requise, 
il  faudrait  qu'il  en  eût  beaucoup ,  pourrait  faire 
sur  ce  roman  un  commentaire  fort  curieux,  fort 
instructif ,  et  où  l'on  apprendrait  bien  des  choses 
que  les  commentaires  précédents,  quelque  bons 
qu'ils  puissent  être  d'ailleurs,  n'ont  pas  dites;  » 
si  l'on  songe,  en  outre,  qu'au  moment  où  écri- 
vait Apulée,  le  paganisme,  vivement  inquiété 
dans  sa  possession  par  le  christianisme  que  jus- 
que-là il  avait  dédaigné,  sentait  la  nécessité  de 
ranimer,  dans  le  cœur  des  peuples,  parla  pompe 
de  ses  cérémonies,  la  foi  mourante  et  les  sym- 
pathies éteintes;   si  l'on  se  rappelle  qu'Apulée 


—  365  — 

était  pontife,  et  pontife  fervent  d'Esculape;  qu'il 
était  de  plus ,  comme  on  le  sait,  ennemi  déclaré 
du  christianisme  autant  que  défenseur  enthou- 
siaste du  paganisme ,  on  concevra  sans  peine 
qu'en  décrivant  ainsi  les  cérémonies  païennes, 
en  retraçant  les  préparations  mystérieuses  et  les 
mvstérieuses  vérités  de  l'initiation ,  il  ait  eu  un 
but  tout  à  la  fois  philosophique  et  religieux.  Ces 
conjectures,  disons  mieux,  ces  certitudes  se  con- 
firment encore  par  l'examen  des  ouvrages  phi- 
losophiques d'Apulée;  mais  un  mot  encore  sur 
les  Métamorphoses \  Quelques  critiques  pensent 
quelles  sont  un  fruit  de  la  vieillesse  d'Apulée; 
ils  se  fondent  sur  ce  fait  que ,  si  elles  eussent 
été  composées  dans  ses  premières  années,  les 
ennemis  d'Apulée  qui  lui  reprochaient  les  vers 
échappés  à  sa  jeunesse,  n'auraient  pas  manqué 
de  lui  faire  un  crime  des  Métamorphoses  ;  or, 
des  Métamorphoses ,  il  n'en  est  pas  question  dans 
Y  Apologie.  Mais  de  ce  qu'elles  n'ont  pas  précédé 
l'apologie,  faut-il  conclure  qu'elles  l'ont  suivie  à 
un  si  long  intervalle ,  et  ne  faut-il  pas  au  con- 
traire reconnaître  qu'elles  ont  été  composées  peu 
de  temps  après?  Dans  les  F/or  ides ,  Apulée,  au 
nombre  de  ses  titres  littéraires,  satires ,  gryphes, 
cite  aussi  des  histoires  diverses  :  historias  varias 
rerum.  Ces  mots  n'indiquent-ils  pas  clairement 
les  Métamorphoses  ?  Nous  avons  vu  le  roman- 
cier; examinons  le  philosophe. 


—  366  — 

Toute  philosophie ,    à  son  début,    fut   de  la 
théologie.    La    philosophie    grecque ,    dont    la 
philosophie  latine  n'est   qu'un   résumé   impar- 
fait, passa  par  les  sanctuaires  avant  d'arriver 
aux  écoles  :  les  premiers  philosophes  furent  des 
théologiens,  furent  des  poètes.  Ces  poètes  théo- 
logiens dont  Orphée  est  le  symbole  ,  étaient  fils 
de  l'Egypte;  ils  régnèrent  longtemps  sur  les  es- 
prits. Détrônés  enfin  par  Homère  et  par  Hésiode, 
par  la  philosophie  ionienne,  les  vérités  éternelles 
qu'ils  avaient  reçues  de  l'Egypte  et  proclamées 
s'effacèrent  insensiblement  ;    elles    périssaient , 
quand  Pythagore,  les  allant  chercher  lui  aussi  à 
leur  source,  en  renoua  la  tradition  interrompue. 
L'école  italique  s'éleva  ainsi  en  face  de  l'école 
ionienne  ;  la  science  égyptienne  reparut  en  pré- 
sence de  la  science  grecque.  Ces  deux  sciences 
avaient  un  caractère  bien  différent  :  c'était,  d'une 
part ,  le  mysticisme  ;  de  l'autre ,  le  scepticisme. 
Le   scepticisme  triompha  de  nouveau.  Les  so- 
phistes achevèrent  de  tout  dénaturer;  et  l'esprit 
humain  était  livré  à  une  déplorable  confusion, 
quand  vint  Anaxagore  qui,  pour  ainsi  dire,  re- 
trouva, avec  la  Divinité,  la  morale  perdue  au 
milieu  de  tous  les  systèmes  philosophiques  ;  mais 
la  grande    gloire  d'Anaxagore  fut  de  préparer 
Socrate.  La  tâche  de  Socrate  fut  immense:  il  eut 
à  détruire,  a  confondre  toute  l'ancienne  philo- 
sophie grecque;  ce  fut  là,  je  pense ,  autant  qu'on 


—  367  — 

peut,  dans  les  écrits  de  Platon,  distinguer  le 
maître  du  disciple ,  ce  fut  là  toute  l'œuvre  du 
fils  de  Sophronisque.  Aussi,  Socrate  mort,  Pla- 
ton comprit  qu'il  restait  à  rebâtir  sur  tous  ces 
systèmes  détruits ,  sur  tous  ces  sophismes  con- 
fondus par  l'ironie  de  Socrate ,  les  vérités  éter- 
nelles dont  la  philosophie  grecque  n'avait  pas  su 
conserverie  dépôt.  Platon  n'hésita  pas;  il  sentit 
où  il  devait  remonter  :  il  s'adressa  directement  à 
Pythagore  et  aux  maîtres  de  Pythagore ,  à  l'E- 
gypte; ce  lui  était  d'ailleurs  une  tradition  de  fa- 
mille :  en  Egypte,  il  retrouvait  les  traces  de 
Solon  dont  il  descendait.  L'empreinte  égyptienne 
et  orientale  éclate  dans  les  ouvrages  de  Platon  ; 
il  [y  a  en  lui  le  prêtre  de  Memphis  à  côté  du 
disciple  de  Socrate  :  le  prophète ,  à  côté  du  phi- 
losophe. Ces  deux  caractères,  le  théologien  et  le 
philosophe,  l'Orient  et  la  Grèce,  se  mêlent  dans 
Platon  et  ne  se  confondent  jamais.  Mais  l'O- 
rient ne  devait  pas  encore  dominer;  après  cette 
magnifique  apparition  qu'il  fait  dans  Platon,  il 
doit  s'éclipser  pour  ne  reparaître  qu'au  commen- 
cement du  second  siècle  de  l'ère  chrétienne ,  et 
là,  se  trouver  allié  ou  adversaire  du  christia- 
nisme qui  y  touche  par  tant  de  points.  Suivez, 
en  effet,  les  différentes  divisions  de  l'école  de 
Socrate  :  l'Académie  ,  dans  ses  variations  di- 
verses, est  plus  ou  moins  fidèle  à  la  doctrine  de 
Socrate  ;  mais  jamais  elle  ne  se  souvient  de  Pla- 


~~  SG8  — 

ton,  du  moins  en  tant  que  représentant  de  la 
philosophie  orientale.  Rome,  qui  reçut  de  la 
Grèce  la  philosophie,  était  moins  disposée  en- 
core au  mysticisme.  L'esprit  positif  et  pratique 
des  Romains  se  prêtait  difficilement  aux  sys- 
tèmes philosophiques,  plus  difficilement  en- 
core devait-il  atteindre  aux  hauteurs  de  l'idéa- 
lisme platonicien ,  à  ces  mythes  profonds  qu'il 
avait  empruntés  à  l'Orient.  Aussi  est-il  remar- 
quable que  Cicéron  qui  a  reproduit,  et  le  plus 
souvent  traduit  les  doctrines  philosophiques  de 
Platon,  a  laissé  de  côté  toute  cette  partie  orien- 
tale et  mythique;  et  plus  tard  ,  Sénèque  même, 
si  curieux  de  systèmes  philosophiques,  ne  voit 
pas  en  quoi  lui  peuvent  être  utiles  les  idées  de 
Platon.  Mais  le  moment  était  venu  où  l'Orient, 
tant  de  fois  repoussé,  allait  envahir  Rome;  où  le 
flot  longtemps  contenu  des  superstitions  allait 
rompre  les  digues  que  lui  opposaient  les  pré- 
voyances inquiètes  de  la  politique.  La  doctrine 
d'Épicure,  la  première  et  si  facilement  accueillie 
à  Rome,  y  cédera  bientôt  le  pas  au  stoïcisme; 
et  au  moment  où  le  stoïcisme  lui-même  ne  ré- 
pondra plus  au  besoin  des  âmes,  l'homme  de 
l'Orient,  le  philosophe  des  idées,  Platon  do- 
minera souverainement  les  esprits. 

En  même  temps  qu'avec  l'Orient,  le  mysti- 
cisme revient  par  Platon,  il  revient  aussi  par 
Alexandrie.  Les  Ptolémées  y  favorisent  la  philo- 


—  369  — 
sophie  ;  ils  y  fondent  une  académie  de  Sérapis  et 
d'Isis  ;  ils  acquièrent  tous  les  livres  qui  se  trou- 
vent en  Egypte,  font  traduire  tous  ceux  qui  étaient 
répandus  chez  les  Éthiopiens,  les  Indiens,  les  Per- 
ses, les  Elamites,  les  Phéniciens,  les  Tyriens,  les 
Grecs,  et  particulièrement  chez  les  Grecs  d'Italie 
qui  avaient  recueilli  les  inspirations  de  Pytha- 
gore.  Les  livres  hébraïques  ne  furent  pas  ou- 
bliés; c'est  à  cette  époque  que  l'on  place  la 
traduction  des  Septante.  Les  Juifs,  dans  le  com- 
merce alexandrin,  altérèrent  la  pureté  de  leurs 
doctrines;  ils  apprirent  à  expliquer  allégorique- 
ment  l'Écriture.  Philon  ,  surnommé  le  second 
Platon ,  mêla  les  explications  allégoriques  et  mé- 
taphoriques des  Égyptiens  aux  subtilités  de  la 
philosophie  grecque.  En  même  temps  que  cette 
lumière  douteuse  de  la  philosophie  alexandrine 
se  levait  sur  le  monde  romain,  une  autre  et  plus 
pure  lumière  avait  paru  et  brillé  dans  Alexandrie 
même.  Le  christianisme  y  avait  été  prêché  par 
saint  Marc  qui  y  fonda  une  école,  source  de  cette 
école  alexandrine  chrétienne,  d'où  devaient 
sortir  Clément  et  Origène. 

Cette  école  philosophique  d'Alexandrie,  qui 
compte  dans  la  littérature  grecque  tant  et  de  si 
brillants  disciples,  qui  commence  à  Ammonius 
et  finit  à  Proclus,  cette  école  n'a,  au  second 
siècle  et  plus  tard ,  de  représentant  dans  la  lit- 
térature latine  qu'Apulée  qui,  pendant  son  séjour 
i  24 


—  370  — 

à  Alexandrie,  dut,  avide  qu'il  était  de  connais- 
sances mystérieuses ,  se  livrer  tout  entier  à  une 
doctrine  plus  mystique  que  philosophique.  C'est 
à  Pythagore  et  à  Platon  qu'Apulée  se  rattache. 
A  ce  titre,  ses  ouvrages  philosophiques,  bien 
que  n'étant  que  des  traductions  ou  des  résumés, 
ont  un  haut  intérêt.  Ses  œuvres  philosophiques 
sont  :  le  Démonde  Socrate,  la  Doctrine  de  Platon, 
en  trois  livres  ;  le  livre  du  Monde ,  traduction 
d'Aristote.  Le  premier  de  ces  ouvrages,  ainsi  que 
beaucoup  d'ouvrages,  ne  tient  guère  tout  ce  que 
promet  son  titre  ;  car  du  démon  de  Socrate ,  il 
en  est  peu  question;  il  ne  vient  qu'à  la  fin  du 
livre;  c'est  à  proprement  parler  un  traité  sur  ce 
que  nous  comprenons  sous  le  titre  général  de 
génies.  Entre  Dieu  et  les  hommes,  entre  le  ciel  et 
la  terre,  n'y  a-t-il  point  quelque  lien  mysté- 
rieux, quelques  puissances  intermédiaires?  Non; 
l'homme  n'est  point  séparé  des  dieux  ;  ses  priè- 
res et  ses  plaintes  peuvent  monter  jusqu'à  eux , 
et  les  bienfaits  du  ciel  descendre  jusqu'à  lui  par 
des  êtres  intermédiaires ,  messagers  de  la  Divi- 
nité ,  et  auprès  d'elle  intercesseurs  bienveillants 
des  hommes  :  ces  essences  secondaires  et  protec- 
trices, ce  sont  les  démons.  Apulée  disserte  sur 
leurs  formes ,  leur  nature ,  leurs  attributs.  Outre 
ces  démons ,  chaque  homme  n'a-t-il  pas  en  lui- 
même  un  génie  secret,  une  voix  intime  dont  il 
doit  consulter  les  inspirations  ?  Voilà  le  démon 


—  371   — 

de  Socrate;  le  démon  de  Socrate,  c'est  encore 
l'étude  de  la  philosophie,  à  laquelle  l'homme  se 
doit  entièrement  consacrer.  Apulée  termine  ce 
traité  en  préchant  le  détachement  des  biens  ter- 
restres, la  supériorité  du  monde  spirituel  et  mo- 
ral sur  le  monde  matériel  et  physique  :  il  y  a  là 
des  tendances  qui  se  rapprochent  du  christia- 
nisme, comme  s'en  rapproche  aussi  la  doctrine 
sur  les  démons.  Cette  doctrine,  saint  Augustin 
Fa  longuement  réfutée  au  huitième  livre  de  la 
Cité  de  Dieu  ;  nous  n'entrerons  pas  ici  dans  le 
fond  de  cette  discussion  théologique  que  nous 
retrouverons  ailleurs. 

La  Doctrine  de  Platon  se  compose  de  trois 
parties  :  la  physique,  la  morale,  la  dialectique. 
Laissons  la  dialectique.  C'est  dans  la  première 
partie  ,  la  physique ,  que  Platon  pose  les  deux 
principes  fondamentaux  en  opposition  directe 
avec  les  dogmes  du  christianisme ,  à  savoir  :  la 
préexistence  de  la  matière  et  son  éternité.  Aussi 
l'Église  latine,  plus  logique  que  l'Église  grecque, 
a-t-elle  tout  d'abord  compris  qu'il  y  avait  entre 
elle  et  Platon,  malgré  des  rapports  apparents,  un 
abîme  infranchissable  ;  et  quand  les  Pères  de 
FÉglise  grecque,  séduits  par  cette  brillante  ima- 
gination de  l'Orient ,  qui  parlait  si  puissamment 
à  la  leur ,  voulaient  se  rattacher  à  l'Académie , 
l'Eglise  latine  proclamait  hautement  qu'elle  ne 
connaissait  d'autre  berceau  que  le  portique  de 


—  372  — 

Salomon.  Le  second  livre  est  un  abrège  de  plu- 
sieurs traités  de  Platon ,  un  mélange  de  ses  doc- 
trines théologiques,  philosophiques  et  politiques; 
mélange  quelquefois  obscur ,  parce  qu'il  est  trop 
resserré.  On  sait  que  Platon  offre  ou  paraît  offrir 
d'assez  nombreuses  contradictions;  ces  contra- 
dictions, dans  ses  ouvrages,  sont  sauvées  par 
d'habiles  transitions  et  de  sages  économies  de 
pensées.  Si  Platon  veut  corriger  les  erreurs  de  sa 
République,  il  fera  les  Lois.  Apulée,  abréviateur, 
ne  procède  point  et  ne  peut  procéder  ainsi;  c'est 
en  quelques  pages  et  sans  ménagements  qu'il  dé- 
ment, comme  imitateur  des  Lois,  ce  qu'il  a  dit 
et  exposé  comme  traducteur  de  la  République .  Les 
grandes  vues,  les  théories  magnifiques  de  Pla- 
ton ,  ainsi  raccourcies  et  réduites  à  des  propor- 
tions mesquines  heurtent  et  choquent  l'esprit. 

Après  avoir  reproduit  Platon,  Apulée  s'inspira 
d'Aristote,  ou  plutôt  le  traduisit.  Le  traité  du 
Monde  a  ceci  de  remarquable ,  que  la  beauté  de 
l'univers  y  est  donnée  comme  une  preuve  de 
l'existence  de  la  Divinité;  c'est  une  voie  où  en- 
trera l'éloquence  chrétienne,  et  qu'elle  saura 
agrandir  et  féconder  en  animant  le  spectacle 
muet  de  la  nature  des  sentiments  et  des  passions 
du  cœur  humain;  en  créant  des  harmonies  mo- 
rales là  où  la  philosophie  païenne  ne  voyait  que 
des  harmonies  physiques.  Du  reste,  dans  cette 
route  nouvelle,  Apulée  ne  larde  pas  à  s'égarer; 


—  373  — 

si  un  moment  il  a  entrevu  la  Divinité  dans  la 
beauté  de  l'univers ,  il  la  confond  bientôt  avec 
cet  univers  :  déiste  d'abord ,  puis  panthéiste ,  il 
sent  que  sur  les  traces  d'Aristote,  il  risque  de  se 
perdre,  et  finit  ce  traité,  incomplet  du  reste,  par 
des  idées  religieuses,  des  idées  de  justice  et  d'ex- 
piation empruntées  à  Platon  ;  toujours  ramené  à 
ce  mouvement  nouveau  et  profond  qui  entraî- 
nait l'humanité  vers  les  croyances  antiques ,  et 
allait,  comme  au  début  delà  science,  confondre 
la  philosophie  dans  la  théologie. 

Apulée  était  en  effet  un  de  ces  esprits  que  la 
grande  révolution  religieuse  qui  se  remuait  dans 
le  monde  ne  pouvait  trouver  indifférents;  mais 
sa  vanité,  ainsi  que  ce  goût  pour  la  magie  que 
nous  lui  connaissons,  nous  disent  assez  sous  quel 
drapeau  il  devait  se  ranger.  Nous  avons,  au 
commencement  de  cet  ouvrage,  peint  la  lutte 
engagée  et  soutenue  par  Apulée  contre  le  chris- 
tianisme ;  lutte  où  la  ferveur  du  pastophore  se 
joignait  a  l'exaltation  du  philosophe ,  l'orgueil 
du  rhéteur  à  l'amour-propre  du  magicien. 

Nous  connaissons  Apulée  romancier  ,  Apulée 
philosophe  ;  montrons  Apulée  rhéteur.  Il  nous 
reste  d'Apulée  deux  ouvrages  de  rhétorique  et 
d'éloquence  :  les  Florides  et  X Apologie.  Les  F/o- 
rides  sont  un  recueil  de  morceaux  préparés  pour 
l'improvisation  ;  des  modèles  que  le  rhéteur 
proposait  à  ses  élèves;  des  fragments  de  discours 


—  374  — 

d'apparat,  prononcés  devant  les  Carthaginois. 
Les  deux  grandes  prétentions  d'Apulée  dans  ses 
Florides ,  sont  l'universalité  des  talents  et  l'im- 
provisation. Ce  sont  aussi  les  deux  seuls  traits 
auxquels  nous  nous  arrêterons,  parce  que  ca- 
ractéristiques de  l'époque  où  vivait  Apulée,  ils 
sont  aussi  des  phénomènes  qui  dans  l'histoire 
de  l'esprit  humain  ont  leurs  lois  certaines  et 
leur  signification. 

La  prétention  à  l'universalité  des  connais- 
sances et  la  possession  même  de  ces  sciences 
diverses  est,  selon  nous,  pour  un  auteur  un 
grand  mal;  non-seulement  parce  que  l'esprit 
humain,  quelle  que  soit  sa  portée,  ne  peut 
également  suffire  à  tant  d'études ,  mais  surtout 
parce  que  cette  variété  d'études  et  de  connais- 
sances corrompt  le  style  plutôt  qu'elle  n'étend  et 
ne  fortifie  les  idées.  On  transporte  dans  le  lan- 
gage des  passions  des  termes  qui  appartiennent 
à  la  science;  dans  la  morale,  les  expressions 
consacrées  à  la  physique  ;  dans  l'éloquence ,  les 
formules  du  droit;  les  métaphores,  puisées  à 
des  sources  diverses  et  mélangées ,  sont  péni- 
bles et  obscures;  c'est  souvent  le  défaut  de 
Thomas  :  c'est  là  aussi  celui  d'Apulée.  Cet  effet, 
ce  que  la  diversité  des  connaissances  produit  sur 
le  style  d'un  auteur,  le  mélange  des  littératures  le 
produit  sur  la  langue  d'un  peuple  :  en  se  ma- 
riant, les  littératures  s'altèrent  et  perdent  de  leur 


—  375  — 

pureté  native  ;  si  les  idées  gagnent  à  cette  com- 
munion intellectuelle,  les  idiomes  à  coup  sûr  en 
souffrent.  Les  styles  s'effacent  dans  le  frottement 
des  idées ,  et,  ainsi  que  la  nationalité  des  peu- 
ples, le  caractère  primitif  du  langage  disparaît. 
Chaque  peuple,  en  effet,  a  son  cachet  particulier, 
son  empreinte  originelle  qu'il  ne  peut  impuné- 
ment échanger  contre  des  formes  et  des  habitudes 
étrangères  :  avec  des  ressemblances  nombreuses, 
l'esprit  humain  a  des  différences  profondes, 
différences  qui  tiennent  au  climat ,  aux  mœurs  , 
aux  institutions.  Toute  littérature  se  compose 
de  ces  généralités  et  de  ces  variétés;  par  les 
généralités  ,  elle  répond  au  sens  commun  de 
l'humanité  :  elle  est  absolue  ;  par  les  variétés , 
elle  est  elle-même,  elle  est  relative,  elle  est  na- 
tionale. Or,  c'est,  en  littérature  comme  en  poli- 
tique, la  nationalité  qui  fait  les  grands  peuples 
et  les  grands  écrivains;  quand  cette  origina- 
lité s'altère,  le  génie  s'efface  ainsi  que  les  ca- 
ractères ;  les  formes  primitives ,  celles  qui  tien- 
nent au  génie  d'un  peuple  et  le  dessinent ,  les 
expressions  indigènes  en  quelque  sorte  se  cor- 
rompent et  s'altèrent  :  en  s' élargissant,  le  cadre 
de  la  pensée  se  brise;  et  la  langue  qui  fait  et 
contient  les  idées,  rompue  elle  aussi,  les  idées 
à  leur  tour  perdent ,  comme  le  style ,  leur  pro- 
priété et  leur  force.  Tel  est,  selon  nous,  le  résul- 
tat  de  l'universalité   des   connaissances  sur  le 


—  376  — 

style  d'un  auteur  en  particulier ,  celui  du  mé- 
lange des  littératures  sur  la  langue  et  les  idées 
d'un  peuple  en  général. 

L'improvisation  n'est  pas  un  fait  moins  signi- 
ficatif dans  l'histoire  morale  d'un  peuple;  elle  a, 
tonte  capricieuse  et  fortuite  qu'elle  paraît  au 
premier  coup  d'oeil ,  ses  causes  nécessaires  et 
ses  signes  certains  ;  elle  ne  naît  jamais  et  jamais 
ne  brille  qu'au  commencement  ou  à  la  fin  d'une 
littérature;  elle  annonce  dans  un  peuple  une 
grande  et  féconde  rénovation  ou  une  prochaine 
décadence  ;  jamais  elle  ne  paraît  aux  époques  de 
calme  et  de  loisir  pour  une  nation,  de  perfection 
pour  une  littérature  :  au  siècle  de  Louis  XIV, 
Fénelon  seul  eut  ce  don  brillant  d'improvisa- 
tion ;  mais  Fénelon  a  l'imagination  grecque , 
et  son  langage  n'avait  pris  le  pas  sur  son  siècle, 
que  parce  que  ses  idées  le  devançaient.  Car  c'est 
le  mouvement  des  idées,  rapide  et  journalier, 
qui  fait  l'improvisation;  mais  on  peut  se  trom- 
per à  ce  mouvement,  tantôt  signe  de  régénéra- 
tion ,  tantôt  prélude  de  décadence  sociale  et  in- 
tellectuelle. Si  l'improvisation  était  toujours  un 
présage  d'avenir,  si  elle  n'avait  qu'un  caractère, 
il  serait  facile  de  la  reconnaître  :  il  faudrait  se 
féliciter  de  la  voir  éclater  et  se  répandre.  Malheu- 
reusement elle  a  ce  double  caractère  de  déca- 
dence aussi  bien  que  de  régénération;  elle  remue 
des  mots,  non  moins  que  des  idées  :  stérile  dans 


—  377   — 

le  premier  cas;  clans  le  second,  féconde  el  bril- 
lante. 

A  l'époque  où  vivait  Apulée ,  l'improvisation 
offrait ,  comme  toujours ,  ce  double  caractère. 
Voyez  l'éloquence  païenne  grecque  et  latine; 
voyez  ces  rhéteurs  qui  vont  de  ville  en  ville, 
annonçant  une  improvisation  comme  on  annonce 
un  spectacle  ;  relisez  toutes  ces  déclamations 
qui,  sous  les  titres  divers,  mais  également  vides, 
charmaient  l'oisiveté  des  villes  grecques  et  ro- 
maines, et  je  vous  défie  d'y  trouver  une  idée 
nouvelle,  une  seule  vue  d'avenir.  Tous  ces 
gens-là  cependant  triomphent  de  cette  facilité 
qu'ils  ont  de  parler,  et  le  peuple  avec  eux  s'en 
enchante.  On  leur  élève  des  statues  :  Polémon , 
Hérode  Atticus ,  Fronton,  Apulée,  tous  les 
rhéteurs  de  cette  époque  ont  leur  apothéose; 
et  pourtant  il  n'y  a ,  sous  ces  phrases  sonores 
cl  éclatantes,  rien  qui  remue  le  coeur,  rien 
qui  intéresse  l'esprit,  rien  qui  puisse  tirer  la 
société  païenne  de  cette  indifférence  morale 
où  elle  se  meurt  d'ennui  et  d'abattement.  Tour- 
nez vos  yeux  d'un  autre  côté  :  voici  encore  l'im- 
provisation ;  une  rude,  grossière,  étrange  im- 
provisation; celle-ci  ne  flatte  pas  les  oreilles,  ne 
caresse  pas  l'imagination,  ne  sème  pas  les  fleurs  à 
pleines  mains;  et  pourtant  elle  remue  puissam- 
ment les  âmes,  elle  leur  ouvre  des  perspectives 
nouvelles;  elle  les  ravive,  les  enchante,  les  ra- 


—  378  — 

nime  à  l'espérance  et  à  la  joie;  elle  ressuscite  ou 
plutôt  remplace  1  éloquence  que  l'on  croyait 
perdue;  les  peuples  accourent  à  sa  voix,  si  les 
savants  se  laissent  séduire  aux  accents  plus  har- 
monieux de  sa  rivale  :  telle  est  l'improvisation 
chrétienne  en  présence  de  l'improvisation  pro- 
fane. Laissez-la  grandir,  cette  parole  évangélique, 
et  vous  la  verrez  pendant  dix  siècles  ,  de  Tertul- 
lien  à  saint  Bernard ,  dominer  souverainement 
les    intelligences    et   les  âmes. 

Plus  tard ,  au  xve  siècle  ,  l'improvisation 
change  de  caractère.  La  découverte  de  l'im- 
primerie et  aussi  cette  autorité  royale  qui  sub- 
stitue à  l'allure  un  peu  désordonnée  mais  plus 
libre  et  plus  vive  de  la  féodalité  politique  et  reli- 
gieuse ,  l'action  régulière  du  pouvoir  monarchi- 
que ,  la  forcent  de  prendre  une  autre  forme  : 
elle  était  parlée ,  maintenant  elle  sera  écrite  ; 
c'est  dans  Luther  et  dans  Calvin  que  l'improvi- 
sation éclatera.  Animée  au  xve  et  au  xvie  siècle 
par  la  lutte  religieuse,  au  xvne  siècle  l'improvi- 
sation,  même  écrite,  disparaît  et  s'éteint,  pour 
reparaître  au  commencement  du  xvine  siècle , 
dans  les  philosophes;  à  la  fin,  dans  Mirabeau. 
Depuis  lors ,  l'improvisation  a  eu  un  double  ca- 
ractère :  elle  a  été  tout  à  la  fois  écrite  et  parlée  ; 
est-ce  une  improvisation  d'avenir  ou  de  passé? 
ressemble-t-elle  à  la  facilité  d'Apulée  ou  à  la  verve 
de  Terlullien  ?  Annonce-t-elle  une  régénération 


—  379  — 

sociale  et  intellectuelle,  ou  une  décadence?  Il  v 
a  en  elle  ces  deux  signes  :  le  côté  mystérieux  et 
le  côté  éclatant  de  lumière,  colonne  brillante 
pour  les  Hébreux,  obscure  pour  leurs  ennemis; 
mais  de  quel  côté  sont  les  ténèbres?  où  est  la 
lumière? 

Les  littératures  de  la  décadence  ou  de  la  re- 
naissance sont  fières  de  cette  facilité  qu'elles  ont 
déparier  et  décrire;  elles  prennent  en  pitié  les 
littératures  classiques,  celles  où  la  pensée  a  trouvé 
et  a  gardé  des  formes  pures  et  harmonieuses,  où 
elle  a  pris  des  habitudes  timides,  ce  semble,  et 
s'est  renfermée  dans  un  cercle  fatal  où  elle  paraît 
tout  sacrifier  à  la  forme.  Est-il  bien  vrai  que  dans 
ces  siècles ,  dits  les  siècles  du  bon  goût ,  dans 
les  siècles  de  Périclès  et  d'Auguste ,  de  Léon  X 
et  de  Louis  XIV,  tout  le  travail  de  l'esprit  hu- 
main se  porte  et  s'arrête  à  la  forme?  ces  siècles 
n'ont-ils  pas  autant  de  hardiesse  et  de  création 
qu'en  eurent  les  époques  de  renaissance  ou  de 
décadence?  n'ont-ils  pas  une  aussi  haute  mission, 
une  mission  plus  importante?  Que  font,  en  effet, 
dans  leur  travail  le  plus  actif,  les  siècles  de  pré- 
paration ou  de  dépérissement?  ceux  où  meurt, 
où  nait  une  société?  ils  élaborent,  ils  soulèvent, 
ils  agitent  les  questions  qui  successivement  ré- 
solues et  acquises  à  l'humanité  composent  son 
domaine  :  ils  les  remuent,  mais  ne  les  décident 
pas.  Ces  germes  vont  flottant,  renfermant  la  vie, 


—  380  — 

mais  ne  la  donnant  pas ,  tant  que  le  génie  et  le 
temps  ne  les  ont  point  fécondés  en  les  cultivant. 
Or,  c'est  là  précisément  le  travail  des  grands 
siècles  littéraires,  de  ceux  où  la  pensée  se  re- 
cueille et  se  concentre  pour  être  plus  profonde 
et  plus  forte,  où,  démêlant  les  confuses  prépara- 
tions des  temps  de  décomposition,  passant  au 
creuset  l'or  pur  et  l'alliage,  elle  ne  conserve  des 
longues  agitations  de  l'esprit  que  ce  qui  importe 
à  l'avenir,  ce  qui  tient  à  l'humanité  même,  et 
laissant  tomberai!  fond  du  vase  cette  lie  grossière 
dont  les  passions  et  les  intérêts  chargent  toujours 
et  obscurcissent  les  idées  d'un  siècle ,  elle  en 
extrait,  pour  ainsi  dire,  la  raison  éternelle  et  les 
vérités  absolues  :  telle  est  l'œuvre  des  siècles 
classiques,  œuvre  difficile,  patiente,  hardie  dans 
ses  apparentes  timidités,  vaste  dans  les  limites 
mêmes  qu'elle  s^mpose,  car  il  lui  faut  faire 
tenir  en  un  étroit  espace  les  opinions  et  les  re- 
cherches de  plusieurs  sociétés;  œuvre  où  la 
forme  ne  domine  pas  le  fond ,  mais  où  elle  est 
nécessaire  pour  le  faire  vivre;  où  par  conséquent 
cette  forme  doit  être  pure,  forte,  et  où  il  faut 
faire  dans  les  mots  d'une  langue  le  même  choix 
que  la  pensée  fait  sur  les  idées  de  plusieurs  siècles. 
On  conçoit  que  dans  ce  double  travail  des 
idées  et  des  mots,  les  littératures  classiques 
doivent  procéder  lentement  ;  que  reproduisant, 
que   fixant,  non  point  les  teintes  vagues  et  fu- 


—  381   — 

gitives  d'un  siècle,  la  physionomie  d'un  peuple 
dans  tel  on  tel  moment ,  mais  l'image  impéris- 
sable de  l'humanité,  elles  y  apportent  un  peu 
plus  de  préparation;  qu'elles  y  regardent  de 
plus  près  que  les  littératures  de  décadence  ou 
de  luttes;  mais  cette  prudence  n'est  pas  de  la  ti- 
midité, cette  modération  de  la  faiblesse  :  c'est 
le  signe  de  la  force  au  contraire  de  se  limiter  et 
de  s'arrêter.  Il  y  a  toujours  quelque  peu  d'im- 
puissance dans  la  précipitation  ,  et  la  parole  qui 
doit  enfanter  l'avenir  ne  perd-elle  pas  à  être  je- 
tée, plutôt  que  présentée,  parlée  plutôt  qu'é- 
crite ?  Les  auteurs  les  plus  éloquents,  quand  ils 
écrivent  sous  l'impression  des  besoins  ou  des 
préjugés  contemporains ,  combien  ne  perdent-ils 
pas  avec  le  temps?  On  cherche  leur  influence, 
leur  gloire,  leur  génie;  et  on  les  devine  plus 
qu'on  ne  les  trouve.  L'improvisation ,  si  eni- 
vrante, escompte  donc  la  gloire  plus  qu'elle  ne  la 
donne  ;  elle  sacrifie  l'avenir  au  présent;  elle  est 
la  préparation  des  siècles  classiques  qu'elle 
dédaigne;  elle  remue  quelquefois  l'humanité  :  les 
bons  livres  seuls  l'instruisent  et  la  fixent. 

Nous  voilà  un  peu  loin  d'Apulée  et  des  Flo- 
rides;  revenons-y.  Les  Florides  sont  donc  des 
morceaux  de  rhétorique,  brillants  et  ingénieux, 
où  Apulée  se  plaît  à  étaler  la  variété  de  ses  con- 
naissances, la  souplesse  de  son  esprit,  l'éclat  de 
son  imagination,  la  facilité  de  sa  parole,  ache- 


—  382  — 

vaut  en  latin  un  discours  commence  en  grec. 
Mais  quoi  qu'il  fasse ,  son  éloquence  reste  froide 
et  maniérée.  Il  est  cependant  un  ouvrage  dans 
lequel  Apulée  a  été  quelquefois  éloquent ,  parce 
qu'alors  l'émotion  de  l'homme  faisait  diversion 
aux  préoccupations  du  rhéteur.  C'est  dans  son 
Apologie,  morceau  peu  connu,  et  le  plus  cu- 
rieux en  même  temps  que  le  seul  original  des 
ouvrages  d'Apulée. 

Apulée,  forcé  par  des  vents  contraires  de  re- 
noncer à  un  voyage  qu'il  avait  dessein  de  faire 
en  Egypte ,  s'était ,  pendant  deux  ans,  fixé  à 
Oea,  et  là  il  avait  épousé  une  veuve,  Puden- 
tilla.  Cette  veuve  quand  il  l'épousa,  n'avait  que 
quarante  ans,  s'il  faut  en  croire  Apulée  ;  soixante, 
disaient  les  ennemis  du  philosophe  ;  lui ,  en  avait 
alors  environ  vingt-cinq.  Les  enfants  de  Puden- 
tilla ,  Pontianus  et  Pudens ,  qui  d'abord  avaient 
vu  le  mariage  sans  déplaisir,  et  qui  même,  selon 
Apulée ,  l'y  avaient  décidé  par  leurs  instances , 
ne  restèrent  pas  longtemps  dans  ces  bonnes  dis- 
positions. Sinon  sur  leurs  instigations,  de  leur 
consentement  du  moins,  un  de  leurs  oncles, 
Émilianus,  accusa  Apulée  d'avoir,  par  des  en- 
chantements magiques,  surpris  et  forcé  le  cœur  de 
Pudentilla,  jusque-là  rebelle  aux  offres  les  plus 
séduisantes.  \J  Apologie  a  pour  but  de  confon- 
dre ces  accusations ,  dont  Apulée  sortit  victo- 
rieux. Saint  Augustin  vante  l'éloquence  de  ce  dis- 


383 


cours,  où  éclatent  en  effet,  plus  qu'en  aucun  autre 
ouvrage  d'Apulée ,  la  facilité,  la  verve,  les  res- 
sources infinies  de  son  esprit.  On  peut  citer 
comme  les  morceaux  les  plus  brillants  :  le  bon- 
heur d'un  mariage  à  lacampagne  ;  les  mouvements 
pathétiques  par  lesquels  Apulée  reproche  à  un 
fils  d'avoir  osé  sonder  et  étaler  au  grand  jour  les 
secrets  et  les  faiblesses  d'une  mère  ;  comme  trait 
de  mœurs ,  ce  qu'on  doit  remarquer  dans  cette 
Apologie,  c'est  la  liberté  avec  laquelle,  dans  les 
habitudes  du  barreau  ancien  sans  doute,  Apulée 
verse  sur  sa  partie  adverse,  le  sarcasme,  les 
injures*,  la  hardiesse  avec  laquelle  il  pénètre  dans 
la  vie  privée  de  ses  adversaires ,  la  traîne  au 
grand  jour  et  l'expose  au  mépris  et  à  l'indignation 
publique;  puis  encore,  cette  indiscrétion  ou  cette 
insouciance  des  mœurs  anciennes  qui  devant 
les  tribunaux  ne  respectait  pas  la  pudeur  des 
femmes,  exposait  leurs  souffrances  intimes,  leurs 
ennuis  secrets,  les  combats  douloureux  livrés 
entre  leur  fidélité  à  un  premier  hymen  et  leurs 
nouvelles  passions  ;  tous  motifs  par  lesquels 
Apulée  explique  comment  Pudentilla  a  cédé, 
a  été  vaincue  dans  sa  première  et  longtemps 
fidèle  résolution  de  veuvage  ;  comment,  sans  que 
besoin  fût  d'enchantements,  elle  a  pu  Y  épou- 
ser :  «  Une  femme  plus  âgée ,  dit-il ,  épouser  un 
jeune  homme!  cela  même  ne  prouve-t-il  pas 
qu'il  n'y  a  point  eu  de  magie?  »  non  sans  doute, 


uu  I-     — — 

à  l'égard  de  Pudentilla;  mais  l'impression  qui 
nous  est  restée  de  ce  discours,  c'est  qu'Apulée 
s'occupait  véritablement  et  s'occupait  beaucoup 
d'opérations  magiques,  et  lui-même,  plus  d'une 
fois,  répète  qu'il  croit  à  la  magie.  On  a  com- 
paré, je  crois,  Apulée  à  Cagliostro  ;  cette  com- 
paraison, que  nous  pourrions  confirmer  par  de 
nombreux  rapprochements,  est  très-juste;  et, 
puisque  nous  sommes  sur  la  voie  des  rappro- 
chements ,  serait-ce  en  abuser  que  de  dire  qui! 
est  dans  notre  littérature  deux  hommes  qui,  toutes 
réserves  faites  et  admises,  nous  paraissent  offrir 
avec  Apulée  quelques  traits  de  ressemblance  ? 
ces  deux  hommes  sont  Beaumarchais  et  Diderot  ; 
je  ne  sache  rien  qui  me  rappelle  mieux  les  Mé- 
moires de  Beaumarchais  que  X Apologie  d'Apulée. 
Quant  à  Diderot,  si  l'on  s'étonne  d'abord  de  le 
voir  comparer,  lui,  esprit  fort,  lui  philosophe  du 
xvine  siècle,  à  un  pontife  d'Esculape,  à  un  homme 
avide  de  pratiques  mystérieuses,  à  un  homme  qui 
portait  des  amulettes,  je  dirai  que,  dans  mon 
opinion,  Diderot  n'est  pas  venu  dans  son  siècle  ; 
qu'il  n'était  pas  fait  pour  le  xvme  siècle,  mais 
pour  le  moyen  âge,  et  qu'il  avait  en  lui  l'étoffe 
d'un  moine  au  moins  autant  que  celle  d'un  phi- 
losophe. Voyez,  en  effet,  Diderot  de  près,  et 
dans  son  intérieur:  dans  son  intérieur,  cet  homme 
joue  l'hiérophante  et  l'oracle;  je  me  trompe,  il 
ne  le  joue  pas,  ce  rôle;  sa  nature  trompée  re- 


385 


grelte  cet  enthousiasme  religieux  que  l'air  de  son 
siècle  a  chassé  loin  de  lui  :  il  cherche  moins  à 
éloigner  le  Dieu,  qu'à  le  rappeler.  Entendez-le, 
au  milieu  de  ses  axiomes  de  scepticisme ,  j'allais 
dire  de  matérialisme  les  plus  désolants ,  éclater 
en  hymnes  magnifiques  à  la  Divinité  :  vous  sur- 
prenez la  prière  dans  son  cœur ,  les  larmes  dans 
ses  yeux ,  quand  le  blasphème  est  dans  sa  bou- 
che. Tel  eut  été,  selon  nous,  dans  un  autre  siècle, 
dans  notre  siècle  peut-être ,  le  véritable  Diderot. 
Ainsi  me  paraît  avoir  été  Apulée  :  rhéteur  vain 
tout  ensemble  et  philosophe  crédule,  imagina- 
tion exaltée  et  inégale  ,  licencieuse  et  mystique, 
racontant  les  mystères  d'Isis  de  la  même  plume 
dont  il  avait  peint  les  aventures  obscènes  de  Lu- 
cius;  mêlant  les  extases  de  l'initié  aux  fantaisies 
monstrueuses  du  romancier;  écrivain  facile, 
élégant ,  coloré ,  rhéteur  habile  et  brillant ,  phi- 
losophe idéaliste,  hiérophante  tout  à  la  fois 
imposteur  et  dupe  :  en  un  mot,  une  des  physio- 
nomies les  plus  curieuses  de  l'antiquité  et  une 
des  moins  connues  jusqu'à  présent. 


25 


LA  LITTÉRATURE  PAÏENNE 


ET 


LA  LITTÉRATURE  CHRÉTIENNE  AU   TROISIÈME  SIÈCLE. 


Il  en  est  de  l'histoire  littéraire  comme  de  l'his- 
toire politique  :  elle  est  plus  saisissante  et  plus 
dramatique  à  sa  jeunesse  et  à  sa  décadence,  qu'à 
son  âge  mûr  et  dans  la  plénitude  de  ses  forces  ; 
dans  les  temps  d'agitations  et  d'inquiétudes  mo- 
rales ,  qu'aux  jours  de  calme  et  de  loisirs.  Les 
plus  beaux  siècles  de  l'esprit  humain  ,  ceux  où 
la  pensée  et  le  style  ont  trouvé  leurs  formes  les 
plus  pures,  les  plus  vraies,  les  plus  harmo- 
nieuses, ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  éveillent 
le  plus  vivement  nos  sympathies;  soit  qu'il  y  ait, 
dans  la  perfection  même  du  goût,  quelque  chose 
de  délicat  et  de  fin  qui  ne  peut  être  bien  saisi 
et  bien  apprécié  que  par  cette  fraîcheur  même 
et  cette  grâce  native  d'imagination  qui  la  pro- 
duisent; soit  que  les  esprits  se  lassent  plus  vite 
du  bon  et  du  beau ,  comme  plus  vite  aussi  les 
peuples  s'ennuient  du  bonheur.  Aujourd'hui 
surtout  une  curiosité  infatigable  se  plaît  à  inter- 
roger dans   l'histoire   de  l'esprit  humain    ainsi 


—  387   — 

que  dans  l'histoire  des  peuples,  les  époques 
moins  connues,  celles  où  elle  espère  saisir  par 
l'examen  du  passé  le  secret  de  l'avenir.  Or ,  de 
toutes  les  périodes  de  la  littérature  romaine,  il 
n'en  est  point  peut-être,  sinon  de  plus  grande, 
de  plus  instructive ,  du  moins ,  que  celle  dont 
nous  retraçons  le  tableau. 

En   effet,  la  philosophie,   le  paganisme,   le 
christianisme  ,  l'Asie ,   l'Occident   et  l'Afrique , 
trois  mondes  politiques,  moraux  et  intellectuels, 
s'y  rencontrent,  s'y  pressent  et  s'y  combattent. 
Si  quelques  genres  de  littérature  s'y  dégradent 
et  y  périssent,  d'autres  y  naissent  et  grandissent. 
Le  génie  romain,  renfermé  jusque-là  et  pour 
ainsi  dire  captif  dans  sa  nationalité,  en  sort  et 
s'élance  vers  des  routes  et  des  destinées  nou- 
velles. L'histoire,  qui  n'avait  jamais  vu  et  mon- 
tré que  le  peuple  roi,  porte  ses  regards  au  delà 
de  l'univers  romain  ;  elle  aperçoit,  elle  nomme  , 
elle  décrit  des  peuples  nouveaux;    elle  semble 
pressentir  les  transformations  secrètes  de  l'hu- 
manité et  ses  merveilleux  progrès,  effrayée  qu'elle 
est  et  ravie  tout  ensemble  de  ces  peuplades  vier- 
ges et  vigoureuses  qui,  dans  leurs  forêts,  atten- 
dent, les  armes  à  la  main,  l'ordre  de  la  Provi- 
dence, pour  fondre  sur  Rome  et  venger  l'univers. 
Sans  doute,  elle  n'a  plus  les  formes  pures,  suaves, 
brillantes  qui ,  sous  le  pinceau  de  Tite  Live,  lui 
donnaient  tant  de  charme  et  d'éclat;  elle  ne  s'a- 


—  888  — 

iiinie  plus  aux  rudes  et  nobles  combats  de  la 
vieille  liberté;  mais,  avec  moins  de  grandeur, 
elle  offre  plus  de  variété  et  d'intérêt  ;  elle  a  de 
plus  hauts  enseignements. 

Tacite  forme  la  transition  entre  l'ancienne 
histoire  romaine  et  celte  histoire  nouvelle.  Vieux. 
Romain  par  le  cœur ,  par  les  préjugés  même  et 
les  préventions ,  il  est  par  l'imagination ,  par  le 
style,  l'homme  de  l'avenir;  malgré  lui,  il  entre- 
voit et  touche  les  mondes  nouveaux  et  encore 
obscurs  du  nord  et  de  l'orient,  qui  doivent  dé- 
truire le  monde  romain ,  l'un  par  ses  armes , 
l'autre  par  ses  superstitions.  Écrivain  singulière- 
ment pittoresque  et  concis,  mais  brusque  et 
heurté  quelquefois,  dans  ses  formes  dramatiques, 
dans  sa  recherche  de  scènes  détachées ,  de  ta- 
bleaux à  effet,  il  trahit  l'histoire  nouvelle,  comme 
dans  ses  instincts  de  Romain  il  devine  la  chute 
de  la  ville  éternelle.  L'histoire,  dans  Tacite,  est 
nouvelle  pour  la  forme  et  pour  le  fond  :  histoire 
plus  voisine  des  mémoires  que  de  F  épopée, 
comme  l'était  l'histoire  de  TiteLive;  mais  his- 
toire vive,  saisissante,  nuancée,  annonçant  dans 
sa  variété  et  reproduisant  les  teintes  diverses  de 
1  humanité  auparavant  effacées  et  perdues  sous 
la  couleur  uniforme  de  l'orgueil  romain.  L'his- 
toire continue  à  marcher  dans  celte  voie;  ainsi 
se  montrent  à  nos  regards  Suétone  ,  les  écrivains 
de  l'histoire  Auguste,  A  m  mien  Marcellin. 


—  389  — 

L'individualisme  romain  est  vaincu  de  tontes 
parts;  il  plie,  il  cède  à  la  fatalité  qui  l'entraîne; 
il  se  mêle  enfin ,  il  communie  avec  cet  Orient 
que  jusque-là  il  avait  repoussé;  il  en  adopte  les 
superstitions  et  les  sciences  occultes ,  les  dieux  et 
les  mœurs,  comme  déjà  il  avait  emprunté  à  la 
Grèce  sa  philosophie  et  ses  divinités ,  comme  il 
en  accueille  ,  plus  que  jamais ,  les  rhéteurs  et  les 
sophistes.  Apulée,  nous  venons  de  le  montrer, 
est  le  représentant  de  ce  commerce  de  l'Italie 
avec  l'Orient;  romancier,  philosophe,  hiéro- 
phante et  rhéteur,  il  offre  tout  à  la  fois  dans  ses 
écrits ,  avec  les  superstitions  monstrueuses  qui 
alors  assiégeaient  les  imaginations,  les  ferveurs 
sincères  ou  hypocrites  qui,  en  présence  du  chris- 
tianisme, tentaient  de  ranimer  la  foi  mourante 
des  peuples  ,  l'enthousiasme  nouveau  de  la  phi- 
losophie platonicienne  altérée;  enfin,  les  vanités 
et  les  triomphes  ordinaires  alors  aux  rhéteurs  : 
Apulée   est   à  lui  seul  tout  un  siècle  littéraire. 

Moins  important,  moins  profond,  beaucoup 
au-dessous  d'Apulée,  Auîu-Gelle  a  pourtant  en- 
core son  mérite  et  son  intérêt  ;  il  révèle  deux  faces 
curieuses  de  l'esprit  latin  à  cette  époque,  sa- 
voir :  cette  manie  d'archaïsme  qui,  dans  les  an- 
nales de  l'intelligence  humaine,  est  le  signe  de 
la  décadence,  ainsi  que,  dans  l'homme,  le  re- 
tour aux  souvenirs,  aux  habitudes,  quelquefois 
aux  puérilités   du  premier  Age  ;  puis,  cette  im- 


—  390  — 

portance  déplorable  des  grammairiens  et  des  so- 
phistes grecs,  et  l'empire  qu'ils  avaient  pris 
sous  les  Antonins.  Aulu-Gelle  a  un  autre  avan- 
tage :  il  contient,  en  quelque  sorte,  toute  la  lit- 
térature latine,  plus  que  la  littérature  latine  ;  car 
combien  d'auteurs  ne  vivent  que  dans  son  livre! 
curieux  recueil  d'antiquités,  et  qui,  semblable  à 
ces  musées  élevés  en  Italie  auprès  du  Vésuve  et 
pour  ainsi  dire  sur  les  ruines  mêmes  du  sol  et 
des  villes  dont  ils  sont  destinés  à  recevoir  et  à 
conserver  les  débris ,  a  donné  l'immortalité  à 
des  noms  qui  valaient  beaucoup  mieux  que  le 
nom  dAulu-Gelle ;  triste  réflexion,  du  reste ,  à 
faire  sur  la  gloire,  que  celte  protection  de  la  mé- 
diocrité sauvant  de  l'oubli  le  génie  de  l'éloquence 
ou  de  la  poésie!  L'ami  de  Marc-x\urèle,  Fronton, 
a  les  mêmes  préoccupations  et  les  mêmes  sym- 
pathies qu'Aulu-Gelle;  heureux  si,  en  arrachant 
à  l'oubli  une  partie  de  ses  œuvres ,  l'érudition 
patiente  et  admirable  d'Angelo  Mai  ne  fut  venue 
dissiper  le  prestige  d'une  renommée  qui  gagnait 
à  rester  inédite  ! 

La  littérature  latine,  née  des  éléments  et  sous 
les  inspirations  de  la  littérature  grecque,  nourrie 
de  son  suc,  formée  de  sa  substance  et  vivant  en 
quelque  sorte  de  sa  vie,  n'en  subit  jamais  plus 
complètement  l'influence,  j'allais  dire  le  despo- 
tisme, qu'à  cette  époque.  La  prédilection  d'A- 
drien pour  la  littérature  grecque;  le  dédain  de 


—  391   — 

Marc-Aurèle  pour  la  langue  latine  ;  le  soin  que 
prennent  les  Àntonins  de  fonder  des  écoles  à 
Athènes ,   tout ,  en  ravivant  la  langue  grecque 
contribue  à  appauvrir,  à  dessécher  la  langue  la- 
tine. La  littérature  grecque  compte  à  Rome  au- 
tant de  chaires ,  plus  de  chaires  que  la  littérature 
romaine  ;  s'il  y  a  trois  rhéteurs  latins ,  il  y  a  cinq 
rhéteurs  grecs  :  le  siècle  des  Antonins  est ,  pour 
ainsi  dire,  un  siècle  grec.  De  là,  sans  doute,  la 
disette  d'auteurs  latins  à  cette  époque,   ou  du 
moins  leur  infériorité.  Quoi  qu'il  en  soit,  puis- 
que cette  enveloppe  grecque  recouvre  de  tous 
côtés  la  physionomie  latine,  il  faut  donc  abso- 
lument, pour  avoir  toute  la  littérature  romaine, 
interroger  la  littérature  grecque  ;  c'est  à  elle  qu'il 
faut  demander  le  secret  de  ce  mouvement  intel- 
lectuel, nouveau  et  profond,  que  suit  l'Italie, 
mais  qui  part  d'ailleurs  et  de  plus  haut.  C'est 
alors  que  Plutarque  s'étonne  du  silence  des  ora- 
cles ;  qu'il  cherche  avec  une  mystérieuse  curio- 
sité, dans  l'inscription  du  temple  de  Delphes, 
ce  dieu  nouveau  etinconnu  que  saint  Paul  avait 
révélé  à  l'aréopage.  L'examen  du  génie  grec,  à 
cette  époque,   n'a  donc  pas  seulement  trait  à  la 
littérature  latine  ;  il  en  est  la  lumière  et  le  com- 
plément nécessaires. 

Mais  la  littérature  grecque  elle-même  est-elle, 
avec  la  littérature  latine,  le  seul  mot,  tout  le 
mot   de  cette  époque  ?   En  dehors  du    monde 


—  302  — 

grec,  du  monde  romain,  ne  se  passe-t-il  rien 
dans  les  esprits,  rien  dans  les  âmes  ?  Sans  doute, 
la  littérature  latine  est  curieuse  encore  et  variée; 
la  littérature  grecque,  toujours  grande  et  fé- 
conde ;  Epictète  et  Arrien  ,  dans  la  philosophie  ; 
dans  l'histoire ,  Appien  et  Hérodien  ;  Lucien , 
Plutarque,  dans  la  morale,  ces  noms  ne  sont 
pas  sans  gloire.  L'astronomie  présente  Ptolémée, 
la  médecine,  Galien  ;  et  pourtant  je  ne  sais  quelle 
froideur,  quel  vide  s'y  remarquent  :  on  sent  que 
l'avenir  n'est  pas  là.  Ces  littératures  ne  vivent  et 
ne  s'inspirent  que  du  passé  ;  elles  répètent,  en 
poésie,  les  noms  d'Homère  et  de  Virgile;  dans 
l'éloquence ,  ceux  de  Démosthènes  et  de  Cicé- 
ron  ;  en  philosophie  ,  Platon  et  Aristote  sont  en- 
core les  oracles  du  monde.  Le  monde  cependant 
s'est  troublé  :  à  l'Orient ,  une  étoile  a  paru  ;  elle 
est  venue,  silencieuse,  mais  brillante,  se  reposer 
sur  une  montagne  de  la  Judée,  et  le  monde 
a  été  changé.  Cette  révolution  si  profonde  fut 
obscure  d'abord  et  inaperçue.  Le  vieux  monde 
païen  continuait  à  marcher  dans  ses  voies  d'or- 
gueil et  de  violence  ;  maîtresse  de  l'univers , 
Rome  s'enivrait  du  sang  des  esclaves  et  des  peu- 
ples conquis;  et  voici  qu'une  puissance  nouvelle 
paraît  tout  à  coup:  elle  prend  sous  sa  protection 
et  les  esclaves  et  les  vaincus.  Rome  s'aperçoit 
enfin  qu'il  y  a  au  milieu  d'elle,  sous  elle,  quel- 
que chose  qui  la  trouble  et  l'inquiète  ;  elle  se  re- 


—  393  *— 

tourne  et  voit  le  christianisme  :  il  était  trop  tard; 
quand  Rome  le  vit,  elle  en  était  vaincue. 

En  même  temps  que  la  lumière  de  l'Évangile 
se  levait  ainsi  sur  le  monde ,  une  autre  philoso- 
phie, brillante  aussi,  mais  moins  pure,  partie 
également  de  l'Orient ,  venait  mêler  aux  révéla- 
tions du  christianisme  ses  divinations  incertaines, 
opposait  ses  miracles  aux  miracles  de  l'Évangile, 
Apollonius  deTyanes  et  Apulée  au  Christ,  et  aux 
mystères  du  christianisme  les  sciences  occultes 
de  la  Chaldée  et  les  opérations  théurgiques  de 
l'Egypte.  La  politique  vint  en  aide  à  la  philoso- 
phie. Julien,  rhéteur,  philosophe,  incrédule, 
superstitieux ,  veut  ranimer ,  par  orgueil  autant 
que  par  conviction,  le  paganisme  mourant  :  ainsi 
le  christianisme  a  contre  lui  la  philosophie ,  la 
politique,  la  superstition. 

Il  est  dans  la  littérature  chrétienne  un  genre 
d'ouvrages  qui  rentre  naturellement  dans  le 
tableau  de  l'esprit  humain  au  111e  siècle,  et  qui 
aussi  se  prête  plus  facilement  à  la  critique  lit- 
téraire. Les  apologistes  chrétiens  forment  dans 
le  domaine  de  la  littérature  ancienne  comme  un 
terrain  vague,  un  pays  neutre,  entre  la  littéra- 
ture sacrée  proprement  dite  et  la  littérature  pro- 
fane. Sentinelles  avancées  du  christianisme,  pour 
combattre  le  paganisme  et  la  philosophie,  ils 
doivent  les  reconnaître  de  près,  s'y  mêler,  pé- 
nétrer quelquefois  dans  le  camp  de  leurs  enne- 


394  — 


mis,  se  couvrir  de  leurs  dépouilles,  les  com- 
battre avec  leurs  armes.  Ainsi  firent -ils.  Voulez- 
vous  connaître  l'antiquité  philosophique,  théo- 
logique  ou  mythologique,  c'est  aux  apologistes 
chrétiens  qu'il  la  faut  demander.  Là ,  le  paga- 
nisme vous  dira ,  ce  que  ,  dans  ses  auteurs  ,  il 
cache  avec  tant  de  soin  ;  il  vous  livrera  le  secret 
de  ses  initiations,  de  ses  sacrifices,  de  ses  céré- 
monies, les  origines  de  sa  religion  et  de  son 
culte.  Et  la  philosophie,  que  d'aveux  elle  aura  à 
vous  faire  en  rougissant!  Ses  doutes,  ses  contra- 
dictions, ses  ignorances  et  ses  affirmations  plus 
déplorables  encore  sur  les  vérités  les  plus  né- 
cessaires à  l'homme,  les  plus  chères  à  son  cœur, 
les  plus  douces  à  ses  espérances!  Ainsi  il  faudrait, 
dans  un  but  seul  de  curiosité  et  de  savoir ,  étu- 
dier les  auteurs  chrétiens  ;  mais  qu'un  plus  haut 
intérêt  s'attache  à  leurs  écrits  !  Cette  cause  que 
les  apologistes  chrétiens  plaidaient ,  au  tribunal 
des  empereurs,  devant  l'univers  attentif  et 
étonné ,  en  faveur  de  l'humanité  contre  le  pa- 
ganisme ,  c'est  notre  cause  :  nous  jouissons  de 
leur  victoire.  Que  demandait,  en  effet,  Tertul- 
lien  quand  il  écrivait,  sous  Sévère,  cette  admi- 
rable apologie ,  monument  impérissable  d'élo- 
quence autant  que  de  courage  ?  La  liberté  de 
conscience.  11  voulait  ce  qu'avant  lui ,  avait  vai- 
nement tenté ,  sous  le  despotisme  impérial ,  la 
rigide    vertu    des  Thraséas  et  des  Helvidius;  et 


celle  liberté ,  il  ne  la  réclamait  pas  pour  le  sénat 
seulement,  mais  pour  tous  les  hommes.  La  Rome 
politique  n'avait  songé  qu'à  elle-même  ;  la  Rome 
chrétienne  songe  à  l'univers  :  Vrbl  etOrbi,  c'est 
la  devise  du  Capitole  chrétien.  Et  Cyprien,  pour- 
quoi fait-il  entendre  ces  cris  d'indignation  et  de 
pitié,   qui  disputent  au  cirque  les  victimes  hu- 
maines destinées  à  réveiller  dans  des  âmes  cor- 
rompues par  le  spectacle  de  la  mort,  le  sentiment 
émoussé    et  flétri  de   la   vie?  C'est  nous,   en- 
fants des  Gaulois,  enfants  des  vaincus,  qu'il  ar- 
rachait au  cirque.  Dirai-je  tous  les  autres  grands 
noms  de  l'éloquence  chrétienne  ?  Lactance  écri- 
vant, dans  le  style  de  Cicéron,  le  code  nouveau 
du  christianisme  et  de  l'humanité  -,  Jérôme,  Au- 
gustin, conservant,  au  milieu  de  leurs  austérités 
et  de  leur  repentir,  les  illusions  et  les  souvenirs 
de  la  littérature  profane  ;  se  défendant,   sans  y 
pouvoir  entièrement  renoncer,  de  la  lecture  de 
Virgile  et  de  Platon,  comme  d'une  impiété?  Sur 
les  traces  de  ces  auteurs  chrétiens ,  nous  arrivons 
au  moyen  âge,  nous  touchons  aux  temps  mo- 
dernes. Chez  eux  se  trouvent  les  racines  de  nos 
idiomes,  de  nos  pensées,  de  nos  mœurs.  Cette 
langue  que  nous  parlons,  elle  est  fille,  non  du 
latin  classique,  du  latin  grec,  mais  du  latin  popu- 
laire, du  latin  rustique.  Vous  avez  là  les  origines 
de  ces  façons  de  parler,  naïves  et  simples,  que 
peut  regretter  quelquefois,  avec  Fénelon,    un 


—  396  — 

goût  délicat.  Où  commence  ce  spiritualisme  de 
la  pensée  qui  fait  le  caractère  de  la  littérature 
moderne  et  de  notre  grand  siècle  littéraire  en 
particulier;  où,  cette  unité  morale  qui  a  pré- 
paré l'unité  philosophique  de  l'Europe;  où,  si- 
non aux  auteurs  chrétiens?  Oui,  là  est  notre 
berceau  intellectuel,  moral,  littéraire. 

Pourtant,  il  faut  l'avouer  :  le  génie  des  apolo- 
gistes chrétiens  est  encore  le  génie  romain  ;  c'est- 
à-dire  un  génie  profond,  durable,  mais,  sur 
quelques  points,  opiniâtre  et  inflexible.  Les  Pères 
de  l'Église  latine  retiennent,  pour  ainsi  parler, 
en  combattant  leurs  ennemis ,  la  philosophie  et 
le  paganisme ,  ce  cachet  de  domination  âpre  et 
de  fierté  exclusive ,  qui  était  le  caractère  de  la 
Rome  politique  ;  ils  ne  composent  pas  avec  leurs 
adversaires  ;  ils  ne  veulent  rien  devoir  à  la  phi- 
losophie ;  ils  ne  lui  empruntent  ni  des  armes  ni 
des  souvenirs.  Ainsi  n'agissent  pas  les  apologistes 
grecs.  Sortis  ,  pour  la  plupart ,  des  écoles  mêmes 
de  la  philosophie,  ils  ne  la  renient  point.  Us  ai- 
ment au  contraire  à  se  parer  de  ses  richesses ,  à 
lui  reprendre  ce  qu'ils  pensent  leur  avoir  été  dé- 
robé et  à  orner  l'arche  sainte  des  dépouilles  des 
Àmalécites.  De  même  donc  que  pour  avoir  toute 
la  littérature  profane  ,  il  faut  l'éclairer  du  con- 
traste et  du  rapprochement  de  la  littérature  pro- 
fane grecque,  ainsi  devons-nous,  pour  avoir 
toute  la  littérature  latine  chrétienne,  y  répandre 


—  397  — 

le  jour  de  la  littérature  grecque  sacrée  et  de- 
mander aux  Justin,  aux  Athénagore,  aux  Eusèbe, 
ce  qu'Arnobe,  Minucius  Félix,  saint  Ambroise 
ne  nous  diraient  pas. 

Une  autre  considération  rend  ce  rapproche- 
ment nécessaire  :  non-seulement  le  génie,  mais 
la  position  des  apologistes  latins  et  des  apolo- 
gistes grecs,  est  différente  :  les  apologistes  grecs 
n'ont  pas  les  mêmes  ennemis  que  les  apologistes 
latins;  ils  ne  devront  donc  pas  avoir  la  même 
marche  et  le  même  dessein.  L'hellénisme,  dans 
ses  attaques  contre  le  christianisme,  est  encore  le 
génie  grec  :  génie  hardi,  aventureux,  ami  de  la 
discussion  ;  c'est  au  nom  de  la  philosophie  et  non 
de  la  politique  qu'il  attaque  la  religion  nouvelle  : 
pour  se  défendre,  il  n'invoque  que  le  raisonne- 
ment et  l'imagination.  Le  génie  romain,  au  con- 
traire, génie  superbe  et  mystérieux,  frappe  dure- 
ment et  laconiquement  le  christianisme.  Si  vous 
voulez  trouver  les  traces  de  la  lutte  du  polythéisme 
romain  contre  l'Evangile ,  ne  les  demandez  pas 
aux  auteurs  latins,  historiens  ou  philosophes;  ils 
ne  vous  les  indiqueraient  pas;  le  code  romain  a 
seul  enregistré  ces  terribles  édits  :  la  loi  proscri- 
vait, elle  ne  discutait  pas.  Les  jurisconsultes  du 
me  siècle  sont  les  plus  opiniâtres  adversaires  du 
christianisme.  Le  vieux  génie  romain  aux  prises 
avec  le  nouveau  génie  du  christianisme  latin  se 
défendait  par  le  glaive,  et  le  catholicisme  romain 


Q  O  Q 

se  contentait,  pour  le  vaincre,  du  dogme  :  1  un 
était  aussi  impérieux  que  l'autre,  ou  plutôt  c'é- 
tait toujours  le  même  génie.  Aussi,  en  face  des 
apologistes  latins ,  point  ou  peu  d'oppositions 
philosophiques  ;   pour  lui  donc  ,   dédain  de  la 
philosophie,  et  nulle  obligation  de  lui  répondre, 
il  n'en  va  pas  ainsi  pour  l'Église  grecque.  Elle  a 
devant   elle   la  philosophie   néo-platonicienne, 
qui  lui  jette  un  éclatant  défi;  cette  philosophie  a 
ses  enthousiastes,    ses  martyrs,    ses   divinités. 
L'Église  grecque  est  donc  obligée  d'entrer  plus 
tôt  et  plus  avant  dans  toutes  les  questions  qu'é- 
vite ou  dédaigne  l'Église  latine.  Elle  y  porte  les 
libres  et  vives  allures  de  l'esprit  grec,  ne  reculant 
devant  aucun  doute ,   aucune  objection  de    la 
philosophie;  ne  l'excluant  pas  du  christianisme, 
mais  tâchant  au  contraire  de  l'y  introduire  ;  en- 
fin,  poussant  même  quelquefois  jusqu'à  l'hérésie 
le  désir  de  conciliation  entre  la  raison  et  la  foi. 
Il    faut   donc    interroger  les  apologistes    grecs 
pour  en  apprendre  ce  que  ne  nous  diraient  pas 
les  apologistes  latins  sur  les  grandes  questions 
qui  se  débattaient,  au  jne  siècle,  entre  le  chris- 
tianisme et  la  philosophie.  11  y  a  peu  de  lutte  plus 
intéressante   que   ce   combat  du    christianisme 
contre  la  philosophie  alexandrine. 

Puis,  quand  on  aura  ainsi  éclairé  la  littérature 
latine  profane  parla  littérature  latine  sacrée,  les 
écrits  des  Pères  de  l'Église  romaine  par  les  ou- 


—  399  — 

vrages  des  apologistes  et  des  ailleurs  grecs,  aura- 
t-on  répandu  sur  cette  époque  toute  la  lumière 
qui  la  doit    éclairer?    Ne   manquera-t-il   rien    à 
ce  tableau  ?  Non  ,  cette  histoire  ne  sera  pas  com- 
plète encore.  Les  germes  de  la  pensée  humaine 
sont  lents  à  éclore ,  plus  lents  à  se  développer. 
Souvent  la  pensée  qu'un  auteur  dépose  dans  l'in- 
telligence contemporaine  ne  grandit  et  ne  porte 
ses  fruits  que  pour  des  générations  bien  éloi- 
gnées :  pour  mûrir  une  opinion,  une  croyance, 
il  faut  des  siècles.  L'idée  qui  doit  prendre  pos- 
session de  la  société  dort  quelquefois  longtemps, 
engourdie,  ce  semble,  et  oubliée;  puis,  après  un 
long  intervalle ,  après  des   siècles,   elle  s'éveille 
et  reparaît  féconde  et  puissante;  ainsi  cheminent, 
ainsi  se  développent  les  idées  dans  le  travail  secret 
de  l'intelligence.  La  littérature  française,  la  littéra- 
ture du  xviic  siècle  surtout,  n'a  fait  souvent  que 
reprendre,  continuer,  compléter  la  pensée  de  la 
littérature  ancienne.  Les  Pères  de  l'Eglise ,  nous 
le  verrons,  ont  eu  pour  commentateurs  et  pour 
disciples ,  mais  pour  disciples  et  commentateurs 
hardis  et  originaux ,  les  plus  grands  écrivains  du 
siècle  de  Louis  XIV.  Que  l'on  se  garde  donc  de 
négliger  ces  traditions  merveilleuses  de  l'intelli- 
gence, ce  commerce  mystérieux  des  idées,  ce  lien 
intime ,  bien  que  caché ,  qui  unit  les  générations 
immortelles  de  la  pensée  humaine ,   de  la   pen- 
sée religieuse  principalement. 


—  400  — 

Tel  est  l'intérêt  que  présente  l'étude  comparée 
des  auteurs  profanes  et  des  Pères  de  l'Eglise. 
Trop  longtemps  séparée  de  la  littérature  païenne, 
la  littérature  sacrée  doit  aujourd'hui  s'y  joindre. 
Le  préjugé  qui  ne  voyait  dans  les  Pères  que  des 
écrivains  rudes  et  incorrects,  ce  préjugé  a  dis- 
paru. 

«  Vous  diriez  qu'il  n'y  a  eu  de  l'esprit  et  de  la 
science  que  chez  les  païens,  et  que  les  auteurs 
chrétiens  ne  soient  bons  que  pour  les  prêtres  ou 
pour  les  dévots  ;  leur  titre  de  saint  leur  nuit.  On 
va  chercher  la  philosophie  dans  Aristote ,  et  on 
a  dans  saint  Augustin  une  philosophie  toute 
chrétienne.  Pourquoi  ne  cherche-t-on  pas  l'élo- 
quence dans  saint  Chrysostome,  dans  saint 
Grégoire  de  Nazianze  et  dans  saint  Cyprien,  aussi 
bien  que  dans  Démosthènes  et  dans  Cicéron  ?  et 
pourquoi  n'y  cherche-t-on  pas  la  morale  plutôt 
que  dans  Plutarque  et  dans  Sénèque  ?  »  Ainsi 
parlait  celui  que  Voltaire  appelait  le  judicieux 
Fleury.  Aujourd'hui,  ce  titre  de  saint  ne  leur 
nuira  plus;  Augustin  et  Platon,  vieilles  parentés 
du  reste,  peuvent  vivre  en  paix.  Je  ne  sais  même 
quel  intérêt  profond  et  mystérieux  réveille 
cette  littérature  chrétienne.  Dans  cette  agita- 
tion secrète  qui  travaille  les  âmes  ,  il  semble 
qu'elle  ait  pour  nos  inquiétudes  morales,  pour 
nos  vagues  ennuis,  des  mots  qui  les  doivent 
adoucir  ou  dissiper.  Venus  à  une  de  ces  doulou- 


—  401   — 

reuses  époques  où  la  société ,  indécise  et  malade, 
se  débat  entre  un  monde  qui  s'en  va  et  un  monde 
qui  n'est  pas  encore  formelles  auteurs  chrétiens 
surent  trouver  des  paroles  qui  ranimèrent  des 
âmes  flétries  et  découragées.  Adversaires  et  ré- 
générateurs de  la  société  ancienne ,  flambeaux 
du   moyen  âge,    guides   et  inspiration  de  nos 
grands  orateurs  sacrés ,  seront-ils  encore  une  fois 
les  précurseurs  et  les  conseillers  de  cet  avenir 
dont  l'aube  luit  à  peine?  Je  l'ignore;  mais  ce 
que  je  sais,  c'est  qu'ils  ont  cette  vive  parole  qui 
touche  et  remue  les  cœurs,  et  que  cette  parole 
aujourd'hui  trouve  des  sympathies;  et  dans  tous 
les  cas  ,  il  n'y  a  que  l'étude  et  le  respect  du  passé 
qui  puissent  éclairer  et  fonder  l'avenir.  A  part  ce 
haut  intérêt  historique  et  moral,  les  écrivains 
chrétiens  offrent,  au  point  de  vue  littéraire  seul , 
une  étude  pleine  d'instruction  et  de  nouveauté. 
Natures  incultes,   mais  vigoureuses,  ils  ont  su, 
dans  des  siècles  de  langueur  et  d'épuisement, 
trouver  des  accents  vrais  et  pathétiques.  Quand 
la  littérature  profane  se  traînera ,  faible  et  hale- 
tante, dans  le  cercle  étroit  et  usé  de  la  rhéto- 
rique et  de  la  poésie  mythologique  ;  quand  elle 
n'aura  plus  à  vous  offrir  que  les   déclamations 
officielles  des  panégyristes  de  l'empire  ;  quand  la 
philosophie  païenne  en  sera  encore  à  prendre 
avec  Macrobe,    pour  base  de  ses  frêles  espé- 
rances ,  et  à  discuter  le  songe  de  Scipion  ;  les 
i  20 


—  402  — 

Ambroise,  les  Jérôme,  les  Augustin,  vous  en- 
flammeront de  leurs  vives  et  impétueuses  pa- 
roles; l'éloquence  chrétienne  plongera  dans  l'a- 
venir ses  regards  inspirés,  et  vous  découvrant 
celte  loi  nouvelle  de  l'histoire  qui,  de  nos  jours, 
en  est  devenue  la  philosophie ,  le  progrès  de 
l'humanité,  elle  lui  ouvrira  des  routes  infinies, 
et  sur  les  ruines  du  monde  païen  s  écroulant, 
elle  nous  montrera ,  avec  Augustin  et  Salvien , 
le  monde  nouveau  des  Barbares  de  la  Cité 
céleste. 


DE  LA  LANGUE 


DES 


ÉCRIVAINS  CHRÉTIENS  LATINS. 

La  littérature  romaine,  prose  et  poésie,  offre 
deux  divisions  bien  distinctes  :  la  littérature 
classique  ou  grecque ,  et  la  littérature  latine  ou 
populaire.  En  examinant,  d'un  côté,  les  auteurs 
du  siècle  d'Auguste,  et  de  l'autre,  les  écrivains 
qui  se  rattachent  à  cette  époque  que  l'on  est 
convenu  d'appeler  l'époque  de  la  décadence,  il 
est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  la  double  et 
différente  physionomie  delà  littérature  romaine, 
et  d'en  expliquer  autrement  les  rapides  pro- 
grès et  les  altérations  ou  plutôt  les  transforma- 
tions non  moins  rapides.  C'est,  en  effet,  un  phé- 
nomène singulier,  que  la  perfection  si  courte  et  le 
déclin,  en  apparence  si  prompt ,  de  la  littérature 
latine.  Rome  ne  compte  qu'un  siècle  littéraire. 
Son  génie,  si  tard  et  si  difficilement  éveillé  par  le 
contact  et  l'influence  de  la  Grèce,  jette,  sous  Oc- 
tave, un  immortel  mais  éphémère  éclat,  pour  ne 
plus  laisser  échapper,  sous  Tibère  même  et  ses 
successeurs,  que  des  lueurs  brillantes  encore  mais 


—  404  — 

fausses.  On  a  cherché  à  expliquer  par  la  con- 
quête du  monde,  par  les  richesses  et  la  corrup- 
tion qui  en  furent  la  suite ,  par  la  servitude  qui 
en  fut  l'expiation ,  cette  décadence  intellectuelle 
du  peuple-roi.  Sans  doute,  toutes  ces  causes 
contribuèrent  à  la  hâter,  mais  elles  ne  la  firent 
pas.  La  littérature  latine  portait  en  elle-même, 
elle  avait  dans  ses  origines  le  germe  qui  devait 
la  dessécher  et  la  flétrir.  Si,  sur  le  sol  où  elle 
venait  d'éclore  et  de  se  développer  avec  tant  de 
bonheur,  elle  languit  si  promptement,  faible  et 
épuisée,  c'est  que  ses  racines  étaient  ailleurs. 
Fruit  délicat  et  tendre,  transplanté  de  la  Grèce, 
elle  ne  pouvait,  malgré  les  mains  habiles  qui  un 
instant  la  firent  fleurir  sous  le  ciel  de  l'Italie,  y 
vivre  longtemps  pure  et  féconde.  Ce  qui  fit  le 
déclin  du  génie  littéraire  de  Rome,  ce  fut  pré- 
cisément ce  qui  en  avait  fait  la  beauté  si  sou- 
daine et  si  éclatante.  Elle  a  été  importée  à  Rome, 
elle  n'y  est  point  née.  Non-seulement  elle  n'y  est 
pas  née,  mais  elle  n'y  a  pas  même  été  entée  sur 
un  tronc  antique  et  national.  Car,  remarquez-le 
bien  :  dans  la  littérature  latine  ce  qui  domine, 
ce  qui  en  constitue  le  caractère,  ce  n'est  pas  seu- 
lement l'imitation  grecque  dans  la  forme  et  dans 
le  fond;  ce  n'est  pas  cette  influence  lointaine  et 
douce  qu'une  littérature  belle  et  pure,  inspirée  et 
sage,  telle  que  la  littérature  grecque,  pouvait  sans 
danger  exercer  sur  une  littérature  naissante,  igno- 


—  405  — 

rante  d'elle-même  et  indécise  :  non  ;  si  la  Grèce 
n'avait  déposé  sur  le  génie  latin  que  ces  germes 
vagues,  ces  semences  générales,  le  génie  latin 
les  eût  mieux  et  plus  longtemps  conservés.  Mais 
il  n'en  fut  pas  ainsi  ;  la  Grèce  n'effaça  pas  seule- 
ment la  couleur  native  du  génie  romain,  elle  ef- 
faça ,  elle  couvrit  la  langue  nationale  du  vieux 
Latium  :  elle  fit  une  nouvelle  langue,  gréco-la- 
tine. L'idiome  antique,  l'idiome  des  tribuns  et 
des  laboureurs  de  la  Rome  guerrière,  cet  idiome 
déjà  quelque  peu  altéré  dans  le  rude  Caton  par 
les  influences  grecques ,  qu'il  ne  repoussa  si  vi- 
goureusement d'abord  que  pour  y  céder  dans  sa 
vieillesse,  cet  idiome  mélangé  dans  Ennius  et  ses 
successeurs  des  teintes  grecques,  mais  plein  de 
verdeur  encore  et  de  franchise  dans  Plaute  et 
dans  Lucrèce,  cet  idiome  périt  complètement  à 
l'invasion  plus  complète  de  la  littérature  grec- 
que.  Ainsi ,  sans  racines  sur  le  sol ,  sans  lien 
avec  le  passé ,  étrangères  au  peuple  par  leurs 
étymologies,  la  langue  et  la  littérature  latines  du 
siècle  d'Auguste  ne  pouvaient  longtemps  vivre. 
Il  y  eut  donc  après  Auguste  révolution  dans  la 
littérature  latine;  y  eut-il,  à  proprement  parler, 
décadence?  Ne  fut-ce  pas  plutôt  une  transforma- 
tion ,  un  avènement  de  la  Langue  populaire  qui 
reparaissait  après  avoir  brisé  l'enveloppe  étran- 
gère dont  on  l'avait  recouverte  ?  Cette  langue  rude 
et  âpre  qui  nous  choque,  ces  mots  heurtés  et  nou- 


—  406  — 

veaux  qui  nous  blessent,  sont-ce  bien  là  les  de- 
gradations  de  la  langue  classique  de  Virgile  et  de 
Tite-Live ,  ou  les  termes  expressifs  bien  qu'incul- 
tes d'un  langage  populaire?  On  sait  qu'au  nf  siè- 
cle de  l'empire  romain ,  les  écrivains  s'étudièrent 
à  reproduire,  à  ressusciter  la  langue  des  Ennius 
et  des  Pacuvius ,  et  les  lettres  de  Fronton  nous 
donnent  à  cet  égard  de  curieux  renseignements. 
Eh  bien  !  ce  que  quelques  écrivains  faisaient 
pour  ainsi  dire  par  coquetterie  et  pour  piquer  le 
goût  un  peu  émoussé  des  lecteurs  patriciens , 
d'autres  écrivains  le  faisaient  naturellement  ,  et 
achevaient,  à  leur  insu  peut-être ,  une  restaura- 
tion que  les  premiers  tentaient  timidement  et  par 
un  esprit  d'opposition  innocente  qui  croyait  en 
employant  un  vieux  mot  faire  preuve  d'indépen- 
dance antique.  Que  l'on  examine  en  effet  atten- 
tivement la  langue  des  écrivains  du  m~  siècle  , 
des  historiens  surtout  et  des  chroniqueurs. 
Qu'est-ce  qui  la  distingue  de  la  langue  classi- 
que ,  de  la  langue  gréco-latine  du  siècle  d'Au- 
guste ?  Est-ce  ,  à  proprement  parler,  la  faiblesse 
du  style,  c'est-à-dire  l'emploi  moins  heu- 
reux de  certains  tours,  de  certaines  expressions, 
de  certaines  formes ,  auxquels  se  reconnaissent 
plus  particulièrement  la  pureté  du  goût  et  l'imi- 
tation grecque?  Non  ;  cela  y  entre  bien  pour 
quelque  chose  ;  mais  ces  altérations  ne  sont  que 
légères  ,  ces  différences  assez  rares.  Où  donc  est 


—  407  — 

la  distinction  profonde  de  l'âge  d'or  et  de  la  dé- 
cadence ?  Dans  les  mots  mêmes;  mais  ces  mots 
qui  nous  étonnent ,  qui  nous  rebutent,  accoutu- 
més que  nous  sommes  à  la  pureté  continue,  à  la 
délicatesse  exquise ,  à  la  perfection  savante  des 
écrivains  du  siècle  d'Auguste  ,  ces  mots  ne  sont 
point  en  général  des  mots  corrompus,  des  mots 
détournés  de  leurs  acceptions.  Ce  sont  mots  nou- 
veaux, étrangers,  rudes,  latins  cependant;  mots 
que  la  langue  savante,  la  langue  gréco-latine  re- 
connaît avec  peine,  comme  ces  héritiers  dont  on 
avait  espéré  faire  déclarer  l'absence,  mais  qu'en- 
fin elle  ne  peut  répudier.  Elle  a  pu  les  oublier, 
en  effet,  car  depuis  longtemps  ils  ne  paraissaient 
pas.  Abandonnés  au  peuple  par  l'aristocratie 
qui  les  dédaignait,  vieux  titres  effacés  de  l'an- 
cienne liberté,  on  ne  songeait  plus  guère  à  eux. 
Auguste  y  avait  pensé  quelquefois;  il  préférait, 
Suétone  nous  le  dit,  le  langage  du  peuple,  le 
langage  simple  et  abrégé ,  au  langage  savant  et 
aux  périphrases  du  grec.  Ce  langage  national  de- 
vait donc  avoir  sa  revanche  ;  il  devait  reparaître 
quand  l'écorce  grecque >  qui  le  cachait,  tombe- 
rait; il  devait  reparaître  le  jour  où  l'empire  don- 
nerait au  peuple,  en  dédommagement  de  la  li- 
berté qu'il  lui  ôtait,  l'égalité. 

Une  littérature  de  seconde  main  ,  une  littéra- 
ture imitée ,  quels  que  soient  les  génies  qui  la 
consacrent,  doit  toujours  périr  par  quelque  en- 


—  408  — 

droit  :  elle  peut  créer  des  mots  pour  les  senti- 
ments; pour  les  pensées,  des  images;  elle  peut 
arriver  à  devenir  naturelle  pour  les  habiles  :  pour 
le  peuple  elle  sera  toujours  savante  et  factice. 

Telle  fut  la  littérature  romaine.  Edifice  bril- 
lant ,  mais  sans  base ,  elle  devait  crouler  quand 
les  mains  habiles  qui  l'avaient  fondée  ne  la  sou- 
tiendraient plus.  Sous  elle,  il  y  avait  d'anciennes 
constructions ,  de  ces  constructions  qui ,  sem- 
blables aux  monuments  de  la  Rome  étrusque  et 
royale ,  devaient  reparaître  quand  le  temps  au- 
rait fait  tomber  les  ornements  qui  les  cachaient. 
Comment,   en  effet,  expliquer  autrement  cette 
révolution  si  prompte  de  la  littérature  latine? 
La  Grèce  enfante  Rome ,  et  elle  lui  survit.  Pour- 
quoi? C'est  qu'en  Grèce  le  langage  n'est  point 
double  comme  à  Rome  ;  il  n'y  a  point  une  lingua 
rustica  et  une  lingua  nobilis;  aussi  quand  après 
plus  de  deux  mille  ans  la  langue  grecque  se  dé- 
pouille de  ses  vêtements  antiques ,  dans  sa  forme 
nouvelle  on  reconnaît  encore  sa  forme  ancienne. 
Dans  la  langue  latine ,  rien  de  semblable.  Rome 
a  donc  vu  la  littérature  si  belle,  mais  si  fragile , 
du  siècle  d'Auguste  tomber  devant  cet  idiome 
populaire  qui,  lui,  avait  grandi  lentement,  âpre 
et  inculte,  mais  vigoureux  : 

Infecunda  quidem  sed  laeta  et  fortia  surgunt. 

Mais,  que  dis-je!  est-il  donc  si  pauvre  et  si 


—  409  — 

stérile,  cet  idiome?  Déjà  nous  avons  vu  sa  ri- 
chesse là  où  la  langue  classique   latine  était   si 
maigre  et  si  gênée,  dans  les  détails  de  la  vie 
civile,  domestique,  religieuse  et  militaire.  Mais 
là  même  où  cette  langue  semble  plus  féconde 
et  où  pourtant  elle  est  encore  si  impuissante, 
l'idiome  vulgaire  sera  plus   souple,  plus  nom- 
breux et  plus  libre.  La  philosophie,  par  exem- 
ple, avait  toujours  été  pour  la  littérature  latine 
un   embarras  :  pour    nous   l'expliquer  Cicéron 
et  Sénèque   sont  obligés    d'avoir    recours    au 
grec  :  sous  les  Antonins,  c'est  en  grec  que  s'é- 
crivent presque  tous  les  livres  de  philosophie. 
Eh  bien!  le  langage  populaire,  la  lingua  rustica 
viendra  à  bout  de  la  philosophie ,  comme  elle  a 
fait  de  la  guerre,  de  la  religion ,  de  l'agriculture. 
Voici   une    religion   nouvelle   qui  s'adresse  au 
peuple  et  aux  savants;  et  pour  les  savants  et 
pour  le  peuple ,  elle  trouve  un  langage ,  non  pas 
élégant,   mais  facile,   mais  nerveux.  Les  ques- 
tions les  plus  difficiles  de  la  métaphysique  ne 
l'effrayent  pas  :  Tertullien,  Lactance,  saint  Am- 
broise,  saint  Jérôme,  saint  Augustin,  trouvent 
sous  leur  plume ,  sans  être  obligés  de  recourir 
au  grec,  les  expressions,  les  tours  qui  fuyaient 
Cicéron   et  Sénèque.   C'est  que  cet  idiome  était 
populaire;  et  si  une  langue  indigène  peut  man- 
quer d'harmonie  et   d'élégance,  elle  ne  saurait 
manquer  de  force  et  de  souplesse. 


—  410  — 

Ainsi  donc,  à  proprement  parler,  il  n'y  a  pas 
eu  décadence  dans  la  littérature  romaine  ;  il  y 
a  eu  transformation  ;  substitution  d'un  idiome 
à  un  autre ,  de  l'idiome  vulgaire  et  primitif  à 
l'idiome  savant  et  étranger.  Le  siècle  d'Auguste 
a  été  un  heureux  accident,  qui  ne  se  pouvait 
renouveler.  Quand  donc  le  peuple  reparut,  sous 
le  niveau  du  despotisme,  d'abord,  mais  surtout 
et  plus  noblement  sous  l'égalité  chrétienne ,  il 
remit  sou  idiome  en  lumière.  Il  y  eut  alors  deux 
littératures  :  une  littérature  sans  couleur  et  sans 
force,  se  traînant  sur  les  traces  effacées  des 
Grecs,  la  littérature  païenne;  et  une  littérature 
incorrecte,  barbare  quelquefois,  mais  vigoureuse 
et  précise ,  la  littérature  des  Pères  de  l'Église  ; 
littérature  nouvelle  comme  les  sentiments  qu'elle 
exprime  ;  grande  comme  les  vérités  qu'elle  an- 
nonce; insouciante  de  la  forme,  mais  pitto- 
resque et  originale  dans  le  fond  ;  se  servant  pour 
parler  à  l'imagination  et  au  cœur  de  cette  vieille 
langue  latine,  vulgaire  et  analytique,  germe  de 
ces  idiomes  du  moyen  âge,  qui  sont  devenus 
les  langues  modernes  du  midi  de  l'Europe. 


FIN    DU    PREMIER    VOLUME. 


Préface. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages. 

i 

Chap.  I.  Préparations  et  obstacles  que  rencon- 

tre l'établissement  du  christianisme.  1 

Chap.  II.  Le  christianisme  à  Rome.  —  Tacite. — 

Sénèque. — Flavien  Josèphe. — Pline 

le  Jeune 30 

Chap  .  III .         Fronton .  —  Apulée .  —  Minucius  Félix . 

Apologiste 41 

Chap.  IV.         Tertullien 63 

Chap.  V.  Saint  Cyprien 108 

Chap.  VI.  Arnobe 133 

Chap.  VII.         Progrès  du  christianisme. — Avènement 

de  Constantin 1 42 

Chap.  VIII.       Lactance.  — Firmicus  Maternus 161 

Chap.  IX.         Saint  Hilaire 1 74 

Chap.  X.  Saint  Ambroise 182 

Chap.  XI.         Saint  Jérôme 211 

Chap.  XII.        RufHn.  —  L'Origénisme. 234 

Chap.  XIII.      Saint  Augustin 241 

Chap.  XIV.      Le  Pélagianisme 286 

Chap.  XV.        Saint  Paulin 294 

Chap.  XVI.      Orose*  —  Salvien 307 


—  412  — 

Pages. 

Chap.  XVII.     La  légende  chrétienne 315 

Chap.  XVIII.  La  Poésie 329 

Chap.  XIX.      Grégoire  le  Grand 337 

Chap.  XX.        Le  christianisme  a-t-il  contribué  à  la 

chute  de  l'empire? 347 

APPENDICE. 

Apulée 355 

La  Littérature  païenne   et  la  Littérature  chrétienne 

au  ine  siècle 384 

De  la  langue  des  écrivains  chrétiens  latins t . . .  403 


Fl^  DE  LA  TAULE  DU  PREMIER  VOLUME. 


Imprimerie  de  Ch.  Lahure  (ancienne  maison  Çrapelel  ) 
rue  de  Vauyirard ,  9  ,  prè*  de  l'Odcon, 


b  )  i 
O. 


WJ'a 


"^r-^ù^^r 


IflBft 


^>^ 


La  Bibliothèque 
Université  diOttawa 
Echéance 


The  Lîbrary 
Unlversîty  of  Ottawa 
Date  Due 


i 


Ma 


^■■1 0  M 
JAMQSaS 


a  3  9  0  0  j 
CHARPENTIER^    JEAN    PIER 

ETUDES    SUR    LES    PERES    D 


U  D'  /  OF  OTTAWA 


COLL  ROW  MODULE  SHELF   BOX  POS    C 
333    06       13        05      14    17    9